Voilà comment se déroule le changement d’équipe de nuit d’un centre logistique sous-traitant d’Inditex. On bosse par saison, avec un contrat dont on ne sait jamais quand est ce qu’il va prendre fin. On nous divise par table, de 7 ou 8 femmes, chacune dirigée par une responsable de table. Dans cette entreprise il existe la responsable qu’on ne voit jamais, les responsables de changement d’équipe, les responsables secondaires, les responsables de table, et puis il y a les travailleuses fixes, celles qui suivent les différentes saison, les nouvelles et puis, fréquemment les filles de ETT’s. En fonction du groupe auquel tu appartiens, dépend le traitement que tu reçois. Inutile de dire qui sont les plus mal traités.

On arrive sur les tables. En temps normal, il y a deux types de tâches : sortir le vêtement ou le mettre sur le cintre. Sortir le vêtement consiste à renverser les grands cartons pleins de vêtements sur la table et les sortir des sacs. C’est le travail le plus abrutissant et le plus dur physiquement, mais il t’épargne l’étouffante pression du rythme pour tenir les objectifs. En face, il y a celles qui mettent sur cintre tout ce qui sort du carton, qui sont clouées dans la même posture, debout, et qui gesticulent en répétant les mêmes gestes mécaniques comme des poupées. Dans la mesure du possible, plus de 300 fois dans la même heure.

Ces vêtements passent alors dans une machine pour y être repassés et arrivent à la mise en sac où travaillent les hommes. Le travail est divisé selon les sexes : eux ce sont les porteurs des entrepôts, qui chargent et déchargent les camions, transportent les cartons et les vêtements et mettent en sac les cintres avec des machines. Nous, nous sommes les ouvrières textiles, qui mettons sur cintres, étiquetons et repassons. Cette frontière est quasi infranchissable.

La vitesse commence à nous faire tourner la tête. Il faut sortir les vêtements vite pour passer le tout à celles qui cintrent. On ne peut pas se permettre d’être sans vêtement dans les mains une seule seconde, car on y « perdrait du temps ». Ce temps qui est sans cesse compté pour tenir la production. Chaque minute compte - « plus vite ! » crie une voix qui ne résonne pas seulement dans ta tête.

Sous les regards attentifs de tous les responsables et les caméras de surveillance commence la compétition. Plus tu es rapide, plus tu as de chance d’être gardée jusqu’à la fin de la saison et d’être rappelée pour la suivante.

A deux heures du matin, vient la pause de 15 minutes. On prend notre kit de survie : de l’eau, quelque chose pour étouffer la faim, de la crème pour les mains, de la crème anti-inflammatoire et de l’ibuprofène. Et si la douleur emprunte d’autres chemins, il y aura toujours quelqu’un pour te prêter tout ce qu’il manque dans ta trousse. C’est incroyable de voir que pendant ces quelques minutes, on arrive à manger, fumer deux cigarettes, boire et même parfois à parler. Voilà ce qui, à leurs yeux, justifie le fait de ne pas nous augmenter le temps de repos.

On y retourne, et là tu te rappelles de ce cours qu’ils t’ont fait suivre sur les risques du travail. « Il est très important de tourner sur les postes » alors que chacune retourne à sa place. « Les caisses se portent à deux » mais on y perd trop de temps. « Une position adaptée et un plan de travail ajusté à la bonne hauteur » alors qu’il n’existe que des palettes identiques pour t’aider à te surélever un peu par rapport à la table. Ce cours ne devrait pas être plutôt donné à la boite ? Ce n’est pas plutôt eux qui ont l’obligation de remplir ces normes ?

Je crois que notre grand chef supérieur, Amancio Ortega, n’apporte pas beaucoup d’attention à la charge que nous portons sur notre dos, au nombre de coupures et de blessures sur nos bras, aux contusions et brûlures sur nos corps, ni combien nos mains sont gonflées, à la quantité de fibres, de poudres, de vapeurs qui emplissent nos poumons à chaque seconde. De même qu’il se fout pas mal des vies misérables des femmes d’Inde ou de Chine qui confectionnent chaque vêtement que nous pendons.

Ils disent que grâce à ces centres logistiques il a pu réussir à construire son empire. Ils le louent pour être parvenu à réduire à seulement 20 jours le temps entre la conception d’un vêtement jusqu’à son arrivée dans n’importe quelle boutique du monde. Ils ont seulement oublié qui parvient à faire cela, toutes ces mains qui passent sur ces articles de mode, qui travaillent de longues heures à un rythme frénétique pour moins de 4 euros de l’heure. Vous vous demandez encore comment Amancio Ortega a pu amasser une telle fortune ?

La journée continue et tu commence à prendre conscience de chaque minute qui passe, qu’il n’y a pas de place pour la fatigue bien qu’à chaque moment ton corps et ta tête te pèsent un peu plus. Et malgré le fait que déjà tes yeux sont rouges, ils continuent à répéter qu’il ne faut pas baisser le rythme, qu’il faut tenir la production.

Enfin, il est 5h55. « C’est bon » et on sort en courant avec nos sourires fatigués devant la relève qui affiche les traits tirés et la mine fatiguée. Quelques unes iront dormir, les autres commencent une autre journée de travail, à s’occuper des enfants, de la cuisine, et du ménage.