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Argentine

Milei, la « doctrine du choc » et le decretazo

L’annonce d’un décret portant de très nombreuses dispositions anti-sociales a généré de premiers éléments de riposte face au gouvernement d’extrême-droite argentin. Esteban Mercatante revient sur le contenu de ce texte, au service du patronat.

Esteban Mercatante

25 décembre 2023

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Milei, la « doctrine du choc » et le decretazo

Mercredi soir, après une journée marquée par la mobilisation de secteurs des mouvements sociaux et de la gauche contre les mesures d’austérité du gouvernement, un message enregistré de Javier Milei a été diffusé. Le président apparaît assis entouré de tous ses ministres. À sa droite, debout et souriant, habillé en maître de cérémonie, se trouve une personne qui n’a aucun portefeuille ministériel ni aucune autre fonction connue dans ce gouvernement. Il s’agit de Federico Sturzenegger, l’auteur du texte du Décret de nécessité et d’urgence (DNU) dont Milei s’apprêtait à annoncer l’officialisation.

Peu après, alors que le décret venait d’être annoncé, un son métallique a envahi les rues de Buenos Aires, de La Plata et d’autres villes de l’agglomération : les casseroles, qui nous rappelaient une fois de plus que nous étions le 20 décembre [date anniversaire du soulèvement contre le gouvernement de de la Rúa en 2001, NdT]. Jeudi, la manifestation s’est poursuivie et élargie, notamment dans le reste du pays, avec Rosario et Córdoba comme lieux de prédilection.

Pour le président, il s’agit d’un « syndrome de Stockholm » : des gens n’apprécieraient pas les libertés qui leur sont accordées et préfèrent continuer dans un « modèle d’appauvrissement ». S’agit-il de cela, ou bien l’explication rapide du contenu du DNU auraient-elles fait comprendre à certains que, avec cette loi, certains seront plus « libres » que d’autres, pour paraphraser une célèbre phrase de la Ferme des animaux de George Orwell ?

A l’extérieur de Sektor

La présentation a duré un peu moins de vingt minutes, dont plus de la moitié a été consacrée à répéter les diagnostics terribles (et truffés d’inexactitudes) sur la situation économique dont le gouvernement prétend hériter, des éléments que Milei avait déjà souligné lors de son entrée en fonction (et que Luis Caputo a répétés lorsqu’il a lancé son plan d’austérité), mais aussi à fulminer contre le communisme et autres « collectivismes », sur la base des affirmations infondées dont il est coutumier depuis longtemps. Moins de dix minutes lui ont suffi pour présenter un règlement de 366 articles et plus de 80 pages avec lequel il entend introduire des modifications dans les domaines les plus divers de la régulation économique et du fonctionnement de l’Etat.

Avec ce DNU, l’exécutif s’immisce clairement dans des domaines qui relèvent de la compétence exclusive du pouvoir législatif. Cette ingérence a été facilitée par la réforme constitutionnelle de 1994. Depuis 2006, un règlement présenté par Cristina Fernández lorsqu’elle était sénatrice a étendu les pouvoirs législatifs de la présidence en limitant la capacité du Congrès à les rejeter (si une seule chambre législative ne les rejette pas, ils restent en vigueur, et il n’y a pas de délais obligatoires pour que le DNU soit soumis à l’approbation ou au rejet). Ces outils sont aujourd’hui utilisés de manière extrême par le « libéral libertarien » qui est passé de la défense de l’État minimal à celle de « l’État, c’est moi ». Par sa seule signature sur ce projet de loi gigantesque, Milei entend instaurer une remise à zéro généralisée. Et poser les bases, dès le début de son gouvernement, pour légiférer sans se soucier de passer par le Congrès, sauf quand le Président le jugera opportun.

