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SEXUALITÉ

Freud et la question homosexuelle 2/2. Le cas de « la jeune homosexuelle »

Rosa D´Alesio En février 1919, Sigmund Freud reçoit un homme de la haute bourgeoisie viennoise pour discuter du cas de sa fille de 18 ans qui flirte avec une femme. Le père lui demande alors de la remettre sur la bonne voie, de la ramener à la « normalité ».

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La jeune fille est née à Lemberg en 1900 et a finit ses jours à Vienne en 1999. Lorsqu’elle eu 96 ans, elle reçut à la maison de retraite où elle vivait la visite de deux amis journalistes viennois, Ines Rieder y Diana Voigt qui ont ensuite écrit sa biographie : « Sidonie Csillag : Jeune Homosexuelle chez Freud, lesbienne dans le siècle ».

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Cette biographie est construite à travers ses récits et des sorties nocturnes qu’ils ont faites tous les trois. Ils fréquentaient le Café Willendorf, un hôtel particulier couleur lilas où les gays et les lesbiennes se retrouvaient pour boire et s’embrasser. À travers ces 400 pages, on peut commencer à connaître son histoire, marquée par deux guerres mondiales, l’expérience de la pauvreté, son exil à Cuba avant la victoire du nazisme. Ses amours, sa relation avec Sigmund Freud… jusqu’à une scène où, à 97 ans, observant une femme avec une mini-jupe dans le métro, elle s’exclama « Comme elle a de jolies jambes ! »

Mais revenons en arrière. À 17 ans, pendant les vacances d’été qu’elle passait à la campagne, Sidonie rencontre pour la première fois la baronne Léonie von Puttkamer, au bras d’une autre femme. À cet instant, elle tombe amoureuse d’elle. La baronne, fille de l’ancienne noblesse prussienne, était connue pour être une « cocotte », c’est-à-dire une femme qui exerçait la prostitution dans les milieux aisés et que l’on accusait de ruiner ses riches amants. Elle vivait en ménage à trois avec un commerçant et sa femme. Sidonie découvre qui elle est et où la rencontrer. De retour à Vienne, elle commence à la suivre dans les rues, sans oser lui parler. Un jour, alors qu’elles attendent toutes les deux le tram, la baronne lui demande si elle va à l’école dans le quartier, et Sidonie lui répond « la seule raison pour laquelle je suis ici c’est pour vous voir ».

À partir de ce moment, Sidonie lui rend visite tous les soirs. Au cours d’une de leurs sorties, alors qu’elles passent toutes les deux à côté du bureau de son père, Sidonie se trouve face au regard de celui-ci, indigné de la voir au bras de la baronne, une femme qui exerce publiquement la prostitution de luxe et qui est une « invertie » (c’est notamment par ce terme que l’on désignait les personnes homosexuelles à l’époque).

Sidonie s’exclame alors « Mon père, juste devant ! » et s’enfuit. Elle revient après un moment, mais Léonie ne veut plus la voir et cesse de lui envoyer toutes les fleurs qu’elle lui envoyait. Alors Sidonie se jette sur les voies du chemin de fer. Mais cette tentative de suicide ne réussit pas et, sortie de convalescence, elle retourne voir la baronne.

Le père de la jeune fille décide de prendre rendez-vous pour elle avec le père de la psychanalyse pour qu’il la « guérisse ». Sidonie promet d’arrêter de voir la baronne et d’aller aux séances cinq fois par semaine. Mais en réalité elle continue à rendre visite à la baronne tous les soirs, en sortant de la consultation de Freud.

Une interprétation qui reste dans le cadre de l’ordre patriarcal

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En 1920, Freud écrit sur la jeune fille « Psychogénèse d’un cas d’homosexualité féminine », dans lequel il raconte la scène au cours de laquelle la jeune fille se jeta sur les voies. Elle justifiait sa tentative de suicide par le désespoir qu’elle ressentait d’avoir perdu à jamais la baronne. Cependant, Freud remettait cette idée en cause et interprétait, dans le cadre de l’ordre sexuel œdipien de sa théorie qu’« au-delà de son interprétation à elle, l’analyse a permis d’en découvrir une autre… la tentative de suicide était la réalisation d’un châtiment (de l’autopunition) et la réalisation d’un désir. En ce qui concerne ce dernier, il signifiait la réalisation de ce désir dont la désillusion l’avait fait se tourner vers l’homosexualité, celui d’avoir un fils de son père ».

« Chuter » en allemand signifie aussi « accoucher », ce qui permet à Freud d’interpréter la tentative de suicide comme la résurgence d’un désir nié. Sidonie raconte dans sa biographie que face à cette interprétation elle est allée, indignée, protester contre ce crétin, à un bar en compagnie de son amante.

Pourquoi Freud fait-il cette interprétation ? Parce que selon lui la jeune fille, quand elle avait 14 ans, avait souffert une terrible déception : alors qu’elle revivait son complexe d’Oedipe et fantasmait d’avoir un fils de son père, sa mère était tombée enceinte ; à partir de ce moment la jeune femme avait commencé à flirter d’abord avec une professeure, puis avec une actrice, et enfin avec la baronne.

« Elle a rejeté, après cette désillusion, le désir d’un enfant, de l’amour de l’homme et, en général, sa féminicité. Ceci pourrait avoir entraîné beaucoup de choses, et ce qui y a succédé est en réalité le plus extrême. Elle s’est transformée en homme et a pris comme objet érotique la mère à la place du père », affirme Freud.

