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Analyse

« Projet stratégique de défense européenne » : l’UE propose un plan de militarisation coordonné

Dans un document stratégique, l’UE assume un plan de militarisation coordonné inédit. Si le projet est ambitieux, il est miné par des contradictions profondes. Il n’en contribue pas moins à la militarisation en ordre dispersé des Etats membres et justifie de nouvelles politiques austéritaires.

Enzo Tresso

9 avril

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« Projet stratégique de défense européenne » : l'UE propose un plan de militarisation coordonné

Crédits Photo : Service Presse de l’Élysée.

Le Haut représentant de l’Union aux affaires étrangères a récemment publié un document programmatique aussi ambitieux que contradictoire. Dressant un bilan général de l’état du marché militaire européen, il milite pour l’élaboration de la première stratégie commune de développement industriel dans l’histoire de l’Union, fondée sur la collaboration des différents Etats membres et la planification de la production à l’échelle européenne : « Cette stratégie entreprend d’améliorer et de stimuler l’effort d’investissement, commun et européen, des pays membres. La disponibilité renforcée des produits et des systèmes de défense devrait être assurée en améliorant l’efficacité et la capacité de réponse de la Base Européenne de Défense Technologique et Industrielle (EDTIB), soutenue par une sécurité d’approvisionnement renforcée. Il est également important de développer les moyens financiers qui soutiennent la réactivité de l’industrie de défense européenne. En outre, une culture de la réactivité défensive devra être massifiée au travers de l’ensemble des politiques européennes » [1].

Militant pour une stratégie européenne de défense, le plan appelle les pays membres à augmenter leurs investissements militaires, au service d’un programme de planification générale de l’ensemble de la production. Développant une stratégie belliciste agressive, au service de l’industrie militaire, la Commission européenne cherche à initier une militarisation coordonnée d’échelle continentale, en fixant de premiers objectifs pour une « défense européenne intégrée », minée cependant par des contradictions profondes.

Confronté à un conflit des souverainetés, le plan de la commission, présenté en grande pompe début mars par Joseph Borrell et Ursula von der Leyen, maintient les mêmes ambitions budgétaires que les précédentes initiatives : les dépenses de défense demeurent la prérogative des Etats. Si les dépenses militaires nationales connaissent une forte augmentation depuis le début de la guerre en Ukraine, l’enveloppe prévue par la Commission pour les investissements européens est presque insignifiante par rapport aux budgets individuels des Etats. En outre, les réglementations néolibérales limitent les velléités planificatrices des dirigeants européens : l’hyper-concurrence, au cœur de la régulation économique de l’UE, interdit toute planification cohérente et entrave la coopération des industries à l’échelle internationale tandis que la doxa austéritaire et le contrôle des dettes souveraines conditionnent l’augmentation des budgets à de nouvelles réductions des dépenses publiques. Si l’Europe de la défense n’est pas pour demain, l’idéologie belliciste des dirigeants européens stimule, à court terme, la militarisation en ordre dispersé des Etats et donne aux bourgeoisies européennes de nouveaux outils pour approfondir leur offensive austéritaire contre le monde du travail et les classes populaires.

Un tournant militariste volontariste : le projet de la planification stratégique

Critiquant l’irrationalité des investissements militaires des pays membres, le document constate que les dépenses militaires européennes ont augmenté tout en bénéficiant à des pays non-membres. Alors que les achats militaires des pays de l’UE s’élevaient à 240 milliards d’euros en 2022, 78% des acquisitions militaires, entre le début de la guerre en Ukraine et juin 2023, ont été faites en dehors de l’Union, dont 63% aux Etats-Unis (p. 3-4.). Alors qu’entre 2017 et 2023, le marché européen de la défense a connu une croissance de 64%, les échanges commerciaux entre les pays membres ont peu augmenté et « représentent seulement 15% de la valeur total du marché européen » (p. 14). Enfin, 80% des investissements militaires des pays européens ont bénéficié à des fournisseurs non-européens (p. 15). Militant pour un « protectionnisme européen », le document émet le souhait que 60% des équipements de défense achetés par les Etats membres soit à terme de facture européenne : « Les Etats sont invités à accomplir des progrès continus pour qu’au moins 50% de leur investissements de défense soient effectués au sein de l’UE à l’horizon 2030, 60% à l’horizon 2035 » (p. 15).

