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Elections présidentielles

Premier débat présidentiel en Argentine : rien de nouveau, à part l’extrême gauche ?

Les cinq candidat.es à la présidentielle en Argentine ont croisé le fer, ce dimanche, à la télé, lors du premier débat politique avant le premier tour. L’extrême droite, donnée favorite, a essayé de lisser son discours, tandis que ses deux principaux rivaux ont réitéré leur programme, axé sur la continuité des politiques antisociales des quinze dernières années. Il n’y a bien que la candidate d’extrême gauche, Myriam Bregman, qui a su leur donner le change.

Jean Baptiste Thomas

2 octobre 2023

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Premier débat présidentiel en Argentine : rien de nouveau, à part l'extrême gauche ?

Les élections primaires et obligatoires (PASO) du mois d’août ont fait émerger les candidats et listes qui se présenteront au suffrage des Argentin.es pour le premier tour des élections présidentielles et des élections législatives et sénatoriales partielles qui se tiendront le dimanche 22 octobre. A la surprise générale et des instituts de sondage, c’est le candidat d’extrême droite, l’ultra-libéral Javier Milei, qui est arrivé en tête, avec près de 30% des voix, loin devant le ministre de l’Economie et candidat de la majorité présidentielle actuelle, Sergio Massa (27,3%), et la candidate de droite, Patricia Bullrich (28%).

Ils étaient face-à-face, sur un plateau télé, ce dimanche, pour débattre, accompagnés de Juan Carlos Schiaretti (3,7%) et de Myriam Bregman (2,6%), également sélectionnés pour avoir franchi la barre des 1,5%.

Milei, l’extrême droite et la dictature

S’il n’était pas marqué si radicalement à l’extrême droite, Javier Milei pourrait « juste » être qualifié d’histrion extravagant. Pourtant, derrière son pupitre, muni de lunettes professorales, celui qui a habitué son public et sa base électorale à des sorties aussi insolites que réactionnaires a tenté hier soir de lisser quelque peu son discours.

L’Argentine fait face à une situation économique catastrophique que le gouvernement de centre-gauche d’Alberto Fernández n’a pas pu endiguer, depuis 2019, avec une inflation annuelle de 124%, un taux de pauvreté de 40% et d’extrême pauvreté frôlant les 10%, selon les chiffres officiels : le problème, selon le « libertarien » Milei, se réglerait en coupant dans les dépenses publiques, « à la tronçonneuse », en dérégulant totalement l’économie, en dollarisant le pays, en démantelant la Banque centrale et, pour arrondir les fins de mois, chacun aurait le droit de vendre ses organes au mieux-offrant.

Aussi paradoxal que cela puisse paraître, c’est ce candidat, outsider de la politique, qui dénonce la « caste » qui aurait ruiné le pays tout en professant un ultra-libéralisme se voulant novateur qui a le vent en poupe. Son grand avantage est qu’il se présente comme un franc-tireur qui règle ses comptes à Massa, qui incarne le gouvernement actuel et ses échecs, et Bullrich, qui est en politique depuis la fin des années 1980, associée aux gouvernements les plus impopulaires, à commencer par celui de De La Rúa, renversé lors des journées révolutionnaires de décembre 2001, sur fond de crise économique et sociale et de défaut de paiement.

Au cours du débat, celui qui se présente volontiers comme une rockstar de droite et comme un économiste libertarien déjanté a voulu montrer une image un peu plus assagie. Cela ne l’a pas empêché de reformuler sa métaphore de la « tronçonneuse » et de dire que le pays était au plus mal depuis « quarante ans », à savoir depuis la fin de la dictature. De là à conclure qu’il faudrait y revenir…

La posture de Bullrich, Massa et Schiaretti

Ses deux principaux opposants ont, quant à eux, essayé de présenter un discours centré autour des marqueurs identitaires des coalitions qu’ils représentent. Bullrich, ancienne ministre en charge des portefeuilles de l’Intérieur, entre 1999 et 2001 puis entre 2015 et 2019, a répété à l’envi qu’elle allait rétablir l’ordre et la sécurité. Face à un candidat d’extrême droite qui a pour colistière Victoria Villaruel, fille et nièce d’officiers pustchistes et tortionnaires sous la dernière dictature, malgré sa nostalgie de l’époque de Videla, Bullrich faisait presque pâle figure.

Massa, quant à lui, a essayé de renvoyer la responsabilité de la situation économique catastrophique et du carcan imposé par le paiement de la dette au précédent gouvernement de droite, dans lequel siégeait Bullrich. Assez cocasse pour quelqu’un qui occupe actuellement le portefeuille de l’Economie et qui a signé un accord avec le FMI sur le remboursement de la dette. Le candidat de « l’Union pour la patrie », la coalition qui va du péronisme au Parti communiste argentin, a juré que s’il était élu à la « Casa Rosada », il mettrait le « travail et la redistribution » au centre de ses préoccupations.

Dans le même temps, le candidat péroniste n’a pas hésité à promettre de mettre en place, s’il était élu, un gouvernement d’union nationale qui intégrerait des politiciens de la coalition de droite comme de celle de Milei. Pour un candidat se voulant « progressiste », présenté par certaines publications de gauche radicale comme la seule option possible contre la montée de l’extrême droite, cela est assez piquant. Aux dires des principaux analystes, Juan Carlos Schiaretti, gouverneur péroniste de la province de Córdoba, candidat du centre, a quant à lui fait de la figuration lors du débat.

Un débat pour rien ? Pas vraiment !

