Offensive autoritaire

Face à la radicalisation autoritaire, pour une réponse démocratique radicale par en bas

Juan Chingo

Face à la radicalisation autoritaire, pour une réponse démocratique radicale par en bas

Juan Chingo

En ayant recours à l’article 49.3 de la Constitution, l’exécutif a changé la nature du mouvement actuel. Non seulement il en a radicalisé les méthodes, mais il a élargi ses motivations, le faisant passer d’un mouvement social à une mobilisation soulevant des enjeux démocratiques plus larges. Une fois de plus, comme lors du soulèvement des Gilets jaunes, c’est Emmanuel Macron lui-même et sa répression qui sont dans le viseur des grévistes, des manifestantes et manifestants.

Pourquoi l’État français est-il si violent ?

L’explosivité de la lutte des classes en France est en grande partie le produit de la dureté du régime bonapartiste de la Vème République. Celle-ci s’enracine dans l’histoire de la France comme construction étatique, et de la construction du régime gaulliste à partir de 1958. Cela ne signifie pas que la France n’a pas connu depuis l’avènement du mouvement ouvrier moderne une intégration croissante des syndicats et partis réformistes à son système politique, au même titre que le reste des démocraties impérialistes.

Ainsi, dès le début de la IIIème République, la France a approuvé de nombreuses lois d’orientation sociale qui changèrent sa physionomie. Concrètement, les lois qui ont institué l’enseignement gratuit, universel et obligatoire (1881-82), la loi Waldeck-Rousseau autorisant la création de syndicats (1884), entre la fin des années 1880 et la fin des années 1890, la création de l’inspection du travail, des premières lois sur l’hygiène et la sécurité, l’assistance médicale et les accidents du travail, la loi de séparation de l’Église de l’État (1905) et l’adoption de la journée de huit heures (1919). Mais cette tendance à la « démocratisation » de l’État que l’on retrouve dans les pays capitalistes avancés s’est accompagnée de fortes tendances centralisatrices et autoritaires. La particularité de la France c’est l’importance de ces éléments, avec une prééminence de l’État, dans un pays où la monarchie absolue a créé un appareil administratif qui a précédé la Nation, détruisant l’hétérogénéité locale et assurant l’efficience de l’autorité gouvernementale, ce qu’a renforcé par la suite le jacobinisme troisième républicain. En ce sens, l’État a toujours été au centre des rapports sociaux en France.

Dans son dernier livre, L’État radicalisé. La France à l’ère de la mondialisation armée, Claude Serfati souligne ainsi combien « l’armée et la police ont pour mission le maintien de l’ordre social et à ce titre elles forment le socle irréductible de l’État. Or on sait qu’en France les institutions étatiques saturent l’espace des relations sociales, loin de la partition État-société civile annoncée par Hegel. Les positionnements respectifs de l’armée et de la police au sein de l’appareil d’État sont toutefois différents. En France plus que dans les autres pays occidentaux, l’armée forme depuis des siècles la colonne vertébrale de l’État. Depuis 1789, elle a fréquemment fait irruption sur la scène politique pour imposer un nouveau régime. Toutes les républiques, du Directoire en 1799 à la Quatrième République en 1958, ont été renversées par un coup d’État adossé à l’armée qui a ensuite installé un des siens à la tête du nouveau régime. La violente hostilité de l’armée à la république a été atténuée par la répression massive qu’elle a menée en 1871 contre les Communeux (ceux de la Commune de Paris) – répression qui, aux yeux des classes dominantes et du gouvernement républicain, comptait bien plus que sa déroute contre l’Allemagne quelques mois auparavant. »

Comme l’ajoute l’auteur, la Vème République pousse ces caractéristiques à l’extrême : « c’est seulement avec la Cinquième République que l’armée a été à ce point placée au cœur de l’État et de la société française. Cet enracinement sociopolitique de l’institution militaire repose sur trois engagements donnés à l’institution militaire par de Gaulle et respectés par tous les présidents : la détention de l’arme nucléaire qui assure le maintien du rang de la France dans le monde, une politique industrielle qui fait de la conception de la production d’armes un vecteur de l’innovation technologique pour toute l’industrie et, enfin, la restructuration du corps expéditionnaire afin de maintenir les anciennes colonies sous contrôle militaro-économique de la France. »

