Avis de décès

Qui a tué la Nupes ?

Juan Chingo

Claude Piperno

Qui a tué la Nupes ?

Juan Chingo

Claude Piperno

C’est désormais officiel : la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (Nupes) n’est plus. Mélenchon lui-même l’a reconnu. L’adoption de la motion de rejet du projet de loi immigration a certes pu relancer l’acronyme dans les commentaires des journalistes, mais l’alliance voulue par Mélenchon semble bel et bien morte. Pour l’heure, en tout cas, tant qu’une dissolution de l’Assemblée n’est pas à l’ordre du jour. A qui la faute ?

Pour ses détracteurs, ce seraient les positions pro-palestiniennes du leader insoumis qui auraient fait éclater la belle alliance des gauches et des écologistes, promise à un avenir radieux et, un jour, à tourner la page du macronisme. Mélenchon, lui, met en cause ses anciens partenaires. Au-delà des responsabilités personnelles, cet éclatement et ce naufrage met en lumière la banqueroute d’un projet politique et stratégique dont Mélenchon a été le premier architecte et dont il continue de se réclamer.

Une chose est sûre, depuis le 7 octobre et le début de l’agression israélienne contre Gaza, Mélenchon fait face à une offensive en bonne et due forme. Elle émane à la fois du camp gouvernemental, de ses alliés et des médias qui relaient leur bonne parole, mais également de ses anciens partenaires de l’ex-Nupes, et est même reprise au sein de sa propre formation, La France insoumise (LFI). Ces attaques ne datent pas d’hier, Mélenchon le sait très bien et – nous y reviendrons – il sait en tirer parti. Mais si elles s’étaient déjà accentuées après le soulèvement des quartiers, à la suite de l’assassinat de Nahel, elles sont devenues quotidiennes et massives depuis deux mois.

Cette campagne unanime menée au nom de la défense des valeurs républicaines en cache une autre, contre tous ceux qui pourraient exprimer, d’une façon ou d’une autre, ne serait-ce qu’une critique ténue du consensus bourgeois tel qu’il existe dans ce pays. Une attaque qui vise le mouvement ouvrier et populaire donc : le fait de dénoncer les violences policières, de remettre en cause le racisme systémique et, plus particulièrement, toute forme de stigmatisation des arabo-musulman.es ou celles et ceux qui sont assigné.es à cette identité, toute remise en cause du soutien à la politique militaire et génocidaire de l’État d’Israël. Il va sans dire qu’indépendamment de tous les désaccords que nous pouvons avoir avec Mélenchon et les mélenchonistes, nous sommes avec celles et ceux qui s’opposent aux violences policières, à l’islamophobie et à l’agression contre Gaza et la Palestine, sans rien céder ni concéder à l’antisémitisme. Le fait que Mélenchon fasse les frais d’une telle campagne réactionnaire ne saurait cependant empêcher de discuter des positions de LFI, et d’analyser les raisons et les contours du naufrage de la Nupes.

Aux origines était la Nupes, promesses et déconvenues

Après les élections présidentielles de 2022, Mélenchon et son état-major ont tout fait pour conjurer le spectre de 2017. A cette époque, après les 7 millions de voix du premier tour (19,6%), sa formation plafonne à 880.000 voix au second tour des législatives (4,86%) et n’obtient que 17 parlementaires. En 2022, après ses 7,7 millions de voix (quasi 22%) lors du premier tour des présidentielles, le lancement de la Nupes permet à Mélenchon de conduire une alliance électorale à gauche qui obtient 6,55 millions de voix (31,6%) au second tour du scrutin parlementaire, soit 151 député.es, dont 75 pour la seule LFI.

On s’en rappellera : c’était l’époque où, quoique tout ne fût pas possible, la direction de LFI laissait entendre que Mélenchon pourrait accéder au poste de Premier ministre de cohabitation et la « nouvelle union à gauche » était censée faciliter la mise en place des résistances. C’est Borne qui occupe finalement Matignon et, depuis, on sait que le bloc parlementaire de la Nupes n’a aucunement fait reculer le gouvernement. Pas même pendant la grande bataille des retraites de l’hiver dernier : sa stratégie de guérilla parlementaire n’a pas permis de corriger celle de l’Intersyndicale qui s’est refusée à construire une grève d’ensemble. A l’inverse, le mouvement a été fragmenté et, finalement, éreinté, sur plus d’une douzaine de journées saute-mouton, sans que la Nupes ne cherche à résoudre cette question stratégique pour le mouvement.