Le DNU, publié ce 20 décembre au journal officiel, abroge totalement 30 lois (et partiellement 27 autres) et 8 décrets, et remplace 237 articles et paragraphes de règlements existants. Sans aucune modestie, le règlement a été publié sous le titre « Bases pour la reconstruction de l’économie argentine ». Les questions réglementées, divisées en 16 titres (eux-mêmes subdivisés en chapitres), vont de la simplification administrative dans des domaines tels que les douanes ou le registre des véhicules, à l’intention d’introduire de profonds changements dans les relations de travail et les syndicats, la politique aérienne, le système de santé, les entreprises publiques (pour permettre leur privatisation), les clubs de football mais aussi le système de retraite et de pension. Aucun domaine n’est laissé de côté : le DNU élimine la loi sur les loyers, accorde la « liberté » aux institutions financières de fixer des taux punitifs pour les cartes de crédit sans limites, permet aux sociétés privées de santé de fixer leurs tarifs comme elles l’entendent (à la fin de la semaine, les sociétés de prépaiement ont envoyé à leurs clients la notification d’une augmentation de 40 % de leur prochaine facture).

Au milieu de toute cette offensive législative, nous trouvons ce qui, pour l’auteur présumé de la loi – que nous qualifierons ainsi car de nombreux éléments montrent que plusieurs mains intéressées sont intervenues dans la rédaction de certaines parties pour assurer l’introduction d’articles qui portent le nom et le prénom du bénéficiaire - est la clé du décret : des changements dans le Code civil et commercial de la nation permettant que les contrats en devises autres que le peso argentin soient exécutés dans la devise convenue, sans que les tribunaux puissent imposer l’obligation inverse de les régler en pesos. Une porte ouverte à une dollarisation dont Milei ne parle plus, mais qui, comme Conan, ressurgit sous une forme fantomatique dans de nombreuses décisions de ces premiers jours de gouvernement.

1, 2, ultra-violent

« Seule une crise - réelle ou perçue - permet un véritable changement », a déclaré Milton Friedman, l’un des ancêtres de Milei, dans la préface de la réédition de 1982 de Capitalisme et liberté. Friedman qualifiait les bouleversements d’ampleur d’événements capables de briser « l’inertie - la tyrannie du statu quo ». Il a été l’un des premiers auteurs à proposer ce que Naomie Klein définirait comme la « doctrine du choc », selon laquelle les événements perturbateurs sont exploités (et stimulés) pour faciliter l’imposition de politiques qui se heurteraient autrement à une forte résistance. Dans le même sens, Milei a utilisé la crise, dont il a encore amplifié l’ampleur avec des chiffres farfelus (du moins encore aujourd’hui) évoquant notamment un pseudo taux d’inflation annuel de 15 000 %. Autre tour de vis, toujours avec le DNU, imposé sans débat et sans délais, il entend provoquer un choc, changer les règles avant même que l’on ait pu comprendre ce que cette nouvelle législation propose dans toutes ses facettes.

Le travail est l’un des domaines où, à travers la DNU, Milei utilise sa tronçonneuse. Les modifications portent sur différents niveaux. Le premier niveau est celui des conditions d’emploi. Les indemnités de licenciement sont réduites et, dans le même temps, les conditions sont créées pour encourager leur remplacement par des fonds de licenciement tels que ceux appliqués dans l’UOCRA (le secteur du bâtiment- NdT). La période d’essai passe de trois à huit mois. Il est proposé qu’un patrons ayant cinq employés ou moins puisse devenir un « travailleur indépendant » avec des collaborateurs, ce qui ouvre la porte à un nouveau régime de travail pour les petits employeurs, dont la portée et les conséquences feront l’objet d’une loi (ou DNU) que l’exécutif annoncera ultérieurement.

La porte est également grande ouverte à la fraude au travail : des limites sont posées à la présomption d’existence d’un contrat de travail « lorsque la relation implique la passation de contrats de travail ou de services professionnels ou de commerce et que les reçus ou factures correspondant à ces formes de contrats sont émis ou que le paiement est effectué conformément aux systèmes bancaires déterminés par la réglementation correspondante ». Ce « contrat de travail », par lequel l’employé devient un contribuable unique, est l’une des formes les plus typiques de dissimulation d’une relation de travail frauduleuse. En outre, les amendes pour travail non déclaré sont supprimées. C’est une invitation au développement de l’emploi précaire en toute impunité pour les employeurs. Et ce n’est pas tout : le congé de maternité peut être réduit « volontairement » par les employés. La porte est ouverte au retour en force de l’externalisation de la main-d’œuvre qui a fleuri dans les années 1990. Le principe de la règle la plus favorable et de l’inaliénabilité est modifié au détriment des travailleurs, ce qui permet aux employeurs et aux employés de s’entendre sur des réglementations désavantageuses pour ces derniers.