La « tentative suicide », mise entre guillemets pour noter que l’on se pose la question de savoir si ce fut une tentative de suicide ou autre chose, sachant qu’elle-même dit qu’en réalité c’était une tentative pour retourner avec son amante. Sidonie explique cette version à ses biographes : elle leur raconte qu’elle s’est laissée tomber pour avoir échoué, pour s’être mise à courir à la vue de son père. C’est en colère contre cela qu’elle s’est laissée tomber sur les voies.

Lors d’une autre séance, la jeune fille raconte un rêve dans lequel elle se marie, a des enfants et dans lequel sa vie libidinale apparaît satisfaite, convenant aux demandes de normalisation de son père. Freud répond que ces rêves sont mensongers et qu’elle essaye de le tromper de la même manière que son père. « Elle a projeté en moi ce refus radical de la figure masculine qui l’habitait depuis sa désillusion avec son père », affirme-t-il, « je lui ai dit de ne donner aucune foi à de tels rêves, qui sont des mensonges ou des dissimulations, poursuivant l’intention de me tromper comme elle avait l’habitude de tromper son père ». Freud soupçonnait Sidonie d’avoir « une volonté de fer pour imposer son mode de vie… J’ai interrompu l’analyse à partir du moment où j’ai constaté l’attitude hostile de la jeune femme envers son père ».

Freud, qui avec cette interprétation se plaçait comme un substitut à l’autorité paternelle, décida de ne plus la recevoir, et l’envoya vers une psychanalyse médicale.

Dans sa biographie, Sidonie se souvient de Freud en ces mots : « Freud n’avait rien compris, c’est un crétin ». Et elle avait raison, il n’avait rien compris sur son désir sexuel, mais le considérait comme une perversion, comme l’auraient fait les médecins de l’époque.

Pourquoi Freud a-t-il expulsé la jeune femme de son bureau ?

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Même si le mérite de Freud est de s’être opposé à la pathologisation de l’homosexualité, il n’a pourtant pas manqué de prendre parti pour l’hétérosexualité. Freud soutenait que la sexualité infantile, polymorphe, évoluait de la nature à la culture, du primitif au civilisé, de l’immature à la maturité. Chez la jeune fille, disait Freud, la normalisation sexuelle de son développement hétérosexuel doit réaliser deux tâches : abandonner l’amour homosexuel originel pour sa mère, et se diriger vers son père, ce qui permet d’abandonner l’utilisation précoce du clitoris pour être remplacé par le vagin.

Derrière cet ordre symbolique de la sexualité, Freud ne comprenait pas que ce qui se passait avec la jeune fille n’avait rien à voir avec le père, ni avec la mère, mais avec sa subjectivité, avec son profond droit à choisir. Sidonie, dans sa biographie, démontre qu’aucune de ses trois grandes amantes n’a réussi à la subordonner. Elle aimait beaucoup, mais conservait sa maîtrise d’elle même.

Freud dit lui-même à la fin du texte qu’il écrit sur la jeune femme que « d’un tempérament vif et persistant… s’est développé une puissante envie du pénis… Elle était une véritable féministe, trouvant injuste que les jeunes filles ne puissent profiter des mêmes libertés que les hommes et se révoltait absolument du sort de la femme ».

Mais Freud ne pouvait entendre cela et a élaboré sa théorie œdipienne qui ne remettait pas en cause l’ordre social patriarcal, mais le soutenait et le légitimait. Son analyse sur l’envie du pénis prévalait sur ce qu’il constatait lui même : que la jeune femme trouvait injuste que les femmes ne bénéficient pas des mêmes droits que les hommes.

Mais la jeune homosexuelle avec ses rêves menteurs (elle préparait avec la baronne ce qu’elle allait dire dans chaque séance), défiait-elle la projection ? Y avait-il une relation de projection entre Freud et elle ? Freud écoutait les demandes du père de « la remettre sur la bonne voie, faire qu’elle devienne une femme normale ». Il n’y avait donc aucun espace pour la projection pour elle. Elle choisissait de le tromper pour accomplir son désir : continuer d’aimer une femme. L’analyse, établie à partir des demandes du père, restait un obstacle pour son objectif.

Sidonie raconte que Freud, renonçant à son cas, lui dit : « Vous avez des yeux si intelligents. Je n’aimerais pas vous avoir comme ennemie dans la vie ».

L’importance du cas de la jeune homosexuelle ne se restreint pas à la vie de Sidonie, mais s’étend à la remise en cause des théories phalocentrées et patriarcales inventées par Freud. La pertinence de cette critique se maintient encore aujourd’hui devant le fait qu’on analyse toujours du point de vue de cet ordre sexuel normatif, et que la formation académique est traversée par ces savoirs dominants qui savent maintenir la structure patriarcale.

Pourquoi Freud a-t-il exclu la jeune homosexuelle de ses consultations ? Peut-être pour ne pas apparaître comme le psychanalyste qui n’avait pas réussi à la faire parvenir à l’hétérosexualité ; pour protéger sa théorie et le souhait du père. Lequel des deux pères ? Les deux. Car tandis que Freud recevait la demande du père de Sidonie pour qu’il la guérisse, lui, le père de la psychanalyse, recevait Anna Freud, sa fille, six fois par semaine, qu’il encourageait dans sa relation avec Lou Andreas-Salomé. Ces deux dernières furent admises à la Société viennoise de psychanalyse, à la demande de Freud lui-même. Ces deux pères étaient confrontés à l’homosexualité de leurs filles. Tandis que le père de Sidonie la déplorait, Freud l’encourageait. Le premier parce que ça réputation était en jeu, le second parce qu’il bénéficiait de cette relation pour conserver celle qu’il avait avec Anna qui, de plus, allait continuer son œuvre. De nouveau, ce qui était en jeu, pour Freud, était la psychanalyse.


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