Ce sur quoi la Nupes a en revanche « réussi », du point de vue de ses alliances politiques, c’est à maintenir, sur la forme, un discours qui se voulait radical ou, du moins, anti-macronien. Cela s’est fait tout en se droitisant sur le fond, notamment par l’intégration de deux forces bourgeoises de gauche, en l’occurrence EELV et le PS, cinq ans à peine après le matraquage et les reculs qu’a représenté le quinquennat Hollande. Grâce à une rhétorique qui se présentait comme très à gauche, Mélenchon a ressuscité des partis et courants très affaiblis ou en voie de disparition électorale – on se rappellera les 4,6% de Yannick Jadot, les 2,3% de Fabien Roussel et les 1,7% d’Anne Hidalgo au premier tour de la présidentielle. Parallèlement, le programme insoumis s’est droitisé sur de nombreux points pour permettre la mise en place d’une coalition et complaire à des alliés qui, a priori, n’étaient pas en conditions d’imposer quoi que ce soit ou en tout cas bien moins que ce qu’ils ont pu obtenir – on songera, par exemple, aux reculs sur les perspectives institutionnelles, sur les salaires voire même sur l’écologie.

Du point de vue d’une simple logique comptable – considérant donc la taille du groupe parlementaire –, le pari semblait réussi. Il s’agissait en réalité d’un calcul court-termiste obéissant à une logique parlementariste et institutionnelle de Mélenchon qui, aujourd’hui, montre ses limites tout en ayant servi de tremplin pour la carrière de certain.es et de planche de salut pour des communistes et socialistes qui auraient été à la peine pour constituer un bloc sans LFI. D’autre part, la manœuvre des mélenchonistes – dont le premier cercle a été amputé de ses anciens lieutenants ou très proches comme Corbière, Garrido, Autain et même Coquerel – a fini par se retourner contre LFI. Comme le souligne Philippe Marlière, « LFI est le parti le plus bruyant sur le plan médiatique, mais elle n’a qu’un faible ancrage dans le panorama politique en dehors de l’élection présidentielle et de son groupe parlementaire ». Et cela n’est pas seulement dû aux choix organisationnels et politiques du mélenchonisme sur la forme parti/forme mouvement dont nous avons déjà discuté.

Le mauvais par(t)i mitterrandiste

La question se situe également à trois niveaux supplémentaires.

D’un côté, la social-démocratie européenne, dont la mue bourgeoise s’est achevée, suivant les pays, il y a parfois plusieurs décennies, tire systématiquement sur sa droite et finit par plomber tout projet de gauche radical néoréformiste. C’est ce qui est arrivé au Portugal, où le vieux PS a réussi à utiliser le Bloc de gauche et la Coalition démocratique (écologistes et communistes) pour revenir au pouvoir en 2015, au plus grand bénéfice de la bourgeoisie et de Bruxelles. C’est aussi ce que l’on peut tirer de l’expérience dans l’État espagnol, du retour de la gauche au pouvoir, où les sociaux-démocrates du PSOE ont littéralement siphonné Podemos. C’est encore les leçons des différentes coalitions régionales ou municipales, en Allemagne, où Die Linke a fait les frais de toutes ses alliances avec les sociaux-libéraux du SPD ouvrant, à la clef, à une montée de l’extrême droite. En France, la différence, est que la social-démocratie et les écologistes semblaient être les partenaires satellisés d’une force centrale, LFI, qui prétendait s’ancrer réellement à gauche. Mais même dans ces conditions, malgré la perte de vitesse des socialistes et des écologistes, le centre-gauche a tenté avec un succès certain de jouer le même rôle que dans les autres expériences européennes cherchant à peser et à conditionner de façon décisive la feuille de route politique de la Nupes, quand bien même les néoréformistes semblaient en dicter le rythme et les enjeux.