Conçue comme une réaction au déclin stratégique de l’impérialisme français, la Vème République entend garantir la solidité de l’exécutif tout en préservant la grandeur de l’État. Pour le dire d’une autre façon, le grand théâtre élyséen, avec sa mise en scène du président-monarque, est perçu comme décisif afin de garantir une certaine autonomie à la France dans le cadre de l’imposition de l’hégémonie étatsunienne depuis la Seconde guerre mondiale, dont l’influence continue d’affecter l’Europe jusqu’à aujourd’hui comme on peut le voir avec la guerre en Ukraine. A l’inverse, selon les partisans du régime bonapartiste, adopter la forme parlementaire signifierait accepter la marginalité géopolitique, s’embourber dans le politique, ce que « la fierté nationale » ne saurait accepter.

Ces logiques se cristallisent dans l’article 16 de la constitution actuelle. Comme le notent Emilio Albamonte et Matias Maiello, « l’influence des conceptions de Carl Schmitt concernant le président comme "gardien de la constitution" sur la constitution de la Vème République est connue. Schmitt, qui avait été conseiller de figures bonapartistes de la République de Weimar comme Franz von Papen, Kurt von Schleicher et, durant le IIIème Reich, de Hermann Goering, a également influencé De Gaulle au travers du juriste René Capitant. Schmitt lui-même s’en vantait, expliquant : "j’ai été très heureux que le professeur Capitant, proche de De Gaulle, m’ait rendu visite à quatre reprises à propos de la réforme constitutionnelle. Tout l’article 16 de la Constitution française de 1958, sur l’état d’exception, est très proche de l’interprétation que j’ai proposé de l’article 48 de la Constitution de Weimar sur l’état d’exception" [1]. » Un élément qui satisfaisait de Gaulle, qui avait demandé expressément à la commission constituante une disposition pour empêcher que la France ne se trouve en difficulté face à des évènements exceptionnels, comme cela avait été le cas en 1940, avec l’invasion allemande, ou en 1954, avec la défaite en Indochine et comme cela allait l’être avec le désengagement algérien, inéluctable pour De Gaulle.

Après la promulgation de la constitution de la Vème République, il y eut un nouveau saut verticaliste en 1962 quand De Gaulle, en violation ouverte de la Constitution, imposa la démission du premier ministre Michel Debré, opposé aux accords d’Évian pour le remplacer par l’un de ses collaborateurs non élus, Georges Pompidou. En octobre de la même année, un référendum approuvait le suffrage électoral pour l’élection du chef de l’État. Ce changement conférait une légitimité populaire à l’Élysée, le situant au même niveau que le Parlement… mais avec des pouvoirs encore plus étendus. La Vème République a alors parachevé sa mue en monarchie républicaine. Un régime caractérisé par une hypertrophie présidentielle encore plus marquée qu’aux Etats-Unis, car dépourvu des contrepoids existant de l’autre côté de l’Atlantique, du Congrès à la Cour Suprême en passant par l’autonomie des États fédéraux.

Le 17 octobre 1961 correspond au baptême du sang du nouveau régime. Alors que plus de 20.000 algériens étaient sortis pour manifester dans les rues de Paris en faveur de l’indépendance de l’Algérie et contre le couvre-feu imposé par l’État, cette manifestation pacifique fut réprimée dans le sang par la police. Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, aucune manifestation, en Europe bien entendu, n’avait été réprimée avec autant de violence. L’État français n’a reconnu la responsabilité de ce massacre qu’en 2012 mais jusqu’à aujourd’hui entrave l’accès aux archives, tout en refusant d’assumer le nombre exact de victimes.

