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Tribune Libre - Histoire du féminisme

Domitila Chungara : genre, race, classe face aux mensonges du féminisme institutionnel

Rosa Simone Dans son témoignage intitulé Si on me donne la parole... La vie d’une femme de la mine bolivienne[1], Domitila Chungara, nous raconte ses luttes et celles de la classe ouvrière en Bolivie dans les années 60 et 70, époque marquée par le fléau des dictatures sud-américaines qui mirent en place des systèmes de répression des plus meurtriers contre les ouvriers et tous ceux qui étaient soupçonnés d'être "à gauche".

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Créé à partir d’entretiens avec Moema Viezzer (écrivaine, sociologue et militante féministe brésilienne) mais aussi d’interventions de Domitila dans plusieurs manifestations publiques, ce livre vise non pas à être une analyse historique de la Bolivie ni du mouvement syndical des mineurs de ce pays, mais à être un témoignage personnel de la vie et des luttes d’une femme des mines.

Née en 1937 à Siglo XX (cité minière située dans le département de Potosí en Bolivie), Domitila vécut la plupart de son enfance et jeunesse à Pulacayo (autre cité minière dans le département de Cochabamba). A dix ans, elle n’avait jamais pu aller à l’école en raison des conditions de pauvreté extrêmes de sa famille. Sa mère décédait à cette époque et Domitila se voyait dans l’obligation de prendre soin de ses 4 petites sœurs avec un père devenu alcoolique qui commençait à les battre. Avec d’énormes difficultés, Domitila réussit à s’inscrire à l’école et à finir les études primaires. Victime de violences constantes de la part de son père et de sa belle-mère, Domitila finit par trouver un moyen pour s’échapper. Elle se maria et partit vivre à Siglo XX avec son mari.Avec 7 enfants à charge, Domitila vivait dans un deux-pièces avec sa famille et devait s’occuper des tâches ménagères, de l’éducation de ses enfants et de faire des longues queues à la pulpería pour obtenir les produits de première nécessité.

En 1961, un conflit opposa la Comibol (Corporation minière de la Bolivie), société nationalisée en 1952, et les mineurs de Siglo XX sur la question des salaires. Les mineurs qui manifestèrent furent emprisonnés. C’est alors que leurs épouses organisèrent une grève de la faim afin qu’ils soient libérés, avec succès. C’est à partir de cet événement que s’est organisé le « Comité des ménagères », dont le modèle se répandit dans d’autres cités minières, et rejoint en 1963 par Domitila.

Nommée secrétaire générale de cette organisation en 1965, Domitila entrait au premier plan des luttes du Comité qui se firent surtout en soutien des mineurs qui subissaient les répressions les plus féroces de la part du gouvernement. En effet, depuis 1964 la Bolivie était un pays sous la dictature du Général Barrientos qui mit en place une répression sans trêve contre les ouvriers et surtout contre les mineurs. Les cités minières furent militarisées et les mineurs massacrés. Domitila elle même fut emprisonnée à deux reprises, et sous les coups de la torture, enceinte, elle perdit son bébé à l’une de ces occasions.

Une femme aux Nations Unies... comme toutes les autres femmes ?

En 1974, Domitila fut repérée par une cinéaste brésilienne et cette rencontre lui permit de participer à l’Année Internationale de la Femme organisée à Mexico par les Nations Unies.

Voici, racontée par Domitila, sa participation à cet événement2 :

Lorsque j’étais sur le point de monter dans l’avion, une dame du Ministère de l’Intérieur se présenta. Je l’avais vu là-bas plusieurs fois, toujours agrippée à ses papiers.

Elle s’approcha de moi et me dit :

- « Ah madame ! Alors, vous avez réussi à avoir votre laissez passer ? Comme je suis contente ! Vous le méritez bien. Je vous félicite ! Comme j’aimerais me glisser dans vos chaussures pour connaître le Mexique ! Je vous félicite, vraiment ! »

Mais ensuite, elle continua à parler d’un air bien mystérieux :

- « Seulement, madame, que vous réussissiez à revenir dans le pays dépend beaucoup de ce que vous allez dire là bas. Alors, il ne s’agit pas de dire n’importe quoi… vous devez bien y réfléchir. Vous devez surtout penser à vos enfants qui restent ici. C’est un conseil que je vous donne. Bonne chance. » (…)

Une fois arrivée là-bas, chacune se présentait au micro et disait : « Je suis diplômée, je représente telle organisation, etc… » Et bla, bla, bla, elle faisait son intervention. « Je suis enseignante », « Je suis avocate », « Je suis journaliste », disait une autre, et bla, bla, bla, elle commençait à donner son avis. Alors moi je me disais : « Iciil y a des femmes diplômées, des avocates, des enseignantes, des journalistes qui vont parler. Et moi… comment je vais faire pour y aller ? »

Et je me sentais un peu complexée, apeurée. Je ne me décidais même pas à parler. Lorsque je me suis retrouvée pour la première fois au micro face à tant de diplômes, je me suis présentée comme une Cendrillon et j’ai dit : « Bon, moi je suis la femme d’un travailleur de mines en Bolivie ». Avec encore une de ces frousses, vous voyez ?