De l’autre, l’erreur se situe également sur le plan de la construction politique revendiquée par Mélenchon. Il se fonde sur le modèle de la vieille union de la gauche mitterrandienne – Mitterrand représentant, pour le leader de LFI, le premier président « de gauche » de la V° République et un modèle à suivre. Rappelons que lorsque Mitterrand met en place sa double OPA, d’abord en refondant le PS à Epinay en 1971 et, surtout, en lançant l’Union de la gauche l’année suivante, il le fait sur « sa gauche » – là où Mélenchon l’a fait sur « sa droite ». Le PCF, principal partenaire de Mitterrand pour accéder au pouvoir, était alors un parti ouvrier-bourgeois qui bénéficiait de la poussée soixante-huitarde – après en avoir sabordé les potentialités – et l’enjeu pour Mitterrand était, en tout état de cause, de le canaliser [1]. Dans le cas de la Nupes, deux des trois principaux partenaires de Mélenchon – EELV et, surtout, le PS – sont des courants bourgeois, complètement intégrés au régime en crise de la Ve République. Ils ont servi ouvertement, avec efficacité et dévouement, les intérêts du patronat au cours des 25 dernières années et leurs représentants les plus droitiers ont d’ailleurs été absorbées par Macron en 2017.

Par ailleurs, malgré un regain de la lutte des classes en France depuis 2016, la bourgeoisie hexagonale n’a pas besoin d’une formule de type « front populaire » pour brider, contrôler et canaliser une poussée ouvrière et populaire menaçant de déborder le jeu institutionnel classique, comme cela a pu être le cas dans les années 1930 ou, quoique de façon différente, au cours des « longues années 1968 ». Elle peut compter sur d’autres leviers, comme on l’a vu ces derniers mois avec la bataille des retraites : les bureaucraties syndicales et leur rôle de frein, en faisant le pari que le poids des défaites passées et le niveau de conscience empêcheront les secteurs les plus déterminés du monde du travail et de la jeunesse de déborder de façon majoritaire les cadres établis. La bourgeoisie est en revanche bien consciente de l’état de crise avancée que connaît la Ve République. Pour éviter que cette dernière ne s’approfondisse « par la gauche », y compris sur un terrain purement institutionnel, la bourgeoisie préfère jouer la carte d’un lepénisme dédiabolisé – sorte de déclinaison hexagonale et non-gouvernementale du parti de Giorgia Meloni. D’où, à l’inverse, la diabolisation à outrance de Mélenchon et du mélenchonisme.

Ces bornes que Mélenchon et ses fidèles ne sauraient franchir

De ce point de vue, sans doute ne faut-il pas prendre pour argent comptant les formules et les punchlines souvent bien tournées de Mélenchon visant à cultiver sa radicalité… au moins verbale. Le programme des Insoumis, sans même parler de celui de la Nupes, est infiniment plus modéré que celui de l’Union de la gauche de 1981, qui n’a même pas été un frein au retournement rigoriste de Mitterrand, initié dès 1983 par le gouvernement Mauroy III, avec des ministres communistes en son sein, et poursuivi et amplifié sous le gouvernement Fabius qui a pu compter sur le soutien du PCF à l’Assemblée. Habitués à une gauche réformiste totalement domestiquée et pleinement intégrée au système, les sorties de Mélenchon font scandale dans les médias de la bourgeoisie, mais ne doivent pas faire oublier le fond de son programme.

Le centre de gravité de la stratégie mélenchonienne, réitéré dans son dernier livre Faites mieux ! reprenant, avec quelques ajustements, les arguments déjà avancé dans L’Ère du peuple (2014) et dans Qu’ils s’en aillent tous ! Vite, la révolution citoyenne ! (2010), reste celle d’un changement du régime de l’intérieur des institutions existantes, par la constitution d’une majorité de gauche, couplée à une « révolution citoyenne » qui tient davantage de la pression institutionnelle qu’à un débordement même timide du cadre établi. En témoignent les bilans que l’on peut tirer de l’intervention de la direction des Insoumis dans les derniers épisodes de la lutte des classes, ne pouvant ni ne voulant réellement représenter une alternative permettant de dépasser les points de blocages ou les limites imposées par les directions du mouvement syndical. Parallèlement, néanmoins, tout regain de lutte des classes ou de mobilisation, à l’instar de la révolte des quartiers, au début de l’été, réveille les lignes de fracture au sein de la Nupes, avec les composantes les plus droitières et intégrées au régime qui refusent d’assumer les déclarations les plus radicales de Mélenchon, quand bien même elles ne seraient pas corrélées à une réelle capacité ou volonté de débordement.

