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Guerre Sociale

Argentine : J-1 avant la prise de pouvoir de Javier Milei et son projet de guerre de classe

A la veille de l’arrivée de Javier Milei à la présidence, la tension sociale autour de son plan de guerre de classe tient le pays en haleine. Quelques clés pour comprendre les coordonnées politiques du futur gouvernement ultralibéral et réactionnaire.

Julien Anchaing

9 décembre 2023

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Argentine : J-1 avant la prise de pouvoir de Javier Milei et son projet de guerre de classe

Ce dimanche 10 décembre, Javier Milei prendra ses fonctions présidentielles dans une situation de crise économique et politique exacerbée. Ces derniers jours, ses futurs fonctionnaires s’activent à promettre un retour des recettes néolibérales les plus agressives contre la classe ouvrière accompagné d’une campagne réactionnaire. Dévaluations, privatisations, annonce d’une crise économique marquée par une inflation massive (stagflation), licenciements et hausse des prix des besoins de première nécessité, le plan de Javier Milei est celui d’une véritable guerre de classe.

Produit de la crise du régime argentin le président Argentin se dit libéral-libertarien, déteste les femmes et les minorités de genre, veut organiser un référendum contre le droit à l’avortement libre, sûr et gratuit pour toutes et cherche à réhabiliter un discours ouvertement négationniste des crimes de la dictature militaire de 1976. La presse internationale a beaucoup insisté sur la symbolique « tronçonneuse » agitée par le candidat pendant sa campagne et ses phrases chocs. Dans ce cadre, il est clair que son arrivée au pouvoir marque un tournant profondément à droite dans le pays.

Cependant, aussi ambitieux que puisse être son plan, il ne pourra pas être appliqué sans tractations et alliances politiques avec des secteurs importants du régime, à droite et même parmi le péronisme. Plus important encore, les attaques de Milei pourraient déclencher des phénomènes de résistances dans la rue et dans les entreprises, véritable thermomètre de la possibilité ou non pour lui d’imposer son plan d’attaques contre les travailleurs et les plus pauvres du pays.

1. Un programme économique d’attaques brutales contre les travailleurs

Ces dernières semaines, Javier Milei prépare son arrivée au pouvoir par l’agitation d’une campagne de terreur économique. Menée par ses relais médiatico-politiques, elle insiste sur le « lourd héritage » qui attend le futur président à la sortie du gouvernement péroniste ce 10 décembre. Les libertariens cherchent à mettre au centre la responsabilité du gouvernement péroniste sortant dans la situation économique délétère qui touche le pays. La responsabilité des gouvernements successifs est évidemment indéniable , à commencer par les gouvernements Macri que Milei se garde bien de critiquer, mais aussi de Fernandez. En gouvernant pour le Fonds Monétaire International, ces derniers ont enfermé le pays dans une situation de dépendance structurelle à la dette externe au profit des grands groupes économiques étrangers et impérialistes, en bradant les ressources naturelles et économiques argentines. Alberto Fernandez termine son mandat avec un taux de pauvreté de 44% de la population selon les derniers indicateurs de l’Université Catholique Argentine, alors que son gouvernement a été marqué par un transfert massif des richesses des plus pauvres aux plus riches du pays.

Dans ce contexte, le futur gouvernement cherche à construire un sens commun selon lequel de nouvelles mesures austéritaires seraient la seule solution pour éviter une catastrophe. Milei insiste ainsi énormément sur le spectre d’un retour de l’hyperinflation des années 90 qui avait liquidé les salaires argentins, atteignant à son pic un taux de plus de 20 000% au milieu de la décennie et signant une perte massive de ressources pour l’ensemble de la population et des travailleurs argentins. Le futur gouvernement a consacré une partie conséquente de ses passages télévisés à parler d’une « catastrophe historique » qui demanderait au moins « 2 ans » de plans austéritaires pour résoudre la situation du pays, en parlant d’une chute drastique de la valeur du peso. Cette méthode vise à discipliner la classe ouvrière et les secteurs de la société qui seraient tentés de résister contre les futures attaques du gouvernement, en présentant comme inéluctables les attaques et les réformes austéritaires à venir.

Paradoxalement, les solutions proposées par Milei sont une version XXL des recettes néolibérales appliquées par les gouvernements qui se sont succédées en Argentine ces dernières décennies. Le gouvernement a par exemple déjà annoncé une potentielle dévaluation de près de 80% de la monnaie -entendre une baisse drastique des salaires et des dépenses publiques - en affirmant qu’un dollar acheté à 650 pesos (deux fois le prix actuel du marché officiel) serait un taux de change acceptable. L’agitation d’une campagne de dévaluation est une menace pour l’ensemble des travailleurs du pays et sera un des axes centraux des plans austéritaires du gouvernement libertarien.