Le deuxième niveau est celui des conventions collectives. La loi fixe des limites à ce que l’on appelle le principe d’« ultra-activité », qui désigne le fait que les conventions collectives gardent leur validité même si elles ont expiré, et ce tant qu’elles ne sont pas remplacées par de nouvelles conventions. Précisons que dans les faits ce principe a été très relativisé car les bureaucraties syndicales ont rendu possible de vastes révisions régressives de celles-ci [1]. Avec le DNU, seules les clauses concernant les conditions de travail continueront d’être soumises au principe d’ultra-activité, mais pas toutes les autres. Cela concerne donc de très nombreuses dispositions des conventions collectives qui tomberont au moment de leur expiration et si elles ne sont pas renouvelées. Des limites sont également imposées aux assemblées [ouvrière sur les lieux de travail, NdT], qui ne peuvent avoir lieu qu’à condition de ne pas « nuire aux activités normales de l’entreprise ou affecter les tiers ». La loi met également des obstacles à la poursuite de la collecte des cotisations syndicales par les syndicats et établit que chaque travailleur doit donner son accord pour les déductions, une mesure démagogique qui cherche à s’appuyer sur le discrédit généralisé envers la bureaucratie syndicale.

Un dernier niveau est celui des conflits, où le DNU s’immisce également. La principale limite au droit de grève est donnée par l’extension des services considérés comme essentiels ou « d’importance transcendantale ». Dans les premiers, qui comprennent le secteur de la santé, de l’éducation jusqu’au niveau secondaire, et aussi les transports, les services publics, les télécommunications, l’aéronautique commerciale et le contrôle du trafic aérien, ainsi que les services douaniers, une couverture minimale de 75 % est requise. Les activités « critiques », qui comprennent les grands secteurs de l’économie tels que les banques, la radio et la télévision, l’industrie alimentaire, les secteurs d’exportation et les activités industrielles qui doivent être menées de manière continue, doivent être couvertes à 50 % au minimum. En outre, les blocages d’entreprises et « l’atteinte à la liberté de travail de ceux qui n’adhèrent pas à une grève » feront l’objet de sanctions, y compris le licenciement motivé. Cela ouvre la porte à toutes sortes d’arbitraires et de licenciements pour cause de lutte, auxquels les patrons font déjà appel avec la législation actuelle, et chercheront à le faire encore davantage si les conditions légales sont plus favorables.

La prétendue « dérégulation » des conditions de travail est un euphémisme grossier pour établir en réalité une réglementation en faveur du plus fort, à savoir le patronat. Le libéralisme, friand de ce genre d’abstraction qui lui permet d’afficher un visage plus sympathique de l’ordre social capitaliste, considère que la relation de travail repose sur un contrat entre égaux. Certes, il y a deux parties qui exercent leur volonté en s’engageant dans la relation salarié-employeur. Un contrat est censé se produire sans aucune contrainte, et dans ce cadre les deux parties ont des obligations et des droits. Si l’on restait sur ce terrain, on ne pourrait qu’être d’accord avec les partisans de la liberté (économique) qui veulent imposer (avec toute la violence de l’État) le moins de réglementation possible entre les parties. Mais cette égalité formelle implique une inégalité matérielle fondamentale. Celui qui achète de la force de travail ne met en jeu que la possibilité de gagner plus ou moins. Ceux qui vendent leur force de travail mettent littéralement en jeu leur vie, leur nourriture et la satisfaction de tous leurs besoins. Telle est l’asymétrie constitutive de cette société de classes, où une minorité possède pratiquement toute la richesse sociale. Le fait est que, tandis qu’une partie établit cette relation sur la base de sa propriété des moyens de production avec lesquels sont fabriquées les marchandises qui satisfont les besoins sociaux ou servent d’intrants à d’autres secteurs de production, l’autre partie entre « libérée » de tout ce qui n’est pas la propriété de sa propre capacité de travail. Dans ces conditions, bien sûr, la force de travail est « libre » : libre de choisir entre mourir de faim sans revenu ou gagner un salaire en échange d’être exploitée par un employeur, qui la fera travailler beaucoup plus qu’il ne faudrait pour répondre à ses besoins, parce que c’est seulement alors, de ce temps de travail excédentaire, que naît le profit. Par conséquent, si nous franchissons le seuil de la « libre entreprise » et entrons dans la « demeure cachée » où se déroulent les processus de production et de prestation de services, le tableau est très différent de cette image idyllique.