En ce sens, les limites de la ligne mélenchoniste rappellent celles que pointait Trotsky vis-à-vis du PCF et de la SFIO au milieu des années 1930, lorsque la recrudescence de la conflictualité pousse sur la gauche et oblige, à l’époque, communistes et socialistes à se relocaliser : « Les partis socialiste et communiste français continuent leur fatale besogne : ils poussent leur opposition jusqu’à la limite pleinement suffisante pour l’exaspération de la bourgeoisie, pour la mobilisation des forces de la réaction (…) mais parfaitement insuffisante pour le ralliement révolutionnaire du prolétariat. C’est provoquer comme à plaisir l’ennemi de classe, sans rien donner à sa propre classe. C’est un sûr chemin, et le plus court, vers la ruine ».

Ainsi, la logique du clash permet à Mélenchon de se maintenir au centre du débat d’idées sur l’échiquier politique et médiatique, en clivant avec les aspects les plus droitiers, bonapartistes et parfois même autoritaires de la Ve République dans sa déclinaison macronienne. Néanmoins, elle ne permet pas de passer un cap en termes de capacité de mobilisation et d’affrontement sur le terrain de classe et politique, et se réduit, au mieux, à un pari sur l’avenir, dont la perspective reste la même : constituer un socle électoral à même de hisser le leader des Insoumis au second tour en 2027.

Nostalgies gaullistes

L’offensive sioniste contre Gaza en est la dernière illustration. La grande majorité de l’arc politique institutionnel, à quelques exceptions près, à droite et au centre, et même au sein de la gauche classique, s’est totalement réaligné sur une orientation pro-sioniste et, en dernière instance, atlantiste. Cela n’est pas uniquement lié au « danger » ou à la « menace » de voir s’importer en France la question palestinienne qui viendrait réactiver cette cocotte-minute permanente que sont les quartiers populaires. C’est également le double sous-produit du tournant imposé par Sarkozy et symbolisé par le retour de la France au commandement intégré de l’OTAN lors du Sommet de Strasbourg, en avril 2009, et, plus récemment, l’adhésion française à la logique étatsunienne vis-à-vis de la guerre en Ukraine. La traduction proche et moyen-orientale de cette approche diplomatique et géopolitique est le soutien sans faille, jusqu’à récemment, du gouvernement Macron au gouvernement d’extrême droite de Netanyahou. Mais ce soutien est également porté par un arc politique allant de l’extrême droite jusqu’à une bonne partie de la Nupes sociale-démocrate et écologiste, qui rompt avec une approche dite plus nuancée de la question israélo-palestinienne et de la « politique arabe » héritée de De Gaulle et reprise par Mitterrand [2].

Mais faire entendre une voix dissidente dans le concert criminel unanime qui revendique le « droit d’Israël à se défendre » n’implique pas, automatiquement, qu’une prise de position à contre-courant soit au service des intérêts de notre classe et de la construction d’une mobilisation anti-impérialiste, contre le sionisme et son indéfectible parrain étatsunien, mais également contre la politique impérialiste de la France. Outre la dénonciation d’une offensive militaire qui viole les règles du droit international les plus élémentaires et émaillée, au quotidien, de crimes de guerre systématiques – une position qui est partagée par nombre de responsables onusiens –, il existe un point commun entre les positions de Mélenchon et celle de Dominique de Villepin sur la Palestine et Gaza : leur préoccupation commune, c’est qu’à trop s’aligner sur Washington, Paris perde du terrain sur la scène internationale et qu’au lieu de redorer le prestige de la France, Macron lui en fasse perdre.

L’opposition à l’atlantisme n’implique donc pas nécessairement un anti-impérialisme, et Mélenchon fait le choix de défendre le rôle de la France dans un monde censé être plus multipolaire, mais caractérisé par un ordre mondial renouvelé qu’il appelle de ses vœux et qui ne serait pas moins réactionnaire. En ce sens, il est assez saisissant de voir combien celles et ceux qui se veulent les héritiers exclusifs et seuls légitimes du combat anticolonialiste et anti-impérialistes, saluer en la formation de Mélenchon « l’honneur du pays ».

