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Science et industrie

La cigarette électronique, nouvelle ennemie du tabac ?

Maria Chevtsova Cet hiver, les médias ont relayé massivement les résultats d’une étude affirmant que la cigarette électronique pouvait être 5 à 15 fois plus cancérigène que le tabac. Cette annonce a dû en effrayer plus d’un, la cigarette électronique comptant près de 2 millions d’adeptes en France. Faut-il prendre cette étude au sérieux ? Info ou intox ? Regardons de plus près.

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Une étude… fumeuse

L’étude en question, publiée dans la revue médicale New England Journal of Medecine, jouissant d’une solide réputation, n’est en réalité pas une étude, mais un courrier publié dans la partie « correspondance » de la revue. Pour être scientifique et reconnue, une étude doit se baser sur des observations et une méthodologie, mais doit aussi justifier d’une bibliographie et de références. Sans cela, n’importe quel article ou courrier aurait le statut d’étude scientifique. Il y a donc eu confusion entre « courrier » et « étude », or un courrier, dans une revue aussi prestigieuse soit-elle, reste un courrier !

Que dit donc cet article ? Selon le texte, du formaldéhyde (substance cancérigène) se dégagerait lorsque le liquide présent dans la cigarette électronique est surchauffé. Or, lorsqu’on utilise sa cigarette électronique au quotidien, elle ne surchauffe pas, sauf en cas d’anomalie. Si le formaldéhyde est une substance cancérigène avérée, elle ne l’est pas plus que n’importe quel produit de combustion, qui, surchauffé, dégage des substances potentiellement cancérigènes. Des substances équivalentes à celles qui se dégagent quand on fait griller une viande au barbecue ou cuire du beurre dans une poêle… Voilà de quoi nous faire relativiser.

Le doute est semé

La vraie question que nous devons nous poser est la suivante : pourquoi ce courrier fait-il autant de bruit ? Pourquoi un document vide fait-il couler l’encre des journalistes ? C’est précisément ce que cherche le concurrent évident aux fabricants de cigarettes électroniques, l’industrie du tabac : semer le doute.

L’industrie du tabac et l’industrie des cigarettes électroniques sont en concurrence, cherchant chacune à gagner le plus de parts de marché. Les fabricants de cigarettes traditionnelles, que l’on appellera cigarettiers, ont toujours pris soin de discréditer toutes les alternatives à la cigarette qui ont pu émerger : patch, gomme à mâcher, et maintenant la cigarette électronique. Ce n’est ni l’efficacité ni la dangerosité potentielle des nouveaux produits qui inquiètent l’industrie du tabac, mais le marché qui s’envole quand les fumeurs décident de se tourner massivement vers les substituts. C’est que vendre des cigarettes rapporte beaucoup : rien moins que 326 milliards de dollars de chiffre d’affaires pour les quatre principales industries du tabac en 2008 ! L’entreprise est lucrative, et tous les moyens sont mis en œuvre pour vendre et créer le doute sur la concurrence et sur la nocivité de la cigarette. Le film Révélations, de Michael Mann, sorti en 1999, donne un bon aperçu des pratiques courantes des cigarettiers. Le film met en scène l’histoire vraie de Jeffrey Wigand, vice-président de la recherche et du développement de Brown & Williamson Tobacco Corporation, qui devient lanceur d’alerte en dénonçant les pratiques de l’industrie du tabac.

La stratégie des industriels du tabac : la science comme caution

Pour créer le doute, l’industrie du tabac a trouvé une stratégie imparable : elle se sert de la science comme caution. Plutôt que de nier en bloc toutes les accusations fondées qui lui sont adressées, l’industrie du tabac a décidé depuis les années 1950 d’injecter de l’argent dans la recherche scientifique pour obtenir des résultats favorables. Les études financées sont loin d’être de la mauvaise recherche qui conclurait systématiquement à l’absence de risque de la consommation du tabac, ce qui semblerait passablement suspect. Au contraire, l’industrie du tabac décide de sponsoriser de l’excellente recherche dont les résultats peuvent, d’une manière ou d’une autre, être utiles à l’acceptation de la cigarette. Par exemple, Jean-Pierre Changeux, professeur au Collège de France, a publié des études montrant les effets bénéfiques de la nicotine en tant que stimulant cognitif et neuroprotecteur pour la lutte contre Alzheimer. Selon ces résultats, la nicotine présenterait des vertus médicales. Mais il ne s’agit là que de l’effet de la nicotine, prise isolément des autres substances présentes dans la cigarette (addictifs…). Car si à elle seule, la nicotine présente des avantages, combinée aux autres produits, les effets ne sont plus les mêmes, c’est ce que l’on appelle l’effet cocktail.

