L’« extrême centre » au pouvoir

« La démocratie court un grave danger, surtout dans ses fiefs européens ». Voilà comment commence le livre de Tariq Ali. Ce dernier avait déjà élaboré le concept d’« extrême centre » dans des articles et des essais antérieurs afin de rendre compte de la transformation des régimes bipartistes en un même bloc politique néolibéral. Les Républicains et les Démocrates aux États-Unis, le Labour et les Tories en Grande Bretagne, les socialistes et les conservateurs en France et dans l’État espagnol, les « grandes coalitions » en Allemagne, le centre-droit et le centre-gauche dans les pays scandinaves. Dans presque tous les cas, affirme Tariq Ali, le système bipartite s’est métamorphosé en un gouvernement d’union national.

Le cocon démocratique dans lequel a prospéré le capitalisme occidental jusqu’à présent a peu montré de failles. Depuis les années 1990, la démocratie a adopté en occident la forme d’un extrême centre, où le centre-gauche et le centre-droit ont été de mèche pour maintenir le statu quo ; une dictature du capital qui a réduit les partis politiques à l’état de morts vivants [1].

Le paradigme de la constitution de l’« extrême centre » trouverait son origine en Grande Bretagne, avec le passage du thatchérisme au Labour de Tony Blair. Pour illustrer cela, il cite les mots du conservateur Nigel Lawson : lui-même avait signalé dans le Financial Times que la tragédie du parti conservateur britannique avait été le fait que le véritable héritier de Thatcher soit en réalité le leader de l’opposition. Le Labour, soutient Tariq Ali, a été le succès idéologique le plus important de la contre-révolution des années 80.

Le travaillisme s’est érigé en défenseur d’un nouvel ordre économique, imposé par l’échec de la grande grève des mineurs anglais et par l’écrasement des syndicats par Margaret Thatcher. Coupes dans les dépenses publiques, réformes fiscales régressives (moins d’impôts pour les riches), suppression des droits de douanes, privatisations et dérégulation systématique ; en bref, néolibéralisme à 100%. Pour Ali, le Labour a été la continuation du thatchérisme par les mêmes moyens et est devenu le parti de la guerre et du capital financier. Ce qui signifie une rupture abrupte avec la social-démocratie traditionnelle.

Par le même processus, les inégalités ont augmenté, avec 1% de la société s’appropriant chaque fois plus de richesses, au détriment des secteurs pauvres, au chômage et salariés. Entre seulement 1990 et 1996, un million de personnes ont perdu leur foyer dans les expulsions réalisées par les sociétés de recouvrement de dettes, et 390 000 logements publics ont été saisies par ces entreprises.
La démocratie a beaucoup perdu de son contenu, à tel point que la défense de ce nouveau capitalisme néo-libéral était le seul son de cloche entendu parmi les différents partis. Le Royaume Uni s’est converti dans les années suivantes « en un pays sans opposition ». L’« extrême centre » a occupé le parlement comme un monolithe intégré grâce à la coalition des conservateurs et des démocrates libéraux, plus les travaillistes. Son programme : oui aux guerres impérialistes, oui l’Union Européenne, oui aux mesures de « sécurité » et au contrôle social. Le soutient enthousiaste de Blair envers les États-Unis pour la guerre en Irak (qui lui valu un grand discrédit quand furent mis en lumière les mensonges pour la justifier) fut le point culminant de ce processus pour la politique extérieure.

La domination de l’« extrême centre » est un phénomène européen. Il n’existe pas de différences fondamentales entres les partis de centre-droit et les partis de centre-gauche dans aucun pays, mis à part dans quelques cas où subsistent des différences idéologiques concernant la religion catholique, le mariage homosexuel, etc.

La crise de l’« extrême centre » : aile droite et aile gauche

Ces dernières années ont vu progressivement s fissurer ce monolithe de l’« extrême centre ». Fissures qui, avec la crise économique capitaliste, se sont approfondies, du fait de l’émergence de mouvements et de formations critiques à droite et à gauche.
En Grande Bretagne, ce défi est apparu en premier lieu avec l’ascension de l’UKIP. Ce parti xénophobe et eurosceptique a obtenu pas moins de 4 millions de votes aux élections britanniques de mai 2015, mais en raison de système électoral uninominal britannique, il n’a obtenu qu’un seul siège au Parlement.

