RP : Ce colloque est clairement, ces dernières années, la rencontre la plus importante dans le monde francophone (autour de laquelle se sont constitués, de plus, différents collectifs locaux) autour des questions de théorie(s) et de pratique(s) de l’émancipation dans le monde contemporain. Pouvez-vous revenir sur la genèse du projet ?

Certains d’entre nous ont participé aux précédentes éditions du projet, comme intervenants ou comme membres du comité scientifique mais certainement pas l’intégralité d’entre nous. Derrière les colloques interdisciplinaires « Penser l’émancipation », il y a incontestablement l’idée de créer des liens et un réseau de communication entre chercheurs et individus intéressés par ce thème. C’est aussi pour cela que les initiateurs du projet ont tenu à ce que chaque édition se déroule dans une ville différente (et non à lieu fixe), avec une forte autonomie de l’équipe organisatrice, afin de favoriser le brassage d’idées et de personnes. Nous sommes heureux de constater que ces liens s’établissent et se renforcent au fil des éditions.

RP : Ce colloque se tient à Bruxelles, qui est, avec Paris, au cœur de la tourmente actuelle et des renforcements des politiques répressives faisant suite aux attentats commis en France en 2015. Même si ce n’est pas avec la même ampleur que l’état d’urgence actuellement en vigueur en France, la ville a connu fin novembre-début décembre un régime d’état d’exception ponctuel assez inédit dans le pays. Cela a-t-il eu ou va-t-il avoir un impact sur l’organisation et le déroulement de la rencontre ?

L’état d’urgence a durement touché Bruxelles. S’il ne s’est pas accompagné, comme en France, d’un vote parlementaire qui en orchestre la transition, il n’en a pas pour autant eu des conséquences moins spectaculaires. Forte présence militaire dans les rues et régime d’exception sont allés de pair, forçant la ville à vivre au ralenti. Mais il est hors de question que cela affecte l’organisation de l’évènement. Au contraire, il importe plus que jamais de faire vivre la critique sociale, la contestation et la réflexion engagée dans ces circonstances.

RP : Par rapport à 2012 et 2014, la situation politique internationale a beaucoup évolué. Les alternatives politiques « radicales » à l’image de Syriza en Grèce ont montré toutes sortes de limites, le printemps arabe s’est, pour l’instant, refermé, et la crise économique et géopolitique, en Europe notamment et en lien étroit à l’aggravation des interventions impérialistes au Moyen-Orient, continuer d’élargir les fissures sociales et idéologiques antérieures et d’enraciner un climat d’ensemble particulièrement réactionnaire. Cela se reflète naturellement dans le thème retenu. Quelles sont vos attentes ou perspectives pour cette 3ème édition ?

Il s’agit du point de départ de notre réflexion et de la singularité que nous avons voulu conférer à cette édition du colloque. La tendance lourde n’est pas à la réduction des inégalités et pourtant, dans bon nombre de recoins du monde et de la vie sociale, cette tension sociale accrue ne débouche pas sur des solutions émancipatrices mais à chercher plutôt des solutions du côté de la réaction la plus identitaire, la plus autoritaire ou la plus religieuse. Cela appelle à tout le moins une double démarche. Il faut d’une part comprendre ce qui alimente cette demande de solutions réactionnaires, les raisons pour lesquels nombre de personnes se tournent vers le repli nationaliste ou religieux plutôt que vers un engagement solidaire. Et d’autre part, analyser et interroger les luttes émancipatrices actuelles, dans leurs diversités, leurs forces et leurs limites. Nous ne sommes pas naïfs au point de croire qu’un colloque suffise à réinsuffler une flamme contestataire mais si l’évènement pouvait modestement contribuer à partager la réflexion et les expériences, esquisser quelques pistes pour réenchanter la militance, redonner le goût de la lutte sociale et de la critique, nous aurions déjà le sentiment d’avoir apporté notre pierre à l’édifice. C’est aussi pourquoi nous tenons à garder le caractère fondamentalement mixte de la démarche, qui associe à la fois des chercheurs et des militants. Pour permettre que les idées et les pistes circulent et se communiquent d’un milieu à l’autre, qu’il y ait un échange réel entre ces sphères.

RP : Le programme reflète logiquement une grande diversité d’objets, entre luttes ouvrières et mouvements urbains, questions de genre et de race et de religion, art, culture et questions économiques, etc., mais aussi d’approches. Même si la rhétorique post-moderne de la « fin des idéologies » n’a plus cours depuis un certain temps, et si les pensées critiques se sont beaucoup redéveloppées ces derniers temps, la période n’est clairement pas aux « paradigmes » unifiés. Y a-t-il cependant des « tendances lourdes » qui se dessineraient plus particulièrement ? En particulier, quelle place tient le marxisme, ou tiennent les traditions du marxisme, qui sont particulièrement en crise et en recomposition dans le monde francophone, dans le colloque ?

De fait, le colloque est multiple et s’assume comme tel. Nous avons voulu donner la parole à tous les courants qui faisaient de l’émancipation leur boussole politique. Il n’est pas si courant d’avoir des plateformes larges qui permettent de discuter à bâtons rompus à travers les lignes idéologiques. De plus, nous ne décidons bien entendu pas de ce que les intervenants nous soumettent comme proposition. Le programme du colloque est donc le reflet de l’état actuel de la réflexion dans les milieux qui nous sont proches.

La place du marxisme ou des traditions marxistes fait débat comme en témoigne par ailleurs le programme de ce colloque. Si le marxisme reste probablement une grammaire commune à bien des réflexions, et offre un vocabulaire et un cadre commun, son usage par les acteurs est à l’évidence plus critique, irrévérencieux, multiple et pratique. Il s’agit plus d’une boîte à outils désormais que d’un cadre dogmatique. De plus, et cela se reflète dans notre programme, le conflit capital/travail est étroitement connecté aux rapports sociaux de genre et de « race ». Le marxisme est donc interrogé au prisme des spécificités et des articulations de ces diverses logiques de domination ; étant entendu que le colloque n’apportera pas une réponse unique à cette question.

RP : Y a-t-il déjà une édition 2018 en prévision, et/ou d’autres projets (séminaires, rencontres, publications, etc.) ?

Ont été évoqués les projets d’une édition en Tunisie et une autre au Québec… mais pour l’heure nous nous attachons surtout à faire de celle-ci une réussite. Nous vous donnons rendez-vous dans quelques mois pour plus d’informations à ce sujet.

Propos recueillis par Emmanuel Barot

Consulter sur le site officiel le programme complet du colloque, et les résumés des interventions prévues de pas moins de 80 chercheurs et chercheuses

Pour élargir, lire également l’entretien réalisé le 2 novembre avec Sébastien Budgen relatif à l’édition 2015 de la rencontre à Londres organisée par Historical Materialism.