Citons Marx dans Le Capital pour voir comment les choses sont transposées dans ce passage :

« La sphère de la circulation des marchandises, où s’accomplissent la vente et l’achat de la force de travail, est en réalité un véritable Eden des droits naturels de l’homme et du citoyen. Ce qui y règne seul, c’est Liberté, Egalité, Propriété et Bentham. Liberté ! car ni l’acheteur ni le vendeur d’une marchandise n’agissent par contrainte ; au contraire ils ne sont déterminés que par leur libre arbitre. Ils passent contrat ensemble en qualité de personnes libres et possédant les mêmes droits. Le contrat est le libre produit dans lequel leurs volontés se donnent une expression juridique commune. Egalité ! car ils n’entrent en rapport l’un avec l’autre qu’à titre de possesseurs de marchandise, et ils échangent équivalent contre équivalent. Propriété ! car chacun ne dispose que de ce qui lui appartient. Bentham ! car pour chacun d’eux il ne s’agit que de lui-même. La seule force qui les mette en présence rapport est celle de leur égoïsme, de leur profit particulier, de leurs intérêts privés. Chacun ne pense qu’à lui, personne ne s’inquiète de l’autre, et c’est précisément pour cela qu’en vertu d’une harmonie préétablie des choses, ou sous les auspices d’une providence tout ingénieuse, travaillant chacun pour soi, chacun chez soi, ils travaillent du même coup à l’utilité générale, à l’intérêt commun.

Au moment où nous sortons de cette sphère de la circulation simple qui fournit au libre échangiste vulgaire ses notions, ses idées, sa manière de voir et le critérium de son jugement sur le capital et le salariat, nous voyons, à ce qu’il semble, s’opérer une certaine transformation dans la physionomie des personnages de notre drame. Notre ancien homme aux écus prend les devants et, en qualité de capitaliste, marche le premier ; le possesseur de la force de travail le suit par derrière comme son travailleur à lui ; celui-là le regard narquois, l’air important et affairé ; celui-ci timide, hésitant, rétif, comme quelqu’un qui a porté sa propre peau au marché, et ne peut plus s’attendre qu’à une chose : à être tanné. »

Or, dans ses proclamations de liberté, le minarchiste Milei vise par ses (dé)réglementations à réduire la relation de travail à cette expression essentielle, où l’on crée les conditions les plus favorables pour que les patrons « tannent » la peau de la force de travail. Si le droit du travail a été une concession aux luttes successives de la classe ouvrière qui menacent l’ordre social capitaliste, bien qu’il ait aussi parfois été réglementé « d’en haut » pour créer des aspects de la « citoyenneté » (bourgeoise) qui assureraient un plus grand consensus pour la domination du capital, le DNU entend retracer ce chemin. Les libéraux qui abjurent l’Etat en appellent ici à toute la force de l’Etat pour renforcer la dictature du capital contre le travail qui se perpétue dans tous les lieux (usines et entreprises) où s’opère la valorisation du capital. Le chapitre travail du décret vise à stimuler les esprits animaux de l’investissement capitaliste, expression plus prosaïque des « forces du ciel » que le président mentionne souvent.

