Philippe Muller

Si les portraits, accompagnés de témoignages, sont magnifiques, il est difficile de ne pas être révolté/e en se souvenant de ce crime survenu en avril 2013, le plus meurtrier de la trop longue série d’assassinats collectifs que commandent les gros intérêts de l’industrie du textile au Bangladesh. Sur la place de l’hôtel de ville, on voit des mains de femmes survivantes, leurs visages, et si la légende qui accompagne chaque photo est à elle seule suffisante à faire éprouver l’hypocrisie et le mépris de la vie humaine dans lesquels œuvrent les grandes multinationales du textile, on se souvient aussi qu’il y a ici bien des absentes qui ne seront jamais sur aucune photo – décédées, sans nom, oubliées puisque le plus souvent, les contrats de travail sont oraux et ne laissent aucune trace.

1138 morts, dont une centaine de corps ne seront jamais retrouvés, pour une usine dans laquelle travaillaient plus de 3000 personnes. Quelques mois à peine avant le grand fracas de l’effondrement du Rana Plaza, en janvier 2013, un incendie provoquait la mort de huit ouvriers dans une autre usine du textile, et en novembre 2012 un autre incendie avait lieu à l’usine de Tazreen Fashions à Ashulia.

Conditions de travail scandaleuses, surexploitation pour des salaires de misère, interdiction de se syndiquer, on voit que tout contribue à faire du Bangladesh une terre de rêve pour les entrepreneurs du textile ; citons par exemple : H&M, Mango, Benetton, Disney ou encore Carrefour. Alors, ce que l’on voit aussi sur les corps abîmés, sur les mains étrangement belles des portraits de J-F Fort, c’est la violence de la course au profit, le cynisme et l’indifférence de ces entreprises mondialisées pour leur plus grand bonheur.

Il n’y a décidément rien à attendre d’une économie faite de calcul de coût et de rentabilité. En tout cas il vaut mieux n’espérer jamais qu’elle s’humanise un tant soit peu : un seul de ces regards que l’on voit fixés sur l’objectif suffirait à faire sentir à n’importe qui l’étrange solidarité qui nous lie à ces ouvrières et ces ouvriers qu’on abîme dans toutes les régions de la planète à seule fin de garantir le toujours-plus (cette fameuse survaleur, dont il faut sans cesse recréer les conditions de possibilité, en détruisant le code du travail ou en asservissant des villages entiers à un travail mortifère) des grandes entreprises capitalistes.

Mais si nous savons qu’il est inutile d’attendre du capitalisme qu’il s’amende et prenne visage humain, c’est parce que nous nous sommes reconnu.e.s dans les visages de ces femmes, silencieuses et déterminées – et de ces échos, de nos visages aux leurs, nous savons que nous avons une musique nouvelle à faire retentir, pour assourdir définitivement la décidément sale musique du Capital.