Par ailleurs, le gouvernement entrant a aussi annoncé qu’il appliquera un plan austéritaire de réduction des dépenses publiques et du nombre de ministères actuellement existants. Sa première loi, la loi dite « omnibus » consistera en la baisse drastique des dépenses publiques via la suppression et la fusion de ministères, notamment au travers la mise en place d’un ministère du Capital Humain, une fusion entre les ministères du travail, du développement social, de la santé et de l’éducation dans un sorte de « superministère ». De plus, Milei a agité la privatisation de secteurs, à commencer par le Conicet (équivalent du CNRS en France) ainsi que des médias publics. Les annonces plus polémiques comme les privatisations massives de secteurs stratégiques comme l’entreprise pétrolière YPF ou la dollarisation ont quant à elles été mises en stand by. En effet, quelques soient les mesures que souhaitera appliquer ce gouvernement, il sera incapable de le faire sans le soutien d’un secteur conséquent du régime.

2. Du candidat anti-caste au gouvernement de la caste

Pour pouvoir appliquer ce programme en dépit de la faiblesse initiale de son gouvernement, ces dernières semaines ont été marquées par les tambouilles internes et entre divers secteurs du régime qui cherchent, les uns après les autres, à placer leurs pions dans le futur gouvernement Milei. Avec la faiblesse structurelle d’un bloc de députés largement minoritaire, Milei devra gouverner avec d’autres forces politiques (37 députés pour 257 membres de la chambre basse et 7 sénateurs pour 72 membres de la chambre haute), en satisfaisant les différents secteurs avec lesquels il a noué des alliances pour consolider sa coalition et obtenir les voix de la droite traditionnelle et du centre.

Comme nous l’écrivons dans nos colonnes, le discours du « Milei candidat » a vite été remis en question par les impératifs du « Milei président ». Pour assurer la viabilité de son gouvernement et donner des gages à la droite qui l’a soutenu, Milei a annoncé l’intégration récente de Patricia Bullrich et Luis Petri au gouvernement. Les deux ex-candidats à la présidence et la vice-présidence pour la droite de gouvernement ont pris la tête des ministères stratégiques de la Sécurité et de la Défense, qui avaient initialement été promis à Victoria Villaruel, la vice-présidence négationniste et d’ultra-droite de Javier Milei. Luis Caputo, un ancien ministre non moins emblématique de Mauricio Macri a aussi été placé au ministère de l’Economie. Ce dernier est le principal responsable de la signature des accords de la dette historique contractée avec le Fonds Monétaire International sous la présidence de Macri en 2018 et d’une grande partie des mesures austéritaires qui ont été commandées par l’institution internationale. De quoi faire s’effondrer le discours « anti-caste » qui était au coeur de la campagne de Milei.

Pour gouverner, Milei devra par ailleurs draguer également les secteurs les plus droitiers du péronisme (qui va du centre-gauche à la droite dure), car le soutien de la droite issu du macrisme ne suffira pas à assurer la viabilité de projet politique. Milei a par exemple mis à la tête de l’organisme national de Sécurité Sociale un des plus proches amis du péroniste centriste de Cordoba et ex-candidat à la présidentielle Juan Schiarreti. Même dans les rangs du péronisme, certaines figures ont déjà annoncé leur intégration à des postes clés en lien avec Milei : Daniel Scioli, candidat du kirchnérisme contre Macri en 2015, conserve son poste comme ambassadeur au Brésil pour représenter Milei auprès de Lula. D’autres secrétaires d’Etat péronistes seront aussi maintenus dans des postes clés, comme Flavia Royon, haute fonctionnaire de Sergio Massa désormais placée à la tête du secrétariat d’Etat à la Minerie.

Enfin, l’élection récente de Martin Menem, le neveu du président Carlos Menem, responsable des plans néolibéraux et de privatisations massives des années 90, est un symbole supplémentaire de la recherche par Milei d’une stabilité au sein du Congrès et du Sénat pour avancer ses projets économiques. Menem était historiquement une figure du péronisme dans sa variante néolibérale. Le choix de son neveu est un gage à la fois envers la droite libérale macriste et envers les secteurs les plus à droite du péronisme.

3. L’inconnue du rôle à venir d’un péronisme affaibli

L’une des données les plus incertaines de la situation politique en Argentine n’est autre que l’issue de la crise profonde du péronisme, qui a connu un recul électoral historique au second tour des présidentielles, en perdant dans des provinces historiquement contrôlées par le péronisme, qui ont basculé dans un vote massif pour Javier Milei. Le péronisme a d’ailleurs été relégué à la stratégie province de Buenos Aires, la plus peuplée du pays qu’il dirige encore malgré tout. Cette crise est un des facteurs qui différencie beaucoup la crise actuelle de la crise économique de 2001, qui avait abouti à une crise profonde du régime argentin. Cette fois, le gouvernement péroniste a largement participé aux mesures austéritaires, et le « néolibéralisme progressiste » de Alberto Fernandez a exprimé toutes ses limites en montrant que son projet n’avait absolument rien à offrir classes populaires argentines en termes de conquêtes sociales.