Faire de Gaza un repoussoir ou un tremplin électoral ?

Le nouveau basculement dans l’horreur au Proche-Orient et le déclenchement de l’opération criminelle menée par l’État d’Israël contre Gaza ont affolé une bonne partie de la Nupes. Obéissant, presqu’instinctivement, au rappel à l’ordre du régime, c’est tout naturellement que l’on a vu Fabien Roussel – après quelques hésitations mais après avoir déjà défilé auprès des « syndicats » de flics –, Marine Tondelier – sans aucun état d’âme – et Olivier Faure – sans davantage tergiversation – participer à la manifestation « contre l’antisémitisme » appelée par la Macronie et la droite, à laquelle ont également répondu les lepénistes. Alors certes, il paraît que Roussel, Tondelier et Faure sont « pour la paix » et « contre l’extrême droite ». Mais dans les moments de crise, leurs principes sont à géométrie variable [3].

Cette pression droitière nourrit, au sein même de LFI l’opposition de ceux qui , pas moins affolés et sans doute intéressés d’occuper le fauteuil de Mélenchon, veulent un aggiornamento généralisé de la Nupes. En clair, il s’agirait de garder l’alliance mais en la vidant ultérieurement de ce qui lui donne un peu de couleur pour ne pas effrayer « la France des vrais gens », celle « des bourgs » ou « des périphéries » – certaines, pas toutes – et, ainsi, s’assurer de meilleurs scores chez les retraités et dans certains territoires. La grogne ne date pas du 7 octobre et elle s’était déjà étalée au grand jour à la Fête de l’Huma, à la rentrée. Le plus clair d’entre eux est François Ruffin, qui incarne sur ce plan la déclinaison LFI de Roussel – « moi, j’ai interdit dans mes campagnes que l’on parle de libéralisme, de néolibéralisme, de capitalisme ». Aussi paradoxal que cela puisse paraître compte-tenu de son discours passé, on retrouve à ses côtés, dans une alliance de circonstances, Clémentine Autain, qui ne souhaite plus que l’on mette autant l’accent sur les questions dites sociétales – violences, racismes, genre et autres questions diabolisées par les médias, la droite et le gouvernement. Car « tous ces mots en -isme, dit-elle, reprise par L’Opinion mettent à distance les électeurs. Est-ce qu’on veut rester bien au chaud entre nous ou aller chercher une majorité  ? ». Pour sa part, elle est partisane d’une gauche « apaisante » pour les Français. Mais on pourrait aussi citer le tandem Garrido-Corbières et quelques autres.

Mélenchon et ses proches, avec Manuel Bompard à la manœuvre, font un pari inverse : se concentrer sur les abstentionnistes des secteurs populaires, notamment dans les quartiers. Selon Bompard, « les quartiers populaires votent pour [Mélenchon] à 80 % au premier tour. Mais seuls 30 à 40 % se déplacent pour aller voter. Si 1 % des abstentionnistes votent pour nous, la majorité absolue des sièges est acquise ». Toujours selon le lieutenant de Mélenchon, qui souhaite conserver la ligne dite clivante et radicale du chef de file de LFI, « quand on perd le contact avec les classes populaires, on le perd pour vingt ans (…) alors que les intellos des villes se récupèrent en six mois de campagne ». Tout dernièrement encore, Bompard réitérait sa conviction selon laquelle LFI « a gagné des électeurs durablement, et ceux [que LFI] a perdus, [elle] les a perdus temporairement ».