Ceci m’amena à avoir une discussion avec Betty Friedman, la grande dirigeante féministe des Etats-Unis. Elle et son groupe avaient proposé quelques corrections au « Plan mondial d’action ». Mais il s’agissait surtout de propositions féministes et nous n’étions pas d’accord avec celles-ci car elles n’abordaient pas des problèmes qui sont fondamentaux pour nous, les Latino-américaines. Friedman nous invita à la suivre. Elle nous demanda de laisser de côté notre « activité belliqueuse » ; elle dit que nous étions « manipulées par les hommes », qu’on pensait « seulement en termes politiques » et même que certaines d’entre nous ignoraient complètement les questions féminines, « comme c’est le cas de la délégation bolivienne, par exemple » dit-elle.

Alors je demandai la parole. Mais elle ne me fut pas accordée. Alors je me levai et dis :

- « Pardonnez moi si je fais de cette tribune un marché. Mais j’ai été mentionnée et je dois me défendre. J’ai été invitée à la Tribune pour parler des droits de la femme et dans l’invitation qui m’a été envoyée se trouvait aussi le document approuvé par les Nations Unies, sa Charte de Fondation, où l’on reconnaît à la femme le droit de participer, de s’organiser. La Bolivie a été l’un des pays signataires de cette Charte mais dans la réalité elle ne s’applique qu’à la bourgeoisie. »

Et je continuai à exposer comme ça mes arguments. Alors, une femme qui était la présidente d’une délégation mexicaine, s’approcha de moi. Elle voulait me faire comprendre à sa manière la devise de la Tribune de l’Année Internationale de la Femme, qui était « égalité, développement et paix ». Et elle me dit :

- « Nous parlons de nous, Madame… Nous sommes des femmes. Ecoutez, madame, oubliez la souffrance de votre peuple. Juste pendant un petit moment, oubliez les massacres. On vous a déjà beaucoup écouté. Parlons de nous… de vous et de moi… de la femme, enfin.

Alors je lui dis :

- « Très bien, parlons de nous deux. Mais, si vous me permettez, c’est moi qui vais commencer. Madame, cela fait une semaine que je vous connais. Chaque matin vous arrivez avec une robe différente ; moi non. Chaque jour vous venez bien maquillée et coiffée comme quelqu’un qui a le temps d’aller chez un coiffeur très élégant et peut dépenser de l’argent pour ça ; moi non. Je vois que chaque après midi vous avez un chauffeur dans une voiture qui vous attend à la sortie de ce bâtiment pour vous ramener chez vous ; moi non. Et pour vous présenter ici telle que vous vous présentez, je suis sûre que vous vivez dans une maison très élégante, dans un quartier également bien élégant, n’est-ce pas ? Et pourtant nous, les femmes des mineurs, nous avons qu’un petit logement qu’on nous prête et que nous devons rendre sous 90 jours lorsque notre mari meurt, tombe malade ou est renvoyé de l’entreprise, et alors nous sommes à la rue.

Maintenant, madame, dites-moi : est-ce que vous avez quelque chose qui soit semblable à ma situation ? Est-ce que j’ai quelque chose qui soit semblable à votre situation ? Alors, de quelle égalité entre nous allons-nous parler ? Alors que vous et moi nous ne nous ressemblons pas, alors que vous et moi sommes aussi différentes ? Nous ne pouvons pas être égales en ce moment, même en tant que femmes, vous ne croyez pas ? »

Mais à ce moment-là une autre mexicaine descendit et me dit :

- « Mais écoutez à la fin, qu’est-ce que vous voulez ? Elle c’est la dirigeante d’une délégation mexicaine et elle a la préférence. De plus, nous avons été très indulgentes avec vous, on vous a entendue à la radio, à la télévision, dans la presse, à la Tribune. J’en ai assez de vous applaudir. »

« Vous pouvez garder vos applaudissements pour vous car j’ai reçu les plus beaux applaudissements de ma vie, et ils venaient des mains calleuses des mineurs »

Ce qu’elle avait dit me mit très en colère car j’avais l’impression que les problèmes que je présentais ne servaient qu’à me faire devenir un personnage de théâtre qu’il fallait applaudir. Je me sentais aussi mal que si on m’avait traitée de clown.