Alors que les chaînes de valeur globales ont été fragilisées, le rapport fixe des objectifs déterminés pour limiter « les dépendances externes excessives » (p. 7). Il s’agit ainsi pour l’UE de se doter d’une industrie capable de passer, « quand cela est nécessaire, à un modèle économique de guerre ». Le plan se fixe ainsi pour tâche de massifier la production afin d’éviter la pénurie de matériel militaire (p. 13) et d’empêcher que les exportations commerciales ne nuisent aux capacités militaires des Etats membres : « Afin de parvenir à ces objectifs, l’Union a besoin de maximiser les bénéfices de la compétition, de la coopération et de la consolidation. Du même coup, la compatibilité de la EDTIB et sa capacité d’exportation doivent être préservées tout en assurant, nonobstant, que les Etats membres puissent se reposer complètement sur leur industrie de défense pour satisfaire leurs besoins, quand cela est nécessaire et dans des proportions adéquates, quand la sécurité des citoyens de l’Union est en jeu » (p. 7).

Pour ce faire, le plan prévoit la création d’un « Conseil de préparation de l’industrie de défense » qui aura pour tâche de soutenir « la coordination et l’harmonisation des plans de production des États membres et de fournir des conseils stratégiques afin d’ajuster la demande et l’offre » (p. 8). En outre, l’Union se dotera d’un « Groupe européen de l’industrie de défense » qui sera « l’interlocuteur privilégié du Conseil dans ses discussions avec les industriels » (p. 8-9). Nouant des liens forts avec les industries de l’armement, dont l’influence est déjà importante grâce au lobbying intensif dans les institutions européennes [2], le plan se donne ainsi pour objectif d’harmoniser l’ensemble de la production militaire européenne en proposant un plan de développement général qui tiendra compte des spécificités industrielles de chaque pays. Parmi les objectifs privilégiés, le document fixe, à l’horizon 2035, l’élaboration d’une défense européenne aérienne intégrée, d’une force de protection spatiale, d’un réseau de cyber-protection et d’atouts stratégiques pour la défense maritime et sous-maritime (p. 9). Afin de garantir « l’interopérabilité et l’interchangeabilité des équipements dans n’importe quelle coalition », un « procès d’harmonisation » (p. 11) de l’équipement militaire sera initié.

Un tel projet sera coûteux. Le document donne ainsi aux Etats des objectifs budgétaires ambitieux. Déplorant le manque d’investissement des Etats membres, il martèle l’objectif collectif, fixé en 2006, que 2% du PIB de chaque pays soit consacré à la défense : « Si tous les Etats membres avaient consacré 2% de leur PIB à la défense, dont 20% à l’investissement, cela aurait permi d’apporter 1100 milliards d’euros supplémentaires à la défense européenne, dont 270 milliards pour l’investissement » (p. 3).

Le 3 avril, les ministres de la défense polonais, français et allemand reprenaient les éléments stratégiques du rapport et demandaient, dans une tribune publiée sur Politico, une augmentation massive des budgets militaires européens : « La solidité du lien transatlantique demeure le fondement de notre sécurité et, nous, Européens nous devons répondre à certaines difficultés qui sont devenues douloureusement évidentes durant les derniers mois et les dernières années : manque de ressources, réactivité de nos forces, capacités de production, logistique, standardisation et compatibilité des équipements. […] Tout d’abord, consacrer au moins de 2% de notre PIB à la défense est une précondition nécessaire et la fondation sur laquelle nous construirons notre défense collective. Nos trois pays ont atteint cet objectif cette année, mais ces chiffres ne sont qu’un point de départ ».