Ces réformes forment un ensemble inséparable du paquet de mesures Caputo (du nom du ministre de l’économie de Milei, NdT), dont l’effet peut se résumer à une « dépossession » à grande échelle par le biais de l’ajustement fiscal, de la dévaluation et de la liquéfaction de la valeur. Ce que la classe ouvrière et les secteurs populaires perdent génère des transferts en faveur de la classe capitaliste, à un rythme plus rapide que ce que cette dernière a réalisé au cours des gouvernements précédents sous le régime du FMI.

Le choc de la dérégulation ultra-violente ne laisse aucun secteur indifférent. Et presque chaque réglementation a des bénéficiaires spécifiques (des entreprises en particulier, pas même des secteurs). Jetons un coup d’œil. La loi des rayons (Coto, Carrefour) et la loi sur l’approvisionnement sont éliminées. Elle ouvre la porte aux entreprises privées de santé pour qu’elles avancent encore plus dans leur domination des parties les plus rentables du système de santé (Belocopitt). Elle facilite la prescription de médicaments génériques, tout en dérégulant la commercialisation des médicaments afin qu’ils puissent être délivrés dans les kiosques et tout autre magasin. Il ouvre également la porte à l’extension du modèle des pharmacies en tant que sociétés anonymes sans restriction (Quintana, ancien « œil » de Macri dans son cabinet). Il facilite l’introduction de changements dans les subventions énergétiques et dans les conditions de production d’énergie (Rocca). La politique de ciel ouvert est rétablie au profit des grandes compagnies aériennes internationales et de celles qui proposent des vols bon marché et précaires (Eurnekián).

Le DNU abolit également la loi foncière et ses limites afin que les étrangers puissent continuer à acquérir les terrains convoités du pays (Lewis, Benetton). Il pousse également à la poursuite du développement de l’exploitation minière en assainissant certaines réglementations. Les multinationales extractivistes se réjouissent déjà du banquet que leur offre Milei, dans la continuité des administrations précédentes dans ce domaine.

Ils sont

Pour ne pas se perdre dans les articles hétéroclites du règlement, et pour saisir le sens général dans lequel il pointe (bien que de nombreuses décisions ne se perdent pas dans les subtilités et sont déjà assez claires), nous conseillons de regarder qui sont ceux qui ont applaudi le règlement ces jours-ci.

« Il est absolument nécessaire de réduire le déficit fiscal et la taille du secteur public, en permettant aux forces productives de libérer leur potentiel dès que possible, afin d’atténuer autant que possible les conséquences de l’ajustement », a déclaré vendredi la Confédération des associations rurales de Buenos Aires et de la Pampa (Carbap). Cette entité fait partie de la CRA, l’un des quatre piliers de la Mesa de Enlace qui a conduit au lock-out des employeurs agricoles en 2008. Nicolás Pino, de la Société rurale, a également apporté son soutien dans un autre communiqué.

L’Association des entrepreneurs argentins, qui regroupe une poignée des plus grands propriétaires d’entreprises, s’est félicitée que « le gouvernement soit disposé à prendre des mesures qui permettent le plein développement du secteur privé, soumis depuis des années à l’ingérence indue de l’État, au contrôle des prix, à une charge fiscale très élevée, à des restrictions arbitraires sur le commerce extérieur et à des menaces telles que la loi sur l’approvisionnement. À l’AEA, nous sommes convaincus que l’élimination de ces anomalies et la revalorisation du secteur privé préconisée par le gouvernement se traduiront par une augmentation des investissements productifs, une croissance de l’emploi et une augmentation des exportations, autant d’éléments essentiels pour remettre l’Argentine sur la voie d’un développement économique et social soutenu ». Le champagne est débouché.

Les entreprises continuent. L’UIA a observé, en particulier sur les questions de travail, que les modifications « mises en œuvre montrent une manière de comprendre les nouvelles réalités du travail et de jeter les bases pour que, lorsque la reprise économique se matérialisera, les nouvelles embauches soient plus simples et plus durables ». Son propriétaire, l’avocat en droit du travail Daniel Funes de Rioja, a dû jongler pour faire croire que, bien que le cabinet d’avocats qui le compte toujours parmi ses associés ait été impliqué dans certains cas de rédaction/modification de la loi, il n’est pas intervenu en faveur des intérêts de ses clients.