Paris électoraux, unité de classe et parti

Quel est le point commun de ces trois secteurs qui semblent irréconciliables à gauche – bien que certains penchent sérieusement à droite– ? Dans les trois cas, on présente de savants mécanos électoraux, construits sur des enquêtes d’opinion et autres études sondagières, le tout sur fond de logique parlementariste, de nombre de sièges et d’élus à pourvoir, avec l’idée, dans le cas des proches de Mélenchon, que dans un duel face à Le Pen, c’est l’Insoumis qui gagnerait. Un peu comme dans le cas des face-à-face précédents, entre Chirac-Le Pen père (2002) ou Macron-Le Pen (2017 et 2022). Que, de toute façon, Faure et cie seront forcés de revenir à l’alliance électorale avec Mélenchon, en cas de dissolution de l’Assemblée par Macron. Que dans ce cas, en réitérant le scénario de 1997 qui avait permis à la Gauche plurielle de Lionel Jospin d’occuper Matignon, sous Chirac – Mélenchon, alors, était secrétaire d’État –, et bien ce serait tout naturellement à Mélenchon que reviendrait l’honneur d’être Premier ministre de cohabitation. Et qu’indépendamment de l’hypothèse de la dissolution, les proches du leader insoumis maintiennent la pression comme en témoigne la tribune « unitaire » signée par ses proches comme Paul Vannier ou Aurélie Trouvé ou encore l’importance donnée à l’Assemblée représentative de LFI, samedi 16 décembre, qui a adopté comme orientation « L’Union populaire jusqu’à la victoire ».

Quoi de plus normal de raisonner avec une logique comptable et parlementaire chez des réformistes plus ou moins de gauche ? Certes, mais fut un temps où cette même gauche réformiste dont se réclame Mélenchon avait au moins le souci de coupler ses paris électoraux à des formes extra-parlementaires de mobilisation, pas nécessairement radicales ni subversives mais sur les territoires et dans les quartiers, dans les entreprises et les luttes. Mais pour Mélenchon l’horizon reste encore et toujours celui l’union de la gauche sur le seul terrain parlementaire et institutionnel. La Nupes, disait-il encore début octobre, « est le plus court chemin vers la victoire. Mais chacun doit faire son travail de terrain. Le centre gauche que sont le PS et EELV doivent aller chercher les catégories sociales plus favorisées qui les apprécient. Ils font plutôt l’inverse en se joignant au concert contre notre style ». Aujourd’hui, alors que la Nupes n’est plus seulement « mal en point » mais quasiment six pieds sous terre, Mélenchon n’y a pas tout à fait renoncé.

Ce logiciel politique est à l’opposé de ce dont nous avons besoin. Mélenchon décline l’aspiration à l’unité et à la victoire par l’unité avec des forces qui se situent sur le terrain de la bourgeoisie et de la défense du régime dès lors qu’il est menacé – par la jeunesse, par « l’importation du conflit israélo-palestinien », par les quartiers, etc. Ce qui est proposé, en guise de victoire, c’est au mieux un calendrier de discussions pour établir des listes de candidats aux élections. Ni unité de classe, donc, ni action, sur des points précis sur lesquels devraient se retrouver, par-delà leurs liens partidaires, syndicaux, le monde du travail, à commencer par ces bataillons qui ont été mobilisés pendant la bataille des retraites et qui se retrouvent aujourd’hui face à la répression. La situation, pourtant, devrait permettre ces convergences.

La défaite du gouvernement et de Darmanin cette semaine face à un vote parlementaire – alors que la logique Ve républicaine blinde, a priori, l’exécutif contre toute instabilité de cette sorte – indique la profondeur de la crise de régime actuelle. Si ce n’est pas notre camp qui y répond, sur le terrain des luttes, des combats et d’une proposition politique anticapitaliste, d’autres forces opposées à notre classe le feront. Elles sont d’ailleurs déjà en embuscade. Mais encore une fois, il n’y a aucune fatalité à ce que ce soit une droite dure renouvelée, voire l’extrême droite, qui capitalise la colère et le ras-le-bol contre la Macronie. La dernière séquence sociale indique combien le monde du travail et la jeunesse ont montré leur capacité à relever la tête. Mais ce ne sera certainement pas en suivant l’une des options court-termistes, frileusement droitières ou verbalement radicales et incendiaires, qui s’expriment aujourd’hui dans et autour du champ de ruines que représente la Nupes, que nous pourrons renouer avec ce combat.