Renforcement des tendances bonapartistes et tournant dans la lutte des classes et la violence

La crise organique du capitalisme français n’est pas nouvelle. Elle s’était d’abord manifestée dès le début des années 2000 à travers plusieurs symptômes, comme la présence de Le Pen au second tour de la présidentielle de 2002, la victoire du non au Traité constitutionnel européen en 2005 ou encore la révolte des banlieues la même année. Elle s’est approfondie sous les présidences de Sarkozy et Hollande avant d’atteindre un sommet avec Macron, comme le montre la crise en cours. Pour son deuxième mandat, en liquidant les bases de ce qui avait fait l’alternance droite-gauche et les coalitions qui y présidaient, sous la houlette du RPR-UMP d’un côté et PS de l’autre, et qui donnaient de la stabilité au régime spécialement conçu par et pour De Gaulle, la tripolarisation de la vie politique sur fond d’affaiblissement du camp présidentiel a conduit à des courts-circuits de plus en plus fréquents des mécanismes démocratiques, expliquant la haine et l’isolement croissant de la figure présidentielle, toujours moins préservée par les mécanismes de la Vème République. Pour autant, les secteurs les plus réactionnaires de l’appareil d’État, dont chaque Président est une expression, n’entendent pas se défaire de cette figure stratégique du pays, ni des prétentions de ce dernier à la grande puissance.

La présidence de la République sert en effet de point de concentration des forces du militarisme et de la réaction, fidèle expression des tendances au renforcement de la radicalisation de la classe dirigeante française dans son ensemble, non seulement sur le terrain économique néo-libéral mais aussi sur le terrain autoritaire et raciste. Citons de nouveau Claude Serfati : « Cette centralité de l’armée est structurellement inscrite dans les institutions de la Cinquième République, mais elle est renforcée par le discrédit présidentiel de plus en plus grand, depuis notamment Sarkozy, Hollande et Macron. Ce discrédit tient à la médiocrité des acteurs qui incarnent le bonapartisme présidentiel, à l’affaiblissement du statut de la France dans le monde et plus encore à la crise sociale du pays qui provoque un rejet des politiques gouvernementales. Dans le contexte de co-élaboration sur les questions de défense et de sécurité, l’armée tend à prendre un ascendant tout en demeurant discrète. Par exemple, les guerres que les média attribuent au pouvoir présidentiel – la guerre en Lybie de Sarkozy et la guerre au Mali de Hollande, sont en réalité des guerres qui ont été décidées avec l’armée. » Ces opérations militaires, décidées dans l’ombre, montrent que la bourgeoisie française exploite les prérogatives de l’État gaulliste pour canaliser vers l’extérieur l’agitation considérable dans le pays et le mal-être social, comme en témoigne l’augmentation extraordinaire du budget de la défense en pleine bataille des retraites.

Ce renforcement des tendances bonapartistes se combine à une crise des corps intermédiaires, provoquée par l’action même de l’exécutif, en particulier sous la présidence de Macron. On peut en voir une confirmation dans la crise du « dialogue social », instrument central avec lequel ont été passées les réformes néo-libérales depuis les années 1980, en s’appuyant sur les organisations dites réformistes comme la CFDT. Cette crise explique que Laurent Berger soit allé plus loin que ses prédécesseurs dans le conflit avec le gouvernement. Comme l’expliquent Sophie Béroud et Martin Thibault dans la dernière livraison du Monde Diplomatique :
« Depuis l’élection de M. Emmanuel Macron, ses gouvernements ont systématiquement brutalisé les syndicats. Du dialogue social au niveau national, il ne reste pas grand-chose quand M. Édouard Philippe, M. Jean Castex puis Mme Borne choisissent de démanteler par ordonnances les instances de représentation des personnels (IRP) ou la protection sociale. La demande de l’intersyndicale, le 9 mars dernier, de rencontrer le président de la République relevait du vœu pieux. Malgré des mobilisations records en nombre de rassemblements (près de 300 le 7 mars) ou de manifestants (3,5 millions selon les syndicats et 1,28 million selon le ministère de l’intérieur à la même date), la première ministre n’a pas daigné la recevoir depuis la première journée d’action le 19 janvier. La suffisance du gouvernement l’a conduit à risquer une présentation très approximative d’une réforme mal conçue. Son refus de la concertation l’a amené à négliger l’intérêt qu’auraient pu présenter quelques concessions pour diviser l’intersyndicale. La désillusion est plus forte encore — et préexistait à la réforme des retraites — au niveau de l’entreprise. Les élus tendent à devenir des experts, au détriment de l’action militante de terrain. "Dans le mouvement syndical aujourd’hui, explique un ancien responsable de SUD-Rail, on est dans l’urgence et dans les réunions décidées par les directions. C’est un vrai drame. Tu as des camarades qui sont de très bons délégués mais qui ne sont pas des syndicalistes." La situation s’est encore détériorée avec les ordonnances Macron de 2017. La constitution des comités sociaux et économiques (CSE) a accentué la distance avec les salariés. Quand, de surcroît, ces comités deviennent des chambres d’enregistrement de décisions patronales, l’impasse devient évidente, même pour les syndicalistes les plus acquis au dialogue. Sa démonétisation, au niveau national et au niveau des entreprises, explique la présence des organisations dites "réformistes" dans l’intersyndicale. Combinée à l’exaspération générale et à la brutalité du pouvoir, elle les pousse à réfléchir de nouveau en termes de confrontation ».