IDEA, le club des PDG qui se réunit chaque année à Mar del Plata, a également salué le choc de la déréglementation. Il en va de même pour la Chambre argentine de commerce et de services (CAC). L’Amcham, la chambre qui regroupe les entreprises américaines en Argentine, a publié vendredi un communiqué dans lequel elle affirme que les mesures prises par Milei vont dans le sens du « développement économique et social ».

La raison de ce large soutien n’est pas mystérieuse. Le DNU leur profite à tous les niveaux. Il lie les mains de l’État contre toute velléité d’intervention, laissant tout aux forces du marché. Il accorde des simplifications administratives qui réduisent les coûts. Il intervient activement pour favoriser les patrons contre la classe ouvrière, et crée les conditions pour que les entreprises les plus fortes imposent tout leur poids concurrentiel aux plus faibles (tout en esquivant les tendances monopolistiques de ces mêmes entreprises, qui s’entendent pour imposer des prix élevés à leurs clients, empêchant tout concurrent de s’écarter du scénario, comme Claudio Belocopitt l’a fait comprendre sans s’en douter lorsqu’il a admis jeudi que l’augmentation des soins de santé privés serait convenue entre toutes les entreprises). Les gagnants habituels, qui ont toujours vu leurs profits grossir au fil des réglementations et des déréglementations, célèbrent aujourd’hui la « liberté » de continuer à faire toujours la même chose. Quant à savoir si cela débouchera sur le capitalisme promis où seraient libérées les « forces productives », c’est une autre affaire. Une promesse toujours non tenue, parce qu’elle est faite en faisant abstraction des conditions du capitalisme périphérique argentin, qui expliquent, plus que n’importe quelle bavure réglementaire, la trajectoire décadente continue des dernières décennies.

Le FMI, créancier et observateur privilégié de l’économie argentine depuis son retour avec Mauricio Macri, a également apporté son soutien à la voie tracée par le décret. Un indicateur clair que nous sommes condamnés au succès...

Violeurs de la loi

« Rien en dehors de la loi, tout dans la loi », tel est le mantra de Milei et de ses ministres. Ils devraient maintenant faire marche arrière, étant donné que ce DNU dépasse les pouvoirs pour lesquels il est censé être conçu. Il reprend et approfondit une pratique qui a été menée par tous les gouvernements depuis la restauration de la démocratie, de manière de plus en plus récurrente. Il le fait, à l’évidence, pour démontrer la vocation « décisionnelle » de l’exécutif. C’est un autre exemple des traits bonapartistes - bien que faibles - avec lesquels un gouvernement avec des minorités législatives veut montrer sa force.

Le diagnostic des constitutionnalistes consultés dans les médias a été pratiquement unanime. Les prétentions normatives de l’exécutif se situent en dehors des bornes de ce qui pourrait être réglementé par la DNU. Tout d’abord, la « nécessité » et l’« urgence » sont difficiles à justifier pour l’ensemble des matières traitées. Les sessions ordinaires ne sont pas encore terminées et, en outre, des sessions extraordinaires peuvent être convoquées, comme l’a fait le président vendredi dernier. Aucun des amendements ne justifie la nécessité d’un règlement dès maintenant. De plus, le règlement dépasse de loin les pouvoirs de l’exécutif de modifier les lois et les décrets.

Mais ce diagnostic a des effets limités. Le règlement entrera en vigueur huit jours après sa publication. À partir de ce moment, l’exécutif dispose de dix jours pour le transmettre au Congrès. Une chambre bicamérale, qui n’est pas encore constituée, devra se prononcer sur ce texte, qui sera ensuite soumis au traitement parlementaire. Mais, comme nous l’avons dit plus haut, grâce à une loi de 2006 promue par Cristina Fernández, si l’une des chambres ne rejette pas le décret, celui-ci est maintenu. L’exécutif dispose ainsi d’une marge de manœuvre pour empêcher les législateurs d’annuler le DNU. En fait, aucun DNU n’a été rejeté par le Congrès depuis 1994. Aujourd’hui, le jeu des chiffres montre une majorité en faveur du rejet, mais le gouvernement dispose d’un outil clé - les ressources fédérales - pour faire un compromis avec les gouverneurs.