Pour Tariq Ali, cette ascension de la droite – sans avoir à faire face à une opposition de même ampleur à gauche –, est dû entre autres raisons à la collaboration des syndicats et des dirigeants travaillistes dans les privatisations, ce qui a empêché une mobilisation sociale massive contre ces plans. Il affirme que « la lutte pour le leadership travailliste reste une cause perdue d’avance pour la gauche » et, par opposition, il soutient que « nous avons besoin d’une alliance des forces radicales pour construire un mouvement anticapitaliste en Angleterre ».

Cependant, ce point a besoin d’une clarification importante. Le livre est écrit à différents moments. En raison de la situation politique changeante dans les pays européens, quelques mois avant de publier son livre, l’auteur a introduit des changements et de nouveaux paragraphes qui actualisent, corrigent ou complètent ce qu’il avait écrit auparavant.

C’est peut-être pour cela que nous rencontrons dans son œuvre des définitions contradictoires. Ainsi, par exemple, on arrive au chapitre dédié au Royaume Uni, où il introduit un nouveau paragraphe sur « le phénomène Corbyn » [2], qui vient avec des attentes renouvelées et assure qu’avec lui « la politique anglaise a ressuscité ».

Le chapitre 3, « Turbulences en Méditerrané », est dédié a la Grèce et à l’État espagnol ainsi qu’aux « difficultés de l’extrême centre » sur son aile gauche. Sur ce point les mises à jour que l’auteur introduit vont en sens inverse, depuis les « illusions » jusqu’aux « frustrations ». En premier lieu, Ali parle de l’« espérance » qu’ont éveillé en lui des projets comme Syriza et Podemos [3], mais ensuite il se voit obligé d’ajouter un critique forte envers le parti d’Alexis Tsipras en raison de son retournement et de sa complète capitulation devant le Troika.

La partie consacrée à la Grèce inclut un reportage sur Stathis Kouvelakis, ancien membre de la Plateforme du Comité Central de Unité Populaire, la nouvelle formation des dissidents de Syriza. L’entretien fut réalisé peu avant que Syriza gagne les élections de janvier 2015. Kouvelakis affirmait alors qu’aussi bien Syriza que Podemos étaient « décidés à lutter en faveur d’une réforme démocratique et sociale fondamentale ». Et il ajoutait : « Il ne faut pas sous-estimer les espérances que beaucoup de monde ont mis dans Syriza et Podemos, dans toute l’Europe. Cela pourrait conduire à une recomposition des forces sociales et politiques plus grande au niveau européen, et mettre en marche un nouvel internationalisme ».

Mais le nouveau réformisme européen a prouvé à son tour en Grèce, et beaucoup plus rapidement qu’on ne s’y attendait, l’impuissance politique de quiconque intègre la Plateforme de Gauche de l’intérieur, comme Kouvelakis. Ali a du ajouter un post-scriptum recensant les concessions que Tsipras a faite pendant les négociations et pour dénoncer la capitulation finale devant la Troika. Ce qui a affaibli la position grecque depuis le départ, argumente-t-il, a été l’illusion « européiste » de Syriza, son « incapacité à comprendre que l’UE n’est guère plus qu’un appareil non-démocratique et dominé par le secteur financier pour garantir qu’aucun de ses États membres ne rompe l’actuel consensus politico-économique ». Les dirigeants de l’UE « ont planté leurs crocs » pour détruire cette « alternative modérée » qui avait émergé en Grèce. La Grèce a été « trahie » déclare Tariq Ali, et Syriza a commencé à ressembler « au cadavre infesté de vers du discrédité PASOK ».

Pour ce qui est de l’Etat espagnol, il reproduit un entretien avec Pablo Iglesias, au moment même où se déroulent les négociations entre la Grèce et la Troika. L’esprit « conformiste » du leader de Podemos devant les chantages et les impositions de Bruxelles peut se voir clairement quand il affirme que « même en gagnant les élections, les possibilités de transformation sont très limitées (…) Nous le voyons en Grèce ». Malgré cette affirmation, l’auteur n’ajouta pas nouveaux post-scriptum « critiques » sur Podemos, que se soit par manque de temps ou parce qu’il maintenait l’espoir qu’il pût constituer un « défi » à l’« extrême centre ».