Cette crise du « dialogue social », portée à l’extrême par le macronisme, se combine ces dernières décennies avec ce que nous avons appelé des « éléments d’Orient », c’est-à-dire un « processus d’affaiblissement de la société civile, notamment de ses "forteresses" et de ses "casemates", pour reprendre la métaphore gramscienne d’un État élargi dont l’objectif est le contrôle de la population. En d’autres termes, l’offensive néolibérale des trois ou quatre dernières décennies a affaibli et a détérioré toute une série de mécanismes à l’instar du suffrage universel, du système des partis de masse, des syndicats, des institutions civiles les plus diverses, de même que l’École ou le tissu associatif, à savoir tout ce ciment permettant à la classe dominante de maintenir son influence indépendamment de l’appareil de coercition, c’est-à-dire de l’État au sens le plus strict du terme, que l’on peut résumer à ses corps de répression. Tout ceci a donné lieu à un sentiment de relégation sociale et culturelle. »

Cette tendance reste présente, bien que de façon différente. La crise du dialogue social a obligé les directions syndicales à se positionner au centre du conflit social, avec l’objectif d’encadrer et de canaliser les actions de pression dans le cadre du régime de la Vème République. Mais ce retour des syndicats sur la scène politique, célébré par de nombreux journalistes et sociologues de gauche comme une rupture par rapport à la crise des corps intermédiaires qui avait amené au mouvement des Gilets jaunes, est loin de liquider les traces laissées par le mouvement de 2018-2019. Comme nous en faisions l’hypothèse dans Gilets jaunes, le soulèvement, celui-ci a joué dans la modification : « en profondeur les relations existantes au sein du monde du travail et ce en dépit du poids et du conservatisme des bureaucraties du mouvement ouvrier officiel. »

Comme le soulignent Béroud et Thibault, les défilés actuels « évoquent aussi, nécessairement, les actions des "gilets jaunes" (…) leur capacité à faire reculer le pouvoir, mais aussi à faire imploser les codes routiniers de la manifestation a laissé des traces dans bien des équipes syndicales où l’envie d’en découdre est très forte. Sans plus trop de retenue, elle s’est exprimée après que Mme Borne a décidé, le 16 mars dernier, d’engager la responsabilité de son gouvernement pour imposer la réforme aux parlementaires comme à une population qui s’entêtait à la refuser. Plusieurs soirées de suite, à l’initiative des syndicats locaux, des milliers de personnes ont défilé à Paris, à Lyon, à Marseille mais aussi à Brest (15 000 manifestants selon la CGT le 18 mars, 6 000 selon la police), à Caen, à Dijon, à Roanne ou à Saint-Étienne. Au sein des cortèges, des retraités, des étudiants, le monde du travail, des chasubles fluorescentes. Et beaucoup de détermination. »

Ce nouveau caractère de la mobilisation s’est accompagné d’une plus grande légitimation du recours à la violence du côté des manifestants, phénomène que l’on avait déjà vu avec les Gilets jaunes. La nouveauté c’est que cette tendance qui avait alors affecté les couches les plus précaires du mouvement ouvrier s’étend de façon croissante à la jeunesse, alimentée par le discrédit du système politique. Comme l’explique le sociologue Olivier Galland, spécialiste de la jeunesse, « il y a une acceptation plus grande de la violence politique chez une partie non négligeable des jeunes, une tolérance accrue envers les affrontements avec des élus ou la police. Elles sont liées au discrédit du système politique – une question cruciale qui devrait tous nous inquiéter. Un grand nombre de jeunes jugent que la démocratie représentative ne fonctionne plus, voire que les hommes politiques sont corrompus. Les 18-24 ans se tiennent majoritairement à très grande distance du système politique, qui ne les intéresse plus. Pour preuve, d’élection en élection, les pourcentages de jeunes qui se rendent aux urnes sont de plus en plus faibles. Or, si on n’agit plus par le vote, on peut considérer qu’il est légitime d’agir, si ce n’est par la violence, par une forme d’action directe, en tout cas ».

