Parle-nous de la League of Revolutionnary Black Workers (Ligue des Travailleurs Noirs Révolutionnaires) : qu’est-ce qui a mené à leur formation, quelles étaient les perspectives, et qu’est-ce qui les différencie des autres groupes révolutionnaires de l’époque ?

La League of Revolutionnary Black Workers s’est créée dans le Detroit de la fin des années 1960. C’est la conséquence de l’agitation de "l’Amérique noire", qui a généré la période la plus dynamique dans le mouvement de libération des noirs. L’histoire particulière de laLigue s’est construite autour de la Grande Rébellion de 1967 ("the Great Rebellion", qui est par ailleurs la rébellion la plus importante dans l’histoire des Etats-Unis), ainsi qu’autour des traditions radicales de la ville, de l’évolution de l’industrie automobile, et de l’intense racisme qui caractérisait Detroit depuis le tout début du XXe siècle.

La Ligue s’est concentrée sur l’organisation des travailleurs de l’industrie et sur sa structure organisationnelle non-hiérarchique, ce qui l’a différenciée des autres groupes militants majeurs. La jeunesse noire radicale s’était mobilisée pour des réformes radicales, dans le syndicat United Auto Workers (UAW, "Travailleurs de l’Automobile Unis") et dans la ville de Detroit déjà depuis des années. La Grande Rébellion a laissé la communauté noire rechercher à mettre fin, et ce de manière permanente,à son statut de seconde classe. Débutant parun journal intitulé The Inner-City Voice et des organisateurs présents sur place, le Dodge Revolutionnary Union Movement (DRUM,"Mouvement du Syndicat Révolutionnaire de Dodge")s’est formé à l’assemblée générale du site de Dodge. En mai 1968, le DRUM a mené une grève combattive de plus de quatre mille travailleurs. La revendication d’un pouvoir socialiste et noir s’est beaucoup renforcée à ce moment-là. De nombreux mouvements du même nom, les RUMS, se sont rapidement formés par la suite, à Cadillac, UPS, Ford, et ailleurs. Des étudiants et autres groupes se sont joints. L’organisation s’est ensuite coalisée sous le nom de League of Revolutionnary Black Workers.

Alors que la crise économique a favorisé la montée du populisme gauche-droite et un nationalisme économique qui pourrait un jour mener à la ré-industrialisation, nous n’avons aujourd’hui riende tel que le Detroit de la fin des années 1960, où les travailleurs de l’industrie représentaient 35% de la classe ouvrière. C’était alors dur d’orienter la lutte dans la perspective de la Ligue :devoir le contrôle de la production comme nécessaire afin de gagner le pouvoir de contrôler l’économie. Cette perspective a-t-elle toujours sa place dans une économie où le secteur des services prend de plus en plus d’importance dans l’activité économique et dans le syndicalisme ?

Le site de l’industrie de masse à Detroit, comme beaucoup aux Etats-Unis, n’existe plus, mais beaucoup d’autres perspectives de la Ligue sont toujours pertinents, non pas comme un modèle à suivre mais comme une orientation à considérer comme telle et à affiner. La concentration première de la Ligue portait sur la classe ouvrière,dans le sens où des travailleurs radicaux organisés pouvaient changer la société beaucoup plus rapidement et de manière efficace, que les gens dans la rue sur lesquels les Black Panthers se focalisaient, ou sur de divers mouvements étudiants. Un tel site industriel de masse n’existe pas en 2016, mais si on utilise une définition élargie des travailleurs qui comprend tous les salariés américains, les travailleurs représentent une vaste majorité de la population. Beaucoup de ces travailleurs actuels sont des "cols blancs", qui se considèrent eux-mêmes comme des professionnels et n’ont pas de passé syndical. Les radicaux ont fait peu d’effort pour organiser ces groupes et se concentrent habituellement sur les salariés des fast-food plutôt que sur ceux du secteur de la haute-technologie.