Grâce à la présentation de son livre à Madrid en octobre, nous avons pu interroger personnellement Tariq Ali à propos de la dynamique de Podemos durant les derniers mois, ce qui aurait pu faire l’objet d’une annotation postérieure à la publication du livre. Nous reproduisons ici cet échange :

« Quel est votre avis sur la dynamique très récente de Podemos ? Que pensez-vous notamment des déclarations du secrétaire de l’organisation, Sergio Pascual, sur le fait que les accords avec l’OTAN allaient être respecté « à la virgule prêt » ; ou la nomination de l’ancien chef de l’état major de la Défense de Zapatero, le général Julio Rodríguez, sur les listes électorales ? Ne peut-on y voir une évolution et une adaptation rapide visant à « occuper le centre politique ».
Tariq Ali : "La première période de Podemos a été très positive, parce qu’elle avait ces liens avec les assemblées qui remettaient en question et critiquaient le leader au niveau national. Mais la question était alors, quelle forme allait avoir ce parti ? Serait-il un parti de gauche ? Telle était le grande question. Et Podemos n’a jamais dit s’ils étaient un parti de gauche ou de droite. Je me suis disputé avec eux, de manière amicale. Je leur ai dit, tout le monde le sait, que les espagnols savent que vous êtes un parti de gauche. Pourquoi le cacher. Ils disaient qu’ils ne voulaient pas se voir associer à une gauche qui était discréditée. Comme le PSOE, comme les syndicats. Je leur ai dit qu’il y avait des manières de faire face à cela, qu’ils n’avaient pas a renier qui ils étaient, en prétendant être ce qu’ils ne sont pas : c’est de l’opportunisme électoral, prétendre être quelque chose qu’ils ne sont pas pour attirer des gens qui ne sont pas alignés avec eux.
Ensuite Cuidadanos a émergé, et ils ont dit qu’ils étaient contre la corruption des politiques de gauche et de droite, et Cuidadanos a bénéficié du soutien des grands médias. C’est alors que s’est posé la question de savoir où iraient les électeurs.
Et je crains que Podemos n’entre dans ce jeu des médias, en prétendant être ce qu’il n’est pas, parce que c’est un projet à court terme. Les résultats de cette tactique nous les avons devant nous. Non seulement, comme tu le disais, cela a conduit à la nomination d’un ancien général de Zapatero, ce que nous ne pouvons soutenir. Mais aussi l’accolade à Syriza depuis sa capitulation. Pour moi cela fut une grande, une énorme erreur.
Et que dire de l’OTAN ? L’argument selon lequel nous avons besoin de l’OTAN pour « démocratiser » les forces armées espagnoles, est pour moi une plaisanterie totale. Comme si l’OTAN était une organisation « superdémocratique ». Ce n’est pas le rôle de l’OTAN de « démocratiser » les armées, mais au contraire, ils sont là pour ajuster toujours plus la discipline, c’est-à-dire faire ce que disent les États-Unis.
L’autre grand problème actuel avec Podemos c’est son addiction complète à l’Union européenne. Cela laisse un grand espace à la droite pour critiquer l’Union européenne (…) C’est pourquoi, à mon avis, ils sont en train de commettre beaucoup d’erreurs. La ligne stratégique est mauvaise. On ne peut essayer de monter en intention de vote en trompant et en trichant avec les gens."

La crise du centre et le recherche de centralité

Tariq Ali analyse la constitution de l’« extrême centre » et l’assimilation complète des partis sociaux-démocrates à cette dynamique. Son pari est que devant la crise de l’« extrême centre » s’ouvrent des brèches qui posent les conditions pour l’émergence des projets réformistes qui le contesteraient et parviendraient à le battre, mettant un terme au processus de « perte de substance de la démocratie ».

Cependant, ses grands espoirs en Syriza et Podemos se sont rapidement transformés en frustrations, surtout en ce qui concerne le premier. Quand il aborde quelles sont les alternatives possibles pour contester et battre l’« extrême centre », il propose les « mouvements bolivariens » d’Amérique latine comme modèle (auxquels il se réfère de manière enthousiaste, mais complètement idéaliste, sans prendre la peine de les analyser). Au terme du livre apparaît l’idée de retourner à ce qu’il considère comme l’esprit « originel » de Syriza et Podemos, le projet d’une gauche européenne qui défend un programme de « réformes sociales » et de « démocratie radicale ».