Le péronisme et toutes ses variantes seront donc dans une position d’équilibriste pour faire face à cette crise, entre la nécessité de se présenter comme l’opposition centrale à Milei tout en se montrant responsable, en permettant que le nouveau président puisse gouverner le pays et éviter une explosion sociale. Sur le terrain politique, le péronisme pourrait ainsi choisir d’accompagner pacifiquement (voire activement) celui-ci, en jouant un rôle de contention social et en pariant sur la possibilité de reprendre le pouvoir lors des prochaines élections. Une partie des péronistes avait par exemple déjà montré une très grande collaboration avec le gouvernement Macri de 2015 à 2019 et pourrait assurer à Milei sa gouvernabilité.

Même du côté du kirchnérisme, sensé constituer l’aile "gauche" du péronisme, une telle attitude pourrait prévaloir, En ce sens, au cours des dernières semaines, tant Alberto Fernandez que Cristina Kirchner ont reçu avec les honneurs leurs successeurs respectifs, Javier Milei et Victoria Villaruel. Un gage de transition politique ordonnée et pacifique, qui indique que les courants politiques de centre-gauche argentins pourraient très bien adopter une posture passive et électoraliste. Alors que le péronisme joue toujours un rôle de direction sur le mouvement ouvrier, cette attitude pourrait se traduire par une passivité similaire du côté des directions syndicales. Déjà, sous Macri, celles-ci avaient largement accompagné les contre-réformes du gouvernement. La crise de ce courant politique laisse cependant une marge d’inconnue plus grande, tant concernant l’attitude qu’il adoptera que sa capacité à maintenir le calme dans la rue, notamment du côté du mouvement ouvrier et du mouvement féministe, cibles privilégiées de Milei.

Si la colère d’une partie de la base électorale historique du péronisme s’est exprimée au travers la défaite de Massa (et l’une des pires élections du péronisme dans son histoire), cette colère pourrait-elle s’exprimer dans la rue, en rompant avec la passivité que les directions syndicales sont parvenues à normaliser chez un secteur conséquent de la classe ouvrière. Les phénomènes de lutte qui ont marqué le mandat de Fernandez, bien que partiels, comme dans le quartier populaire de Guernica, lors des luttes des enseignants dans la ville de Neuquén ou plus récemment dans la province de Jujuy, au nord du pays, montrent que des explosions de lutte de classes sont possibles.

4. Des premiers signes de résistance contre les plans de Milei

L’explosion de la lutte des classes et de grèves d’enseignants qui a touché la province de Jujuy en juin dernier contre le gouverneur de droite Gerardo Morales, élu très largement aux élections précédentes, est une démonstration qu’une victoire électorale n’assure pas automatiquement un soutien populaire et une absence de mobilisations sociales. Les récents appels à des assemblées générales et des grèves chez les travailleurs des médias publics menacés de privatisation sont une première expression de la possibilité de luttes sociales face aux attaques du gouvernement.

La peur de la crise économique et ses conséquences sociales peut cependant jouer un rôle délétère sur la classe ouvrière argentine, en disciplinant des secteurs de travailleurs qui se paralyseraient dans une posture défensive face au programme de Milei et au danger d’une hyperinflation. Contre une attitude de repli, alimentée par les stratégies des bureaucraties syndicales qui ont laissé la crise s’approfondir ces dernières années, il sera essentiel de ne pas laisser la lutte des travailleurs argentins dans les mains de ces directions et de mener une bataille politique quotidienne contre le scepticisme et l’individualisme prôné par l’extrême-droite argentine.

La possibilité pour Carlos Menem d’appliquer son plan austéritaire de privatisations massives dans les années 90 n’avait été garantie que par le soutien qu’il avait obtenu dans un secteur conséquent de la bureaucratie syndicale. Pourtant, même avec ce soutien, dans un contexte international largement favorable aux idées néolibérales, Menem avait dû faire face à plusieurs années de lutte des classes dans le pays avant de pouvoir appliquer ses projets. Milei ne dispose d’aucun de ces appuis en sa faveur, et bien qu’il puisse trouver dans la passivité de secteurs du péronisme et des bureaucraties syndicales un soutien crucial, il est difficile de savoir si les travailleurs, les femmes, et l’ensemble des opprimés et des pauvres du pays resteront passifs devant un programme de guerre de classe tel qu’il veut l’imposer.

Dans cette perspective, la gauche du Parti des Travailleurs Socialistes, organisation sœur de Révolution Permanente en Argentine, se propose déjà à préparer la résistance contre Javier Milei, en organisant au quotidien des assemblées générales dans tout le pays pour préparer la suite des évènements qui promettent une cure d’austérité et des privatisations massives. La perspective d’une union de l’ensemble des secteurs menacés par les attaques de Javier Milei et la construction d’un véritable front unique sera une donnée stratégique essentielle pour mettre un frein au gouvernement ultralibéral et réactionnaire qui prendra le pouvoir dès demain. Se lier à l’ensemble des phénomènes de lutte qui traverseront le pays en les articulant à un programme socialiste et révolutionnaire sera une tâche essentielle pour refuser que les travailleurs et l’ensemble des opprimés du pays ne paient la crise.


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