Ce que montrent les débats plus ou moins passionnants – mais d’autant plus passionnels qu’ils indiquent à quel point la guerre des places est importante chez les politicien.nes réformistes –, c’est qu’il ne saurait y avoir de juste milieu entre la tentative de refondation d’une social-démocratie et d’une union de la gauche miterrandienne par Mélenchon et la défense et la construction d’une politique révolutionnaire au sein de notre classe débouchant sur un parti. Mélenchon sait irriter au plus haut point la bourgeoisie. La presse et les médias en témoignent chaque jour. Mais ni lui ni ses partenaires de droite ne sont en mesure d’armer notre camp pour les batailles à venir qui seront plus âpres que celles que nous avons connues. Le « mouvement gazeux » ou la « forme-mouvement » à la façon insoumise n’est ni un accélérateur, ni un chemin pour répondre à cette exigence. Pas davantage que les bons mots et les discours radicaux qui ne restent, en définitive, que des discours. Une politique d’unité et de classe doit passer par la construction d’une politique, d’un programme et d’un parti révolutionnaire basés sur notre camp social, ancré dans ses méthodes de luttes et capables de faire de la bataille contre toutes les oppressions et injustices un combat du monde du travail dans son ensemble. Voilà aussi ce que nous dit, en creux, le naufrage actuel de la Nupes.

[Ill. Renato Guttuso, "Eroe proletario" (1953), Londres, Estorick Collection]

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NOTES DE BAS DE PAGE

[1L’efficacité de cette logique est en effet éprouvée dès la refondation du PS par Mitterrand, qui vient du centrisme social-démocratisant (Union démocratique et socialiste de la Résistance puis Convention des institutions républicaines). Après le Congrès d’Alfortville de la SFIO de 1969, qui donne naissance au « Nouveau parti socialiste », Mitterrand se sait minoritaire. En vue de la refondation d’Epinay, il va donc mettre en place une majorité construite avec la gauche de la SFIO (Motion Mauroy-Deferre), les chevènementistes du CERES ainsi que d’autres secteurs venus de la « nouvelle gauche ». En donnant un « coup de barre à gauche », il marginalise définitivement la vieille-garde socialiste qui a fait naufrage avec la IVème République (motion Savary-Mollet) et il obtient le premier secrétariat afin de préparer les bases d’un accord de gouvernement avec le PCF.

[2On songera ainsi à la façon dont De Gaulle, tout en défendant radicalement le droit d’Israël d’exister et en ayant continué à le ravitailler pendant la Guerre des six jours malgré l’embargo sur les armes, saura demander, contre la position étasunienne, un retour aux frontières du 4 juin 1967. Par la suite, en août 1982, ce sont les troupes françaises de l’Opération Epaulard qui permettent l’évacuation de Beyrouth vers la Tunisie de la direction de l’OLP et du Fatah de Yasser Arafat, alors assiégés dans la capitale libanaise par les troupes israéliennes et leurs supplétifs phalangistes qui se vengeront, par la suite, contre les camps palestiniens de Sabra et Chatila. Dans les deux cas, il s’agit de la part de la diplomatie française d’une défense à la fois politique et pratique, y compris à un moment où le gouvernement israélien et l’administration étatsunienne étaient contre, d’une solution à deux États avec, du côté palestinien, la remise en selle ou la défense d’interlocuteurs « responsables » (alors qualifiés de « terroristes » par la grande majorité des gouvernements occidentaux), afin de trouver une solution négociée à la question du conflit israélo-palestinien, tout en défendant les intérêts régionaux des impérialistes et l’existence de l’État sioniste sur le long terme.

[3Pour les dédouaner certains expliquent que les directions du PC, des écologistes et du PS ont été vent debout contre Macron au cours d’un moment autrement plus compliqué, pendant la bataille des retraites. En réalité, leur opposition à Macron était dictée par une situation et une pression sociale et politique qui les forçaient à opposer à la Macronie et parce qu’en tant que « forces de gauche », cela correspond à leur fonction dans le jeu politique institutionnel. Mais aucunement, on l’aura compris, en tant qu’avant-garde de la contestation jusqu’au bout. Mais la politique extérieure dans un pays impérialiste a cela de particulier qu’elle est un marqueur vis-à-vis duquel toute force « responsable » et aspirant à « gouverner » doit, en dernière instance, marquer son union sacrée, quand bien même les enjeux et les conséquences (ici, en l’espèce, « l’importation » du conflit en France), soit totalement instrumentalisé par la majorité et la droite de l’échiquier politique à des fins réactionnaires et islamophobes.
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