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Palestine

États-Unis : la menace d’une invasion de Rafah aiguise les contradictions du camp démocrate

Alors que la possible invasion de Rafah stimule le mouvement contre le génocide à Gaza aux Etats-Unis et plonge l’état-major démocrate dans une crise profonde, elle menace également les positions étatsuniennes au Moyen-Orient.

Enzo Tresso

9 mai

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États-Unis : la menace d'une invasion de Rafah aiguise les contradictions du camp démocrate

Crédits photo : Gage Skidmore - Creative Commons

Alors qu’Israël menace d’envahir Rafah, le gouvernement Biden doit faire face à des mobilisations massives en soutien à la Palestine à l’intérieur des frontières des Etats-Unis et en voie d’extension dans le contexte d’une campagne de répression et de criminalisation. D’autre part, l’aventurisme de Netanyahou l’expose au risque d’une dislocation partielle de l’architecture stratégique de l’impérialisme états-unien au Moyen-Orient.

Biden aux abois à l’orée des présidentielles

Alors que l’invasion de Rafah a ruiné le capital diplomatique des Etats-Unis et donné un nouvel élan aux mobilisations en soutien à la Palestine, la répression violente des étudiants est le seul recours de l’impérialisme étatsunien fragilisé qui ne peut pas imaginer une seule seconde rompre ses liens avec sa position avancée au Proche-Orient. Comme le souligne Jimena Vergara, dans un article de Left Voice, « le mouvement pour la Palestine remet en question un aspect crucial du système bipartisan : l’alliance inconditionnelle avec l’Etat d’Israël. Dans le passé, les Démocrates ont été capables d’instrumentaliser de grands mouvements sociaux, comme le mouvement colossal pour les droits civils ou le mouvement Black Lives Matter, plus récemment. Mais parce que le régime est, de manière bipartisane, sioniste jusqu’à la moelle, le mouvement actuel pose au parti Démocrate un défi majeur » [1].

Depuis le début du mouvement, Joe Biden tente de criminaliser les étudiants mobilisés en entretenant l’assimilation infâmante entre antisionisme et antisémitisme. Dans une première prise de parole timide, jeudi 2 mai, Biden a ainsi affirmé « qu’il y avait le droit de protester, d’une part, mais pas celui de causer le chaos » avant de dénoncer l’antisémitisme présumé des manifestants à Columbia : « Les gens ont le droit de faire des études, d’obtenir leurs diplômes et de traverser les campus en sécurité sans craindre d’être attaquée. L’antisémitisme n’a pas sa place aux Etats-Unis ». Lors des cérémonies en mémoire de l’Holocauste, mardi 7 mai, le président a instrumentalisé la commémoration du plus grand massacre organisé de l’histoire de l’humanité pour relancer les attaques contre les étudiants mobilisés et les manifestants solidaires de la cause palestinienne .

« Je comprends que des gens aient de fortes opinions et des convictions profondes au sujet du monde. Mais il n’y a pas de place sur aucun campus aux Etats-Unis, pour l’antisémitisme ou des discours de haine ou des menaces de violence de quelque sorte que ce soit ». Réaffirmant son soutien inconditionnel à l’Etat colonial – « mon engagement pour le droit d’Israël à exister comme un Etat juif indépendant est d’acier même lorsque nous sommes en désaccord » –, le président a regretté que les manifestants aient « oublié les attaques du 7 octobre » : « Nous sommes ici, non pas 75 ans après, mais seulement sept mois et demi et les gens oublient déjà. Je n’ai pas oublié, pas plus que vous. Et nous n’oublierons pas ».

Criminalisant l’opposition politique au génocide, la chambre des députés étatsunienne a ainsi voté, le 5 mai, une loi intégrant la critique de l’Etat d’Israël dans la définition légale de l’antisémitisme qui doit encore être approuvée au Sénat. Désormais « affirmer que la construction de l’Etat d’Israël est une entreprise raciste » et « tracer des comparaisons entre la politique Israël contemporaine et celle des nazis » seront considérés comme des délits antisémites. Alors que la plupart des théologies judaïques considèrent le sionisme comme une hérésie et que la plupart des mouvements politiques juifs du siècle dernier ont été viscéralement antisionistes, les députés étatsuniens intègrent dans le droit une définition si large de l’antisémitisme que des citoyens juifs, exprimant des désaccords politiques avec le gouvernement de Netanyahou, pourraient être accusés d’antisémitisme.