John Watson, un des leaders de la Ligue, a régulièrement remarqué que si les travailleurs noirs seulement se mettaient en grève, la société serait immédiatement paralysée. Cette logique est tout aussi pertinente aujourd’hui, car se concentrer sur les travailleurs à tous niveaux (pas seulement dans l’industriel ou l’agricole)pourrait avoir ce même effet. Par exemple, si tous les professeurs de faculté faisaient grève, la plupart des universités serait fermées puisqu’ils assurent 80% des cours. Les grèves du secteur portuaire bloquent les transports de marchandises. Les radicaux ont besoin d’avoir l’imagination pour comprendre que le contrôle de la production de masse est toujours possible même si les moyens actuels de production sont bien différents de ceux du passé. Tout le domaine des travailleurs de la communication électronique a été oublié. Les travailleurs ont un pouvoir qu’ils n’utilisent pas.

Un autre secteur de la production moderne qui n’a pas été totalement exploré est le processus de production à temps...Arrêter une seule partie de ce processus ou se débarrasser du timing serait très largement efficace. On a besoin de réfléchir à quelles tactiques pourraient être efficaces.

La critique que le DRUM avait fait sur les arrangements de paix du travail de l’UAW dans les années 1960 et 70 a fait suite à d’autres luttes combatives, et par l’augmentation du syndicalisme dans le secteur public. Mais les taux de syndicalisation et d’activité de grève ont toujours été très bas depuis cette époque. Vois-tu des ouvertures aujourd’hui quant à l’approche du DRUM, en prenant la lutte contre le racisme sur le lieu de travail, et en se confrontant directement avec le management et le pouvoir des entreprises compétitives ?

Trop souvent, quand je regarde de plus près les travailleurs qui s’organisent,ça se focalise sur le lieu de travail. La Ligue avait conscience qu’il fallait voir les travailleurs dans un contexte large. Les travailleurs étaient tout de suite liés aux problèmes d’habitation, d’éducation publique, de services médicaux,au programme complet pour un progrès personnel et familial. Ces problèmes ne peuvent être résolus de manière ultime qu’avec une restructuration générale de la société. Cette perspective a besoin de faire partie de chaque mouvement qui entrainerait une partie significative des 10 millions de votants Bernie Sanders, dans un mouvement socialiste dynamique.

Une autre manière par laquelle la Ligue se démarque des organisations telles que les Blacks Panthers, est qu’elle ne s’est pas organisée par le biais de sections au sein d’une structure hiérarchique traditionnelle, avec les leaders de la Ligue comme leaders nationaux. Aux résultats des organisations locales qui recherchaient une affiliation, la Ligue répondait que chaque ville ou région devait s’organiser selon sa propre vision des conditions locales, conditions déterminées par les leaders et militants locaux.Quand il y avait assez de ces organisations avec des militants significatifs, un Congrès national des Travailleurs Noirs ("national Black Workers Congress") pouvait se former en tant que fédération, plutôt qu’en parti d’avant-garde.

La Ligue a choisi cette position parce qu’elle ne voulait pas être dans une situation où un local, dans lequel il y aurait seulement un contact minimal et distant, pourrait faire une action qui heurterait l’organisation à Detroit.La Ligue a aussi pensé qu’elle ne connaissait pas les conditions locales auxquelles chaque groupe devait faire face et n’avait pas une formule qu’ils voulaient que tout le monde suivent. La sécurité était aussi une préoccupation majeure. La direction de la Ligue n’a jamais été pénétrée par la police ou des agents fédéraux grâce à une surveillance rigoureuse qu’ont exercé les membres proches de la direction. Cela n’aurait pas été possible avec une organisation nationale, et particulièrement étant donné le nombre limité des organisateurs haut placés.Ceux à l’origine du mouvement actuel feraient bien de garder ces éléments en tête pendant qu’il s’étend et se massifie.