Des études non significatives

Ceux qui financent les études savent très bien l’influence qu’ils ont sur les résultats et leur interprétation. Le financement n’est pas désintéressé. N’oublions pas que l’industrie du tabac est là pour écouler ses stocks, pas pour assurer la santé publique, même si de manière hypocrite elle fait mine de s’y intéresser. C’est ce qui se passe quand des chercheurs financés par l’industrie du tabac travaillent sur les mécanismes intimes de la cancérogenèse (étude du développement des cancers) au lieu de tenter d’identifier la cause de ces mêmes cancers, en mettant en lien par exemple la cigarette et le cancer du poumon… L’industrie du tabac ne sera pas accusée d’ignorer les problèmes de santé, mais elle ne prend jamais les problèmes à la source !

Comment les cigarettiers arrivent-ils à minimiser l’impact des études indépendantes qui montrent clairement les effets dévastateurs de la cigarette ? En finançant un nombre colossal d’études bien moins pertinentes, qui noient les bonnes études dans la masse. Car si les études financées par les cigarettiers sont moins pertinentes, c’est qu’elles s’intéressent à des phénomènes ciblés parfois minimes, ne pointant jamais directement la corrélation entre consommation de cigarettes et développement de cancers. Les études financées s’attardent toujours sur des détails, en essayant de montrer l’influence d’une substance spécifique, qui, combinée sous certaines conditions à une autre substance, n’auraient pas d’effets néfastes. Or chaque cigarette contient non pas une ou deux substances susceptibles d’être cancérigènes, mais plus de 90 ! Les cigarettiers peuvent donc passer beaucoup de temps à réaliser leurs études ciblées, qui ne prennent pas en compte l’ensemble des facteurs. Ainsi, une bonne part de la recherche soutenue par l’industrie du tabac est de bonne qualité, mais non significative. Et pourtant il n’est pas rare de voir des institutions prestigieuses collaborer à de telles études. Plusieurs prix Nobel de physiologie et de médecine ont d’ailleurs mené leurs travaux grâce à l’argent du tabac. La pratique est courante.

Des stocks à écouler par millions

Depuis l’arrivée de la cigarette électronique sur le marché, les cigarettiers n’arrivent plus à écouler leurs 12 millions de cigarettes produites chaque minute de par le monde. Un véritable manque à gagner. Pour remporter le maximum de parts de marché, l’industrie du tabac devra donc décrédibiliser l’industrie de la cigarette électronique. Mais l’industrie de la cigarette électronique cherchera tout autant à décrédibiliser son concurrent : elle n’hésitera pas elle non plus à instrumentaliser la science pour faire passer ses cigarettes électroniques pour meilleures que les cigarettes. Tous les coups sont bons pour écouler les stocks.

Tant que des études sérieuses et indépendantes n’auront pas prouvé que la cigarette électronique constitue un progrès sanitaire et populaire, n’ayons pas d’illusion dans les bienfaits de la cigarette électronique, au même titre que nous sommes depuis longtemps conscients de la nocivité de la cigarette… Mais si nous continuons à fumer ces fameuses cigarettes, ce n’est pas par insouciance mais bel et bien parce que les addictifs présents nous rendent dépendants… et nous poussent à engraisser le marché du tabac. Pourtant les cigarettes n’ont pas toujours contenu des agents addictifs (comme l’ammoniac), ce n’est que depuis le début du 20e siècle que l’on constate leur présence, et que la dépendance à la cigarette monte en flèche.
Les cigarettes et les cigarettes électroniques, aux mains des industriels les plus puissants de la planète, sont un danger. Seule une recherche publique, avec des scientifiques et des experts indépendants, permettra à la science d’être désincorporée du capital et pleinement au service des besoins et des utilisateurs. Le matraquage publicitaire de l’industrie du tabac, et maintenant de la cigarette électronique, a toujours misé sur la liberté que procurait la cigarette (et maintenant cigarette électronique), depuis le Cowboy Marlboro virilo-macho des années 60 jusqu’au mannequin sensuel féminin de Nhoss ces dernières années. Mais nous avons bien compris que la liberté que les industriels nous vendent est tronquée ! La seule liberté que les usagers doivent exiger, par-delà celle de consommer, ou non, n’importe quelle substance générant une addiction, c’est celle de la prévention des risques, de la prise en charge médicale des patients dans des hôpitaux publics de qualité et de la nationalisation des industries du tabac et de la cigarette électronique sous contrôle des travailleurs.

Pour aller plus loin sur l’industrie du tabac :

La fabrique du mensonge. Comment les industriels manipulent la science et nous mettent en danger, de Stéphane Foucart, Paris, Gallimard, 2014 (collection Folio actuel n° 158).

Golden Holocaust : Origins Of The Cigarette Catastrophe And The Case For Abolition, de Robert Proctor, University of California Press, 2012.


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