Vers une hausse des budgets militaires nationaux

Ce dimanche 7 avril, Ursula von der Leyen, qui fait campagne pour un second mandat, tenait un discours semblable à Athènes, à l’occasion du 15ème congrès du parti de droite pro-européen Nouvelle Démocratie : diabolisant la Russie, « qui ne cherche pas seulement à effacer l’Ukraine de la surface de la terre » mais conduit également des « attaques hybrides contre l’Europe », la présidente de la Commission européenne entend « défendre la prospérité et la sécurité de l’Europe ». Pendant son discours, von der Leyen a fait du projet de réarmement européen l’élément central de sa politique et mis l’accent sur la nécessité d’« accroître les dépenses de défense européenne ». Elle a profité de son voyage à Athènes pour louer « le soutien inestimable » de Kyriakos Mitsotakis dont les politiques budgétaires « montrent la voie », la Grèce allouant aux dépenses militaires un budget qui dépasse les 2% de son PIB.

L’augmentation des dépenses militaires est également à l’ordre du jour dans les pays proches de l’Union, comme la Norvège dont le gouvernement a annoncé, vendredi 5 avril, un plan de réarmement massif sur douze ans. Si la Norvège a rejeté à deux reprises l’adhésion à l’Union, en 1972 et en 1974, elle appartient à l’espace économique européen et à l’espace Schengen, participe aux missions de la Politique de Sécurité et de Défense Commune (PSDC) et contribue financièrement à certains budgets européens. Doublant à terme son budget militaire annuel, le gouvernement norvégien a soumis au parlement un projet de loi prévoyant une augmentation son budget de défense de 60 milliards de dollars sur douze ans : « Assurer la sécurité du peuple norvégien est la tâche fondamentale du gouvernement. Nous avons besoin de forces militaires qui satisfassent cet objectif dans le contexte d’un environnement d’insécurité. Ce plan représente une augmentation historique des dépenses militaires et inclut un renforcement significatif de toutes les branches de nos forces armées ».

Souhaitant approfondir la coordination entre les Etats et les industries de l’armement, dans le cadre de son projet de planification, le plan accorde aux industriels un rôle décisionnaire important et s’aligne sur leurs revendications comme en témoigne les multiples appels du secteur militaro-industriel à augmenter les budgets de l’armement. Dans une interview donné au Financial Times, Armin Papperger, dirigeant du plus gros producteur d’armement allemand, Rheinmetall, appelait ainsi les dirigeants européens à construire une stratégie d’ensemble permettant de dépasser « la fragmentation industrielle » des industries d’armement, et à unifier les « chaines d’approvisionnement des pays individuels » et les « budgets nationaux », militant pour la construction de « grosses industries » en Europe pour pallier le retrait étatsunien. De son côté, Guillaume Faury, président du groupe Airbus, appelait dans les pages du Monde à accélérer le rythme de la coopération : « Nous sommes clairement entrés dans un nouveau cycle, où beaucoup de choses ont commencé à changer. Les budgets de défense, qui avaient baissé durant quarante ans, se redressent, même si l’équation budgétaire est plus difficile à résoudre en sortie de crise sanitaire. La défense retrouve la place qu’elle aurait dû garder pour offrir des garanties de souveraineté, d’indépendance et de prospérité ».

Un projet stratégique miné par la contradiction des souveraineté

En dépit de son volontarisme, les propositions du rapport stratégique se confrontent à d’importantes contradictions. Le projet stratégique de défense butte, tout d’abord, sur le vieux conflit des souverainetés qui a toujours miné le projet européen. Si le rapport demande aux États membres d’augmenter leurs budgets militaires, il reconduit un budget européen unifié ridiculement petit d’un peu plus d’un milliard d’euros, ce qui permettrait l’Union d’acquérir quelques obus mais certainement pas d’initier une planification industrielle d’échelle régionale.