Ce qui est important de souligner également, c’est que la Ligue avait délibérément une direction composée de six personnes. Cela a mis en difficulté les autorités qui voulaient contrecarrer la Ligue en visant une personne. Des maladies ou affaires personnelles qui avaient affecté les personnes de la direction ne paralyseraient pas l’organisation. L’idée d’une direction à plusieurs têtes a aussi permis de freiner l’émergence d’une seule personne qui aurait mené de facto à un culte de la personnalité. A l’échelle pratique, les dirigeants puissants avaient également des domaines dans lesquelles ils étaient spécialisés, mais de manière transparente et avec des discussions avec les autres. Cela laissait plus de pouvoir et de responsabilité aux unités locales.

En plus d’organiser les usines, l’autre activité fondamentale de la Ligue des Travailleurs Noirs Révolutionnaires largement décrite est la publication de leurs journaux, Inner City Voice et South, comme outil pour étendre leur lutte. Etant donné l’importance des nouveaux médias aujourd’hui, penses-tu qu’un journal pourrait toujours jouer un rôle dans l’organisation, comme les RUMS ont pu le faire, ou bien est-ce que les nouveaux médias les ont remplacé ? Quels aspects de leur utilisation du journal pour s’organiser pourrait être repris dans les nouveaux médias ?

Comme la plupart des organisations luttant pour les droits civils, la Ligue comprenait l’importance des médias et que ces médias de masse étaient une création de la classe capitaliste. La seule option au long terme était de posséder ou de contrôler un média qui pouvait atteindre un public de masse. A cette époque, cela a pris la forme d’une circulation massive de journaux, de clubs de lecture, de librairies, de cinéma indépendant, et d’autres activités liées. Aujourd’hui, on mettrait évidemmentplus l’accent sur les réseaux sociaux. La constante est que le média de la Ligue se souciait moins de dire la vérité au pouvoir{}que de rappeler aux gens qu’ils avaient un réel pouvoir quand ils savaient la vérité. Dans ce sens, ils ont continué le vieux dicton datant de la Première Guerre mondiale, "jeter de l’huile sur le feu du mécontentement"(référence au chant anglophone "). Parmi les moyens que la Ligue a utilisé pour traiter la déformation de son message, elle s’employait à gagner le contrôle du journal de la Wayne State University et en faire le troisième quotidien de la ville avec des milliers de copies avec du contenu radical destiné quotidiennement aux portes des usines, laveries automatiques, salles d’attente d’hôpital, réunions du PTA, et autres. La Ligue a dit avoir socialisé un organe capitaliste, avec comme bonus, être payé par l’Etat pour faire campagne contre l’ordre capitaliste.

Beaucoup a changé dans les moyens de s’organiser sur le terrain, depuis que Marvin Surkin et toi ayez écrit le chapitre intitulé"Trente ans plus tard" ("Thirty Years Later") dans la version mise à jour. On traverse une période où Black Lives Matter possède le potentiel de radicaliser de plus en plus la jeunesse, et Detroit était régulièrement cité dans les informations pour sa ruine ces dernières années. Quelles sont les leçons qu’une nouvelle génération de militants pourrait tirer de la Ligue ?

Mike Hamlin, un membre de la direction de la Ligue,a toujours eupeur que les perspectives socialistes de la Ligue n’étaient pas nécessairement partagées par tous ses membres. Les dirigeants de la Ligue avaient rencontré Che Guevara à La Havane et à New-York. Certains avaient été poursuivis en justice pour avoir participer à une émeute. Certains avaient supporté le mouvement RAM (Revolutionnary Action Movement, "Mouvement d’action révolutionnaire") de Robert Williams. Ces éléments étaient connus des travailleurs noirs qui ont mené une vie sortant réellement de l’ordinaire. Ils ont supporté la Ligue par courage, intégrité, et la capacité de sa direction à exiger et obtenir du changement sur le lieu de travail. En temps voulu, la direction croyait que les membres deviendraient plus orientés sur le plan idéologique. Cela résulterait avant tout de l’action directe plutôt que de la discussion et des images radicales. Les petites victoires que les travailleurs pouvaient voir étaient bien plus puissantes que les défaites suivant une action héroïque.