La répression de masse du mouvement ne peut ainsi se solder, pour Biden, que par la désertion accrue d’une partie considérable de son électorat dont les critiques cosmétiques qu’il adresse au gouvernement de Netanyahou ne peuvent plus enrayer l’érosion. Si Biden fait le pari que la ligne dure qu’il a adopté au sujet du mouvement propalestinien lui permettra de conserver la frange sioniste de son électorat, la rhétorique qu’il utilise offre cependant aux Républicains une opportunité non négligeable de le siphonner. En condamnant l’antisémitisme, selon lui, massif qui gangrènerait les mobilisations, Biden offre aux Républicains l’opportunité de dénoncer son manque de fermeté. À cet égard, les attaques de Trump contre le mouvement étudiant ont été nettement plus violentes. Le 24 avril, il accusait les manifestants d’être « remplis d’une haine absolue » et dénonçait des « émeutiers » partisans du désordre. Cette semaine, l’ancien président candidat à sa réélection s’est « réjoui des arrestations » (« a beautiful thing to watch ») et a accusé les manifestants d’être des « agitateurs payés, des agitateurs professionnels », ajoutant, dans une veine complotiste, « que quelqu’un au-dessus les paye ou qu’un groupe les finance ». Lors d’un discours dans le Michigan, le 1er mai, il a décrit les étudiants comme des « fous furieux » et a appelé les présidents d’universités « à démanteler les campements immédiatement » et à « vaincre les radicaux pour reprendre contrôle des campus pour les étudiants normaux ».

Dans cette situation, le gouvernement Biden est extrêmement affaibli. S’il tente de tenir une ligne intermédiaire entre les vociférations de Trump, en se présentant comme le gardien du juste milieu et de « la liberté d’expression » des étudiants qu’il réprime pourtant sans vergogne, la criminalisation du mouvement pro-palestinien permet aux Républicains de dénoncer une réponse insuffisamment forte et participe d’un phénomène de droitisation de la société américaine. Comme l’explique à nouveau Jimena Vergara, « une autre différence avec les mobilisations contre la guerre du Vietnam tient au danger que Donald Trump ne remporte la présidentielle dans le contexte d’une politisation importante et d’une polarisation de la société. Trump pourrait bien réussir sa tentative de s’emparer de la base sioniste de l’électorat du Parti Démocrate, en faisant valoir que Biden n’a pas été assez dur avec le mouvement propalestinien ».

La prise de Rafah menace l’équilibre de la stratégie impérialiste au Moyen-Orient

Si les opérations que Tsahal a menées à Rafah, dans la nuit de lundi à mardi, portent à incandescence les contradictions internes des Etats-Unis, elles menacent également les positions impérialistes au Moyen-Orient. À prendre Rafah, Israël court en effet le risque de se rendre infréquentable sur la scène internationale, compliquant la stratégie de la diplomatie étatsunienne. Alors que les institutions internationales s’inquiètent des prémisses de l’invasion potentielle de la ville, de la diplomatie européenne en passant par le communiqué commun signé par Emmanuel Macron et Xi Jinping, lors de sa visite à Paris, les Etats-Unis craignent que la prise de Rafah ne menace leurs positions au Moyen-Orient. L’invasion pourrait susciter la réaction de l’Iran et des composantes du dit « Axe de la Résistance » qui ont instrumentalisé le conflit à Gaza pour consolider leurs positions dans la région, mais elle pourrait également entraver partiellement le processus de normalisation des relations diplomatiques entre les bourgeoisies arabes et l’Etat d’Israël.

Après les attaques iraniennes du 13 avril, les Etats-Unis étaient en effet parvenus à construire une coalition large, réunissant la Jordanie, les Émirats-Arabes Unis et l’Arabie Saoudite, pour intercepter les projectiles iraniens. Si la Jordanie ne vit que des subventions étatsuniennes dont elle ne peut espérer bénéficier qu’en remplissant sa fonction de contention/répression des réfugiés palestiniens et des victimes du nettoyage ethnique progressif de la Palestine, l’Arabie Saoudite est un allié plus rétif des Etats-Unis. La monarchie réactionnaire saoudienne conditionne en effet la reconnaissance de l’Etat d’Israël à une assistance étatsunienne étendue et rêve de bénéficier du « parapluie défensif » que les Etats-Unis ont mis en place pour défendre Israël. L’invasion de Rafah pourrait saper le processus de normalisation qui a repris ces dernières semaines et ruiner les résultats acquis par la diplomatie étatsunienne après l’attaque iranienne. Alors que les Etats-Unis veulent faire de l’Arabie Saoudite une « Israël arabe » et mettent leurs espoirs dans le processus de normalisation, l’attaque de Rafah pourrait réveiller les sentiments pro-palestiniens des classes populaires des monarchies du Golfe dont l’industrialisation accélérée des dernières années a renforcé la position stratégique et l’influence dans l’appareil productif énergétique et pétrolier, ainsi que dans les secteurs de la construction [2].

D’autre part, l’invasion de Rafah pourrait également saper les plans israélo-arabes de gouvernance de l’enclave de Gaza. Tandis que l’Egypte et les Emirats-Arabes devaient, selon certaines propositions de la diplomatie étatsunienne, jouer un rôle dans la gestion humanitaire à Gaza, les Etats-Unis espéraient confier la reconstruction de l’enclave à une coalition plus large en la missionnant également de la gouverner. Dans ces coordonnées, l’invasion de Rafah et la concrétisation explicite des desseins coloniales de l’extrême-droite israélienne saperaient les fondements d’une coopération élargie entre Israël et les Etats arabes voisins et disloqueraient partiellement l’architecture stratégique des positions étatsuniennes dans la région [3].