Tout ce cocktail explosif, entre renforcement des mesures bonapartistes, offensive du ministre de l’Intérieur contre le « terrorisme intellectuel de l’extrême gauche » face aux accusations de violences policières, durcissement de la lutte des classes et plus grande acceptation de la violence, laissent entrevoir, indépendamment du résultat de la lutte actuelle, une continuité de l’instabilité et des explosions sociales dans les années à venir. Et ce d’autant que la banqueroute croissante du capitalisme français, accélérée par la perte de poids de la France sur la scène internationale, comme on l’a vu dans le cadre de la guerre en Ukraine ou de ses reculs en Afrique, et la continuité de sa désindustrialisation relative, n’augurent pas d’une prospérité qui pourrait aider à adoucir les fortes tensions sociales et politiques à l’œuvre.

Contre Macron et la Vème République, instaurons une Assemblée unique

Le mouvement actuel, en dépit du refus conscient de l’Intersyndicale de le politiser, a de nouveau mis Macron sur la sellette. « Macron démission ! » n’est plus seulement repris dans les manifestations, mais aussi dans les stades ou les concerts. L’ensemble du mouvement ouvrier peut résoudre la question que les Gilets jaunes avaient posé sans pouvoir la résoudre : la préparation de la grève générale pour en finir avec Macron. D’autant que même une revendication élémentaire comme le retrait de la réforme passe par cet objectif politique.

Pourtant, beaucoup de travailleurs qui aspirent à une telle perspective se demandent par quoi remplacer Macron. La France Insoumise et la gauche institutionnelle se contentent de poser la question de la démission du gouvernement en espérant, dans le meilleur des cas, gagner les élections pour imposer une cohabitation à l’actuel Président, qui continuerait néanmoins de profiter des pouvoirs exorbitants que lui confère la constitution. Alors que la situation est explosive, les partisans de la VIème République nous proposent de nouvelles issues institutionnelles qui conduiraient, comme par le passé, à de nouvelles déceptions. Ce fut déjà le cas après la victoire de la grève de 1995 avec la Gauche plurielle, dont le gouvernement a fini par couler le PS et renforcer Le Pen en 2002.

Pour nous, comme nous le disions dans le programme de campagne « Anasse Kazib 2022 », « la seule réponse progressiste et viable à la crise, à Macron et au monde qu’il nous promet, sera un gouvernement du monde du travail et des classes populaires issu de notre mobilisation révolutionnaire pour en finir avec le capitalisme et pour créer une autre forme de société, dirigée par en bas, à partir de la socialisation et la planification démocratiques de la production. A l’opposé de la caricature bureaucratique incarnée par le "socialisme réel" qu’ont connu les pays de l’Est et l’ex-URSS, une société communiste sera mille fois plus démocratique que tout ce qu’a jamais pu produire le capitalisme. Elle permettra de sauver la planète et l’humanité, nous toutes et tous, de la catastrophe qui est déjà à l’œuvre. »

Mais la réalité c’est que nous ne sommes pas encore en condition de remplacer Macron par « un gouvernement des travailleuses et des travailleurs, des classes populaires et de toutes et tous les exploités et opprimés, en rupture avec le capitalisme ». La majorité des travailleurs, en dépit de leur détestation croissante des institutions existantes, se situe encore sur le terrain de la démocratie bourgeoise. L’urgence du moment passe par combattre de façon décidée le projet bourgeois d’un État toujours plus autoritaire, dirigé contre tous les exploités et opprimés. Mais pour reconquérir tout ce qui a été perdu dans la radicalisation autoritaire, nous ne pouvons pas revenir aux combinaisons parlementaires de la IIIème ou de la IVème République comme le proposent les partisans de la France Insoumise. Plutôt que d’espérer le retour à des démocraties impérialistes renouvelées, nous devons nous inspirer de ce qui a fait toute la radicalité de la Révolution française, à commencer par 1793.