Dans un document complémentaire, d’une centaine de pages, qui liste les propositions concrètes avancées par la Commission, les mesures budgétaires apparaissent nettement moins ambitieuses que les propositions faites lors de l’élaboration du projet, en 2023 [3]. Thierry Breton, commissaire au marché intérieur, demandait alors un budget européen commun de 100 milliards : « Si nous sommes sérieux et que les Etats membres pensent que le développement de notre défense fait partie des priorités des années à venir, il faut que nous nous donnions les moyens de ces ambitions. Ces 100 milliards sont nécessaires, selon moi, afin d’augmenter significativement notre base de défense, mais également pour développer des infrastructures communes de sécurité ». Au regard de cette proposition, le budget présenté en mars 2024, cent fois moins important, témoigne des réticences des puissances impérialistes européennes à mettre leurs forces en commun et à s’engager dans des rapports de coopération accrue.

En outre, la fragmentation industrielle de la production militaire européenne transforme en chimère le projet d’une planification industrielle régionale. Sur le plan commercial, les industries militaires européennes continuent de se mener une concurrence acharnée. Comme le note Jean-Michel Bezat, pour le Monde, « la faiblesse de l’Union européenne (UE) vient aussi de la concurrence entre ses Etats membres dans les chasseurs, les frégates, les sous-marins, l’armement terrestre et les boucliers antimissiles. Les difficultés s’immiscent jusque dans les programmes impliquant plusieurs de ses membres : des tensions opposent Dassault et Airbus, partenaires dans le système de combat aérien du futur, alors que l’Italie, nation fondatrice de l’Europe, n’hésite pas à s’associer à Tempest, le projet concurrent mené par le Royaume-Uni et le Japon ». Cas symptomatique de la division industrielle européenne, le concurrent du SCAF (Système de combat aérien du futur) associe le Royaume-Uni, dont le document de la commission ne fait aucune mention, et le Japon, ralliant l’Italie au projet d’un avion de combat de sixième génération.

Ce faible budget rentre ainsi en contradiction avec certains des objectifs les plus ambitieux portés par le plan et témoigne en définitive du primat de la logique nationale sur l’intégration européenne, comme l’analyse encore Jean-Michel Bezat : « l’Europe dispose d’une force de frappe industrielle capable de répondre aux besoins des armées, avec des technologiques aussi performantes que celles des Etats-Unis. Mais la défense relève de la compétence de chaque pays, les coopérations inter-étatiques sont réduites et cette force éparpillée ne peut se mettre au service d’une stratégie supranationale inexistante ».

Un plan chimérique qui se heurte aux réglementations néolibérales

La rigidité des législations européennes fait même souhaiter au PDG d’Airbus que l’Europe révise sa conception néolibérale de la concurrence et entreprenne une politique plus interventionniste de planification dans les secteurs liés à la sécurité et à la souveraineté : « Les règles de la concurrence en Europe, c’est-à-dire l’antitrust, rendent difficiles la consolidation entre grands acteurs d’un même secteur. Ce n’est pas impossible, mais les obstacles sont considérables. Chacun doit donc continuer à s’adapter. Il existe par ailleurs des possibilités de coopération quand il s’agit de nouveaux projets tels Iris, la future constellation européenne de satellites. Aujourd’hui, l’Europe entend maximiser la concurrence entre Européens dans une vision extrêmement libérale. Mais les temps ont changé et, dans le monde, ceux qui avaient défini les règles de la concurrence sont les premiers à les rejeter au nom de la souveraineté. Il faut que l’Europe réagisse. Il est temps de revoir nos règles de la concurrence pour s’assurer que nous ne sommes pas en train de laisser tomber des pans entiers de notre industrie, y compris ceux contribuant à la souveraineté. Il faut changer les règles pour permettre l’émergence d’acteurs européens capables de faire face à une concurrence globale ».