Dans ce débat, où chacun a essayé de mettre un peu d’eau dans son vin, pour aller grapiller des voix sur sa droite, aux autres candidats, il semblerait que la soirée n’a pas fait bouger les lignes de l’opinion publique si l’on en croit les instituts de sondage. Milei est toujours donné en tête et devrait affronter au second tour, le 19 novembre, Massa, selon seize enquêtes d’opinion, ou encore Bullrich, selon deux autres [1].

Les acteurs économiques et les tuteurs de l’Argentine, au premier rang desquels l’impérialisme étasunien, observent d’ailleurs avec une certaine inquiétude une situation complexe, avec la possibilité d’arrivée au pouvoir d’un nouveau Trump ou Bolsonaro, version argentine, sur fond de crise économique et de possibles explosions sociales, et ce alors que Milei ne dispose d’aucune majorité, ni au Congrès, ni au Sénat, ni de relais au niveau des différentes provinces.

Fort heureusement, la présence de la candidate du « Front de Gauche et des Travailleurs – Unité » ) [2], qui n’est créditée que de 2 à 3% actuellement, dans les sondages, a été, pour les secteurs les plus avancés du monde du travail, de la jeunesse et des mouvements sociaux, une véritable bouffée d’oxygène.

Bregman a su, au cours des débats, taper du poing sur la table en renvoyant les principaux candidats à leurs responsabilités, rendant coup pour coup et dénonçant, haut et fort, leurs mensonges, incohérences et leurs discours réactionnaires, à commencer par celui de Milei.

La passe d’armes avait d’ailleurs commencé la veille, à l’aéroport de Buenos Aires, le débat se tenant à Santiago del Estero. Dénonçant la collusion de Milei avec l’extrême droite, nostalgique de la dictature et admirateur des courants fascisants ou fascistes européens, du passé comme du présent, l’équipe de campagne du FIT-U a scandé, à l’adresse des conseillers de Milei, « On ira vous chercher, où que vous soyez, comme on l’a fait pour les nazis » [3] Le ton était donné : celui d’une radicalité sans aucune compromission.

Au cours du débat, Bregman a poursuivi. Sur la question de la dernière dictature, dont la responsabilité dans la disparition et l’assassinat de 30.000 militantes et militants est édulcorée par Milei, la candidate trotskyste a été très claire. Sur les questions démocratiques, elle a attaqué Massa, qui multiplie les appels du pied en direction de Gerardo Morales, le gouverneur de la province de Jujuy, qui a sauvagement réprimé les mobilisations qui visaient les multinationales du lithium et une réforme constitutionnelle provinciale autoritaire, ces derniers mois. Face à Bullrich, ministre de l’Intérieur sous Macri, elle a rappelé ses responsabilités dans la disparition du militant Santiago Maldonado, dans le cadre d’une opération de gendarmerie contre la communauté mapuche. Sur les questions d’IVG et de droits des femmes et LGBTQI+, elle a recadré Milei, qui souhaite remettre en cause la loi sur l’avortement, arraché de haute lutte en 2020.

Enfin, alors qu’elle a été la seule candidate à refuser de rencontrer l’ambassadeur des Etats-Unis, qui avait demandé un entretien avec tous les candidats qualifiés pour la présidentielle, elle n’a pas hésité à souligner que Milei était loin d’être le « lion rugissant » opposé à la « caste » qu’il prétend, mais qu’il était plutôt un « gentil petit chat » (« gatito mimoso ») du pouvoir économique : un candidat aux ordres des puissants, de la bourgeoisie et de l’impérialisme. La formule a fait mouche et elle est, au lendemain du débat, sur toutes les lèvres.

Leçons d’Argentine pour la gauche révolutionnaire

La plupart des analystes les plus lucides et honnêtes s’accordent pour saluer dans leurs bilans du débat la cohérence et la performance de Bregman, tout en soulignant, qui depuis des positions ouvertement droitières, qui depuis une posture plus progressiste, que la candidate trotskyste a déployé un programme « classique » et « vieillot », car l’heure ne serait pas à « rompre avec le FMI et l’impérialisme » ou à faire payer la crise à la bourgeoisie.

Mais ces mots d’ordre au cœur de la campagne du FIT-U ne sont pourtant pas de formules vides de sens ou périmées. Dans ce débat où a primé, parmi les candidats donnés dans le tiercé de tête, un consensus sur la façon dont il faut sauver le système en sacrifiant les intérêts des travailleurs, la seule voix discordante a été du côté de la gauche révolutionnaire. Une gauche révolutionnaire dynamique, capable, même à contre-courant, de parler largement à l’électorat populaire sans rien perdre de son tranchant, de se placer au service des luttes sociales et appelant, dès à présent, à s’organiser pour contrer l’austérité à venir et les mauvais coups qui seront décochés par Milei, Massa ou Bullrich, quel que soit le prochain à occuper la présidence du pays. C’est cela, aussi, les leçons qui nous viennent d’Argentine.


[1Selon la loi électorale argentine, pour passer dès le premier tour, il faudrait qu’il réalise plus de 45% des voix ou qu’il fasse plus de 40% au premier tour, en distanciant le second candidat de plus de dix points.

[2Le FIT-U regroupe quatre partis trotskystes d’Argentine, le Parti des Travailleurs Socialistes, dont sont issus Bregman et son colistier, Nicolás del Caño, le Parti Ouvrier, le Mouvement Socialiste des Travailleurs et Gauche Socialiste.

[3« Como a los nazis les va a pasar, a donde vayan los iremos a buscar ». Le slogan fait allusion aux « chasseurs de nazis » qui, pendant les années 1970, notamment, ont livré un combat systématique pour la recherche des responsables des crimes du Troisième Reich qui avaient trouvé refuge en Amérique latine, notamment auprès des dictatures au Chili, en Argentine, en Bolivie et au Paraguay dont Milei est un admirateur.



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