Une grande « barge » (comprendre prison) pour demandeurs d’asile est récemment arrivée dans le port de Portland, sur la côte sud anglaise du Dorset. L’engin flottant s’appelle « Bibby Stockholm » et doit « accueillir » d’ici à cet été et pour une durée de 18 mois environ 500 migrants de sexe masculin, âgés de 18 à 65 ans. Concrètement, il s’agit de parquer au large (il ne faudrait pas qu’ils foulent le sol anglais) des exilés en attente d’un examen de leur dossier.

Contre l’immigration, l’Union Européenne et ses amis occidentaux, de Calais aux îles grecques en passant par la frontière mexicaine, avaient déjà transformé d’arbitraires limites territoriales en murs de barbelés et de miradors et façonné des îles entières en prisons. Après avoir mobilisé garde-côtes, drones et techniques en tout genre pour faire chavirer des embarcations de misère et des navires de fortune en mer Méditerranée, il faudra désormais ajouter à ce triste arsenal la dernière trouvaille d’un gouvernement britannique qui ne savait plus quoi inventer pour afficher sa haine des migrants : une prison flottante.

Pour les candidats à l’exil anglo-saxon qui auront donc survécu à la mer (depuis 2014 près de 30 000 personnes ont disparu rien que dans la mer Méditerranée selon le décompte de l’Organisation internationale pour les migrations) et se seront échappé des prisons à ciel ouvert que sont Calais, Samos ou encore Lampedusa, il faudra rester à quai. Et surtout à distance, enfermés dans le ventre d’un navire de prisonniers pour une durée indéterminée, jusqu’à ce que les conditions de vie effroyables, la promiscuité insoutenable et le roulis achèvent d’éteindre les maigres espoirs d’une vie meilleure.

Contre les indignations, la ministre de l’Intérieur, Suella Braverman, se justifie : il s’agit de « faire des économies ». Selon le Guardian, celles-ci seront en réalité minimes. En réalité, dans cette affaire, l’argent compte peu. Il s’agit surtout de faire symbole. Et de passer par là un message. Il y a en Angleterre, comme en France, en Grèce ou en Italie (où les exécutifs ont en commun de mener la même surenchère meurtrière contre les migrants) des corps qui sont acceptables et d’autres qui ne le sont pas. Quelques mois plus tôt, Suella Braverman déclarait « rêver […] voir à la une du Telegraph un avion plein de réfugiés décollant pour le Rwanda ». Pour réaliser ce « rêve », il n’aura pas été question de lésiner sur les moyens.

Interdictions de demander l’asile pour ceux qui arrivent par la Manche, exclusion des « migrants illégaux » des protections contre l’esclavage moderne dont le Modern Slavery Act de 2015, application rétroactive de ces mesures : un projet de loi contre l’immigration porté par le gouvernement Sunak en mars dernier repoussait déjà les limites du supportable. Avec son projet de « barge flottante », celui-ci a décidé qu’il n’en existait plus aucune. L’exécutif qui a chargé « Bibby Marine » de mener à bien ce dessein mortifère ne prend d’ailleurs même plus la peine de s’en cacher. L’entreprise en question a été fondée au XIXème siècle par John Bibby, un magnat qui avait fait fortune dans le commerce colonial et la déportation d’esclaves.

L’imaginaire occidental a depuis longtemps associé la punition et la mer. Les galères, à partir du XVIème siècle, tiennent lieu de prison. Au milieu du XIXème siècle, l’association devient presque naturelle. Alexandre Dumas et son comte de Monte Cristo sont passés par là. Les transports de forçat jusqu’au bagne de Guyane ou à l’île de Ré ainsi que la répression des communards suivront. Les sanctions maritimes sont alors à la fois réelles (de la mort par immersion à l’enfermement en milieu marin ou ultramarin), et imaginaires, voire mythiques sous la forme des monstres marins antiques ou médiévaux. Aujourd’hui plus que jamais ces monstres existent. Et ils ne sont pas en mer, mais à la tête de nos gouvernements.