Dans l’hypothèse où les calculs échoueraient et où le DNU serait rejeté au Congrès, l’UCR a déjà proposé au président un changement de forme pour conserver le même contenu du choc dérégulateur contre la majorité de la population : présenter le texte du DNU, tel quel, comme un projet de loi (c’est pour cela qu’on le qualifie de « loi miroir »). Cela permettrait de modifier la norme, et pas seulement le dilemme acceptation/rejet d’ensemble qu’oblige un DNU. Si l’on en juge par les déclarations politiques de ces derniers jours, la plupart des rejets émanant des secteurs du radicalisme (UCR), du PRO et même de plusieurs péronistes, portent davantage sur la forme que sur le contenu. Bien que cette option heurterait de front la prétention bonapartiste de Milei de se placer au-dessus de la « caste » et en dehors de la « rosca » (des réseaux politiques traditionnels, NdT) -alors qu’il a d’ailleurs déjà commencer à exclure cette variante-, cela ouvrirait la porte à ce que la quasi-totalité des attaques incluses dans la loi soient adoptées avec une large approbation législative.

Bien qu’il y ait déjà eu des demandes de déclaration d’inconstitutionnalité de la prétendue « nécessité et urgence » devant les tribunaux, il reste à voir si elles seront couronnées de succès et quelle sera leur portée. La « caste » judiciaire, au sujet de laquelle Milei n’a jamais exprimé d’opinion explicite, est encline à s’adapter au gré des vents. Dans le meilleur des cas, selon différents spécialistes, il pourrait y avoir des décisions qui rejettent certaines parties du DNU. Il est moins probable que le DNU soit rejeté dans son intégralité. Si tel était le cas, certaines parties de la réglementation resteraient en place et le mécanisme d’avancement de la législation fondamentale par décret s’imposerait.

Évidemment, ce n’est pas seulement dans ce va-et-vient législatif et judiciaire que les choses se joueront. La rue, comme nous l’avons déjà vu cette semaine, joue un rôle et tous les acteurs du palais devront en tenir compte. Le rejet du DNU, qui serait inédit car il constitue une attaque sans précédent, et qui ouvrirait une grande crise pour Milei, pourrait survenir comme réponse à la mobilisation ouvrière et populaire contre l’offensive. Avec le plan austéritaire du « caputazo » (plan de mesures néo-libérales annoncé par le ministre de l’économie, NdT) et le choc du DNU un arc très large de personnes sont perdantes. L’ultra-capitaliste Milei a fait campagne en disant que son programme d’ajustement ne viserait que la « caste », mais il s’avère qu’en fin de compte cette caste comprend les salariés dans leur ensemble, les précaires qui continueront à l’être, ceux qui vivent (mal) des aides sociales qui stagnent malgré l’inflation galopante, et aussi les secteurs les moins privilégiés de la classe moyenne frappés par les hausses de tarifs.

Toutes ces personnes, sans exception, seront également confrontées au coût élevé de la course accélérée à la hausse des prix par les supermarchés et leurs fournisseurs, qui crient « vive la liberté » pour l’amour du ciel (en référence au slogan « viva la libertad carajo ! » de Javier Milei »-NdT). Il est essentiel d’articuler ces forces dans un rejet du DNU et de l’ensemble du programme de Milei. La bureaucratie syndicale n’a appelé qu’à une timide mobilisation pour canaliser la colère. Il est devenu fondamental de mettre en place des comités de lutte et des comités de coordination pour dépasser les limites qu’elle impose, en unissant les travailleurs aux mouvements sociaux et à l’ensemble des secteurs en lutte.


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