- « Ecoutez, madame –lui dis-je – qui vous a demandé d’applaudir ? Si les problèmes pouvaient être résolus grâce à ça, j’aurais beaucoup de mains pour applaudir et je ne serais pas venue de Bolivie jusqu’au Mexique, en laissant mes enfants, pour parler ici de nos problèmes. Vous pouvez garder vos applaudissements pour vous car j’ai reçu les plus beaux applaudissements de ma vie, et ils venaient des mains calleuses des mineurs. »

Et nous avons eu ensuite une grosse altercation.

Elles finirent par me dire :

- « Puisque vous vous prenez pour quelqu’un de si important, montez donc à la Tribune. »

Je montai et je parlai. Je leur fis voir qu’elles ne vivent pas dans le monde qui est le nôtre. Je leur fis voir qu’en Bolivie les droits humains ne sont pas respectés et que s’applique ce que nous appelons « la loi de l’entonnoir », large pour certains, étroit pour d’autres. Que les dames qui se réunissent pour jouer à la canasta et applaudissent le gouvernement bénéficient de toutes ses garanties, de tout son soutien. Mais les femmes comme nous, femmes au foyer, qui nous organisons pour hisser nos peuples vers le haut, nous sommes rouées de coups, persécutées. Toutes ces choses-là, elles ne les voyaient pas. Elles ne voyaient pas la souffrance de mon peuple… Elles ne voyaient pas que nos compagnons sont en train de cracher leurs poumons, morceau par morceau, dans des mares de sang… Elles ne voyaient pas que nos enfants sont atteints de dénutrition. Et bien sûr elles ne savaient pas, comme nous, ce que c’est que de se lever à 4 heures du matin et d’aller se coucher à 11 heures ou à minuit, tout ça pour faire ce qu’il y a à faire à la maison, à cause du manque de moyens que nous avons.

- « Mais vous, qu’est-ce que vous savez vous de tout ça ? Alors pour vous la solution c’est de se battre contre l’homme. Et c’est tout. Mais pour nous la solution principale n’est pas là. » Lorsque j’ai fini de dire tout ça, motivée surtout par la colère que j’avais, je descendis de la Tribune. Et beaucoup de femmes me suivirent, et en sortant du salon, plusieurs d’entre elles étaient contentes et me dirent que je devais retourner à la Tribune et y représenter les femmes latino-américaines.

Une autre chose qui m’a pas mal servie à la Tribune, ça a été le fait de rencontrer des camarades d’autres pays, particulièrement des Boliviennes, des Argentines, des Uruguayennes, des Chiliennes, qui avaient été dans des situations semblables à la mienne de captivité, de prison, et tous ces problèmes. J’ai beaucoup appris d’elles.

Je pense que j’ai accompli la mission que m’avaient confiée mes camarades, hommes et femmes, de « Siglo XX ». A la Tribune nous avons été avec beaucoup d’autres femmes du monde et nous avons fait en sorte que le monde entier représenté là-bas s’occupe de notre pays.

Ca a aussi été une grande expérience de me trouver en compagnie de tant de femmes et de me rendre compte que ceux qui sont en lutte pour libérer leurs peuples opprimés sont si nombreux. Je crois qu’il était aussi important pour moi de constater une fois de plus – et à cette fois-là en étant au contact de plus de 5000 femmes provenant de tous les pays – que les intérêts de la bourgeoisie ne sont pas vraiment nos intérêts à nous. »

Le témoignage de Domitila Chungara sur sa participation à l’Année Internationale de la Femme est très parlant par rapport à la nécessité de penser le féminisme et l’émancipation des femmes, non seulement sous une perspective de genre, mais aussi de classe et de race. Si les féministes mexicaines et états-uniennes réunies à cette occasion entendaient faire comprendre à Domitila qu’il s’agissait de trouver des intérêts communs à toutes les femmes, Domitila, leur fit bien comprendre que penser « la femme » sans prendre en compte les conditions de vie matérielles et donc les différences de classe des femmes était une grande illusion. Dans ce sens, le témoignage de Domitila illustre à quel point la libération des femmes est fondamentalement liée à la libération économique, sociale et politique des classes travailleuses de la société. Le féminisme, ne peut pas se couper d’une réflexion sur l’intersection entre les différentes formes d’oppression et doit prendre en compte les conditions de vie des femmes travailleuses ainsi que leurs identités raciales, s’il veut être véritablement émancipateur. Un grand merci à Domitila pour nous le faire comprendre.


[1] Si on me donne la parole... La vie d’une femme de la mine bolivienne, Témoignage recueilli par Moema Viezzer - traduit de l’espagnol par Louis Constant, ed. François Maspero, Actes et Mémoires du Peuple, 1981.


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