Face à l’autoritarisme républicain nous devons refuser que toute l’organisation du pouvoir tourne autour d’un monarque présidentiel, légitimé par le suffrage universel, qui transforme le Parlement en chambre d’enregistrement. Nous devons supprimer le Sénat, une institution taillée sur mesure pour des notables réactionnaires, qui offre une représentation complètement déformée et conservatrice du pays comme en atteste le poids démesuré de la droite en son sein malgré sa faiblesse à l’échelle nationale. Et nous devons également refuser que le Conseil constitutionnel, composé de personnalités non élues et qui délibèrent en secret, puisse avoir le dernier mot.

Il faut abroger la Vème République et éliminer la figure présidentielle, en nous inspirant de la Convention de 1793, instaurant une assemblée unique dont le rôle ne serait pas de parler pendant que le gouvernement gouverne, mais de légiférer et gouverner en combinant les pouvoirs législatifs et exécutifs. Ses membres seraient élus pour deux ans, au suffrage universel, avec une majorité fixée à16 ans à la proportionnelle intégrale, sans discrimination de sexe ou de nationalité, élargissant la citoyennété à toutes celles et ceux qui vivent et travaillent sur le territoire national. Les députés seraient révocables à tout moment si leurs décisions contredisent le programme pour lequel ils auraient été élus ou les intérêts de la population, et avec la possibilité de convoquer un nouveau scrutin si une proportion suffisante du corps électoral l’exige. Pour en finir radicalement avec la professionnalisation de la politique, marquée par ses indemnités indécentes des élus et leurs privilèges, les députés recevraient le salaire d’un ouvrier spécialisé ou d’un enseignant. Ce programme n’a rien d’utopique. Il est à l’inverse relié à l’histoire du pays. Comme le rappelle Serfati, « la révocabilité, inscrite dans la proposition de Constitution de 1793, a été discutée tout au long du XIXème Siècle et mise en pratique par la Commune de Paris, quand elle a instauré une république sociale, féministe et internationaliste. »

Un régime démocratique, plus large, qui sache en finir avec la séparation croissante entre gouvernants et gouvernés, où les premiers monopolisent le pouvoir de décision durant leur mandat, excluant ainsi les électeurs des affaires publiques, accélérerait l’éducation politique des travailleurs et des classes populaires et faciliterait la lutte pour un gouvernement des travailleurs.

Cette lutte contre le caractère anti-démocratique des institutions de la Vème République est indissociable de la question du rôle international de la France, c’est-à-dire de la lutte contre l’impérialisme français. La place centrale de l’armée dans le régime cinquième républicain va de pair avec son intervention active sur l’ensemble des continents et régions du monde, de l’Afrique au Moyen-Orient en passant par l’Indo-Pacifique. Le rôle de l’écosystème de production d’armes hexagonal accompagne une politique extérieure agressive, qui soutient les pires dictateurs. Le modèle énergétique à prépondérance nucléaire est inséparable du statut international de la France et de la possession de l’arme nucléaire comme élément central de dissuasion. Cette dialectique interne / externe exclut qu’il soit possible de concevoir la moindre concession au patriotisme impérialiste, que ce soit sur le terrain de la politique extérieure, de la défense de la francophonie, de la revendication ouverte de la France comme puissance maritime, ou dans le rapport à la « mémoire » coloniale. Il est en cela inacceptable de défendre, comme le fait Jean-Luc Mélenchon, qu’il puisse y avoir la moindre adéquation entre la politique de l’impérialisme français, actuel ou futur, et « l’intérêt général humain ». La crise actuelle est peut-être l’une des plus graves de l’histoire de la Vème République.

Plus que jamais nous devons utiliser le moment pour une poser ces enjeux. Avec le coup de force du 49.3 et la répression extrêmement brutale du mouvement de ces dernières semaines, le gouvernement a ouvert une brèche pour une campagne démocratique contre l’autoritarisme, pour démasquer à large échelle le problème posé par les institutions bonapartistes et défendre la nécessité d’une réponse démocratique par en bas face aux avancées d’un État autoritaire et policier.

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NOTES DE BAS DE PAGE

[1Cité dans Carl Schmitt. “Un jurista frente a sí mismo : entrevista de Fulco Lanchester a Carl Schmitt”, Carl-Schmitt-Studien, 1, 2017, 223.
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