Opposant la concurrence sectorielle à la « concurrence globale », Faury souligne les obstacles qu’impose le paradigme néolibéral sur les objectifs planificateurs, qui empêchent toute agrégation des différentes industries de l’armement dans une unité productive planifiée. S’il ne milite pas encore pour la « trustification » de l’industrie de la défense européenne, les différends qui opposent Airbus et Dassault témoignent des difficultés que la dynamique ultra-concurrentielle de la production militaire impose à l’escalade militariste, a minima, à la transition vers une économie de guerre, a fortiori. Le tournant interventionniste n’est pas pour demain, comme les chercheurs Samuel B. H. Faure et Dimitri Zurstrassen le soulignent : « Il faudra davantage d’efforts politiques, budgétaires et institutionnels pour que le tournant géoéconomique du marché européen de la défense, de sa libéralisation à l’institutionnalisation d’une politique industrielle soit pris, c’est-à-dire que les instruments interventionnistes aient des capacités d’interventions sérieuses. La question budgétaire est reportée, de facto, aux négociations autour du prochain budget pluriannuel de l’Union (2028-2034) qui sera au cœur du travail politique de la prochaine mandature des acteurs du Conseil européen, du Parlement et de la Commission (2024-2029) » [4].

Ces contradictions touchent également les politiques des différents Etats membres. Comme le souligne le ministre des Finances allemands, cette augmentation significative des budgets militaires ne doit pas s’opposer aux objectifs de réduction de la dette souveraine des Etats membres. Alors que l’Allemagne doit augmenter son budget militaire de 20 à 25 milliard d’euros pour atteindre les objectifs de l’OTAN, Christian Lindner a conditionné cette augmentation à la réduction de l’endettement du pays : «  Les fonds additionnels pourraient être libérés si l’Allemagne parvient à réduire sa dette en dessous de l’objectif européen des 60% du PIB, contre 63% actuellement ». Après avoir souscrit à des emprunts massifs pour faire face à la crise du Covid et pour financer son réarmement depuis le début de la guerre en Ukraine, le gouvernement allemand espère réduire autant que possible sa dette, en rognant sur les dépenses publiques qu’il juge « non-nécessaires ». En étendant le délai de remboursement et en réduisant les dépenses publiques, le ministre espère pouvoir libérer 9 milliards d’euros supplémentaires pour le budget militaire allemand à horizon 2028.

Des ambitions irréalisables à court terme qui justifient des politiques austéritaires

Si l’Europe est encore très loin de parvenir à une harmonisation d’ampleur de sa politique de défense, l’idéologie belliciste des dirigeants européens alimente toutefois la militarisation en ordre dispersé des Etats et offre des justifications aux politiques néolibérales d’austérité et de réduction des dépenses publiques.

La Suède, qui bénéficie d’un statut monétaire spécial dans l’Union Européenne, réfléchit ainsi à l’augmentation de son budget militaire tout en respectant les normes budgétaires néolibérales, comme le défendait la première ministre suédoise Mette Frederiksen, dans une interview au Financial Times : « L’Europe doit baisser ses dépenses sociales et baisser ses taxes pour soutenir l’augmentation soutenu de ses budgets de défense et de sécurité ».

Militant pour une augmentation des budgets militaires, la Commission n’entend pas renoncer aux politiques austéritaires et conditionne la hausse des dépenses de défense au respect des objectifs de remboursement de la dette souveraine, contractée auprès des marchés financiers. Pour dénouer cette contradiction, ne reste que la solution allemande et suédoise : accélérer la réduction les dépenses publiques et le démantèlement des prestations sociales en faisant peser sur les travailleurs le coût exorbitant des dépenses militaires, dont l’UE souhaite à terme qu’elles atteignent plusieurs milliers de milliards d’euros. Alors même que le projet stratégique européen est miné par des contradictions aiguës, l’orientation donnée par l’UE, qui vise à synchroniser les initiatives militaristes nationales, donne un signal important à l’ensemble des bourgeoisies européennes et encourage l’approfondissement des offensives néolibérales contre les travailleurs.

Libérant la « compétitivité » des entreprises militaires, le rapport fait de la construction d’un « environnement normatif adéquat » (p. 27) une précondition de la militarisation industrielle. Derrière cette formule bureaucratique, la Commission européenne projetterait de lever les régulations financières qui limitent l’investissement privé, d’autoriser l’usage de certains produits chimiques écocides, de modifier les différents codes du travail des pays membres mais également de modeler l’état d’esprit général des populations européennes : « Pour faire cela, les orientations de défense doivent être diffusées à large échelle dans les politiques européennes. Les impacts négatifs éventuelles sur la Base Européenne de Défense Technologique et Industrielle doivent être identifiés et contrés aussi rapidement que possible. La commission influera ainsi dans ses initiatives des considérations portant sur la préparation de l’industrie de la défense, de manière plus systématique et où cela est important » (p. 27).