Arrivé là, Ali ne tire pas jusqu’au bout les conclusions de l’échec de Syriza. Un échec qui n’est pas le fait seulement de la stratégie « européiste » du parti grec mais, surtout, de sa stratégie réformiste. Syriza et Podemos non seulement n’a « contesté » - ni encore moins « battu » - l’« extrême centre », mais ont plutôt facilité les tentatives de régénération des régimes et des États.

Dans le cas de la Grèce, la défaite assénée au gouvernement de Syriza, a permis au parti de l’« extrême centre » européen une relative stabilité après avoir souffert une grave crise depuis le début de la crise capitaliste qui a éclaté en 2007/2008. Par sa capitulation inconditionnelle à la Troika, Tsipras a ravivé l’idée réactionnaire selon laquelle « il n’y a pas d’alternative ».

Dans le cas espagnol, le course désespérée de Pablo Iglesias derrière la « centralité politique » l’a conduit à ressembler à une mauvaise copie du PSOE, avec lequel Podemos a conclu des accords politiques depuis les élections locales et municipales espagnoles. Le comble a été d’intégrer a ses listes un ancien général de l’OTAN, qui défend l’intervention impérialiste en Libye comme une « action humanitaire et démocratique ». Le renforcement de Ciudadanos dans les sondages, un parti tout droit sorti de la droite libérale, au détriment de Podemos, marque le devenir de la « crise » et de la « régénération ».

Pour Ali – comme d’autres intellectuels, parmi lesquels Kouvelakis – la causes de tous les échecs est a attribuer à l’« europésime » de Syriza. Il commente que récemment il a changé d’avis sur la possibilité d’un référendum au Royaume Unis sur l’appartenance à l’Union européenne. Alors que par le passé il ne serait pas aller voter, il dit, maintenant, qu’il voterait pour le « Non ». Il illustre ainsi un déplacement vers un « souverainisme de gauche » auquel souscrivent d’autres intellectuels de gauche, et qui s’accentue depuis le fiasco retentissent de Syriza [4].

La plus grande faiblesse de sa position est de penser que ce « chancellement de la démocratie », comme il définit la domination de l’« extrême centre », peut s’« inverser » de manière progressive dans le cadre du capitalisme européen – ou de plusieurs États nationaux capitalistes européens –. Comme si l’on pouvait « donner un corps » démocratique aux institutions de la démocratie capitaliste, au moyen d’une série de réformes et d’un retour à « l’État nation ».

Il perd de vue que les configuration de l’« extrême centre » répondent aux intérêts du capitalisme impérialiste, des monopoles et des grandes banques et que, sans en finir avec sa domination, il n’est pas possible d’imaginer aucune forme d’État un minimum démocratique.

L’expérience des réformismes européens pendant cette année montre que tout essai de réformes démocratiques et sociales est condamné à l’échec, qu’il ne peut se passer d’un moment de « rupture », de la mobilisation ouvrière et populaire et de l’hégémonie sociale de la classe laborieuse, avec des méthodes de lutte radicales. Du point de vue des intérêts des secteurs ouvriers et populaires, la voie parlementaire, évolutive et institutionnelle, qu’elle soit « européiste » ou « souverainiste », n’est pas une alternative réaliste.

Ces jours-ci, depuis les attentats de Paris du 13 novembre, l’« extrême centre » européen connaît une nouvelle poussée, mais cette fois-ci du côté de la droite et de l’extrême droite, dans laquelle elle s’est largement inspiré de façon a pouvoir se maintenir. En France, le Parti Socialiste de Hollande a fait sienne la politique guerrière et liberticide des néoconservateurs, jusqu’à adopter en partie le discours de Marine Le Pen et du Front National ; alors qu’au même moment le Front de Gauche et le PCF soutiennent de leur vote l’état d’urgence pour trois mois. En Allemagne, Merkel est contestée pour sa politique migratoire, par la droite et l’extrême droite qui exigent des politiques de « tolérance zéro » pour les réfugiés. La Hongrie, la Slovaquie et d’autres pays, érigent des barrières frontalières pendant que la Pologne adopte un gouvernement ouvertement xénophobe.

Mais la crise de l’Europe du capital et ses profondes contradictions, exprimées crûment par ce qu’on appelle « le crise des réfugiés » et la menace de nouveaux attentats, peuvent aussi ouvrir de nouvelles possibilités de contester l’« extrême centre » depuis la gauche, en développant un mouvement anti-guerre combatif, contre le racisme et les politiques xénophobes, et qui se dote d’un programme anticapitaliste. Les possibilités s’offrent à nous.