Une situation intérieure intenable qui s’externalise

Dans le contexte d’une crise de l’état-major démocrate qui provoque un déplacement vers la droite du centre de gravité du champ politique étatsunien et d’une instabilité croissante des positions étatsuniennes au Moyen-Orient, Biden tente de faire pression sur Israël pour limiter l’expansion génocidaire de l’offensive israélienne à Gaza et empêcher l’invasion de Rafah. Si la diplomatie étatsunienne pouvait se contenter de l’invasion du dernier refuge de la population gazaouie après la riposte modérée d’Israël contre l’attaque iranienne du 13 avril, l’émergence du mouvement étudiant en solidarité avec la Palestine a modifié les coordonnées de la situation et exerce une pression significative sur l’état-major démocrate dont le naufrage électoral est annoncé. Dans ces conditions, Biden mobilise tous les leviers à sa disposition pour faire pression sur le gouvernement de Benjamin Netanyahou pour a minima limiter le domaine d’intervention de Tsahal à Rafah et, a fortiori, décourager Israël de poursuivre ses opérations.

L’administration Biden a ainsi annoncé, mardi matin, qu’elle suspendait la livraison de certains types de munitions à Israël, notamment les obus pénétrants dont elle juge qu’ils pourraient être utilisés sur des cibles civiles lors des opérations à venir à Rafah, sachant pertinemment qu’ils l’ont été lors de précédents bombardements. Pour accentuer la pression sur Israël, Joe Biden a formulé de manière plus claire son ultimatum, à l’occasion d’une interview donnée à CNN, le soir même, pendant laquelle il a indiqué, plus clairement qu’il ne l’avait jamais fait, que les Etats-Unis n’enverraient aucune arme qui pourrait servir à Rafah : « Des civils ont été tués à Gaza à cause de ces bombes et de la stratégie qu’ils ont choisie pour prendre les centres d’habitation. J’ai fait clairement comprendre que s’ils entrent dans Rafah – ils ne sont pas encore entrés dans Rafah –, je suspendrai les livraisons des armes qu’ils ont utilisées par le passé pour s’occuper des villes ». Le président a également indiqué qu’il n’entendait pas suspendre l’acheminement des équipements défensifs, comme les systèmes anti-missiles utilisés par le dôme de fer. Durant l’interview, le président a ainsi déclaré que l’invasion de Rafah et l’entrée des troupes dans la ville constituaient une « ligne rouge ».

Alors que les Etats-Unis tentent de faire pression sur Israël en menaçant de cesser d’alimenter la machine de guerre de Tsahal, le président tente de renforcer sa pression diplomatique en donnant des gages de son soutien inconditionnel pour crédibiliser son pouvoir d’influence. Alors que la Cour Pénale Internationale pourrait émettre des mandats d’arrêts internationaux contre Benjamin Netanyahou, Yoav Gallant, ministre de la défense, et Herzi Halevi, chef d’état-major de Tsahal, les Etats-Unis ont initié une campagne d’intimidation des administrateurs de l’institution pour la décourager de prononcer son verdict. La semaine dernière, le média Axios rapportait ainsi que des sénateurs démocrates et républicains se seraient entretenus avec des administrateurs de la CIP pour les dissuader d’émettre des mandats d’arrêts. Les États-Unis auraient menacé de sanctionner des fonctionnaires de la CIP, et de considérer un verdict défavorable comme une attaque contre Israël et la souveraineté des États-Unis. En contrepartie de la suspension des inculpations potentielles, les Etats-Unis pourraient espérer de Netanyahou qu’il limite autant que possible les opérations de Tsahal à Rafah.

Si cette stratégie diplomatique se heurte aux contradictions internes de la politique du gouvernement israélien et à la position extrêmement précaire du premier ministre, menacé par la droite, par le retrait des partis sionistes d’extrême-droite de la coalition gouvernementale, et, par la gauche, par les manifestations ambiguës des familles des otages, elle témoigne de la fragilité du gouvernement Biden et de l’ampleur de la crise ouverte par le 7 octobre pour l’impérialisme étasunien dont l’hégémonie est en difficulté et subit la contestation semi-coordonnée de la part de certaines puissances montantes, comme la Chine, notamment.


[1Jimena Vergara, « The Student Revolt for Palestine », Left Voice, 6 mai 2024. Traduction publiée sur Révolution Permanente, lire ici.

[2Adam Hanieh, « Khaleeji-Capital : Class-Formation and Regional Integration in the Middle-East Gulf », Historical Materialism, 20 mai 2010, vol. 18, no 2, p. 35 76.

[3Richard Beck, « Bidenism Abroad », New Left Review, n. 146, March/April 2024



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