Faisant le constat que le secteur industriel est affecté par des « pénuries de travailleurs et de compétences », qui naissent du sous-investissement dans l’industrie militaire et du « manque d’attractivité » du secteur, le rapport milite pour une réforme du travail capable d’en renouveler la main d’œuvre qualifiée et de rendre « compétitive » l’industrie militaire, en « enlevant les goulots d’étranglement qui limitent la croissance (bottlenecks for sustainable growth) que la pénurie de main d’œuvre a contribué à créer dans de nombreux secteurs » (p. 28). En langue claire, la rareté de la main-d’œuvre aurait permis aux travailleurs des industries militaires d’obtenir certains droits sociaux dont la Commission estime qu’ils sont des entraves à la croissance. Il s’agit ainsi de démanteler les droits des travailleurs, considérés comme des obstacles à la rentabilité et, donc, comme des freins à l’investissement privé.

Prêchant, d’une part, l’augmentation des budgets militaires et la formation d’une industrie européenne de défense, le rapport du Haut Représentant de l’Union impose aux États membres de respecter les objectifs budgétaires qui règlent l’endettement des Etats et de satisfaire les exigences de profitabilité du secteur industriel. Maintenant en vigueur les règles austéritaires, la stratégie européenne de défense laisse présager de nouvelles offensives contre les dépenses publiques et les droits sociaux et menace d’appauvrir, à marche forcée, les travailleurs européens.

Comme le synthétisait Joseph Borrell, à la tête de la diplomatie européenne, lors d’un débat, le 18 février, « une chose est l’industrie de défense, une autre est la défense […]. La défense est une compétence des Etats membres de l’Union ». Sans puissance souveraine supra-nationale, les projets stratégiques de l’Union Européenne sont encore loin de pouvoir se concrétiser. Si l’omniprésence idéologique du militarisme ne se reflète que de manière limitée dans les politiques concrètes de l’Union européenne, cette nouvelle orientation stratégique de l’UE initie un saut qualitatif dans la coordination des efforts militaristes des Etats, en appelant à la fois à augmenter encore les budgets militaires en même temps qu’à construire un nouveau modèle productif militaire régional, en développant, quoique à un stade embryonnaire, un protectionnisme européen dans le domaine de la défense. Si les régulations européennes et le budget minimal alloué à cette orientation constituent des obstacles évidents aux objectifs de planification du secteur industriel à l’échelle européenne et empêchent la coopération industrielle sur des projets communs, comme l’exemple du SCAF le démontre, les politiques austéritaires trouvent dans l’idéologie militariste un allié de circonstances à même de justifier de nouvelles offensives contre les droits et les conditions de vie des travailleurs.


[1High representative of the Union for Foreign Affairs and security policy, Joint communication to the European Parliament, the Council, the European economic and Social Committee and the Committee of the Regions : A new European Defence Industrial Strategy : Achieving EU readiness through a responsive and resilient European Defence Industry, Bruxelles, 5 mars 2024, disponible en ligne.

[2Rosa-Luxemburg-Stiftung et ENAAT (Réseau Européen contre le Commerce des armes, « Une Union militarisée : comprendre et affronter la militarisation de l’Union Européenne », 2021, Bruxelles, pp. 23-25.

[3Proposal for a regulation of the European Parliament and of the Council establishing the European Defence Industry Programme and a framework of measures to ensure the timely availability and supply of defence products (‘EDIP’), accessible ici.

[4Samuel B. H. Faure et Dimitri Zurstrassen, « Stratégie industrielle européenne de défense : la “révolution colbertiste” n’a pas eu lieu », Le Grand Continent, mars 2023, lire ici.



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