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Analyse internationale

Argentine. Le plan « tronçonneuse » de Milei et la nécessité d’une lutte généralisée

Dans cet article, Fredy Lizarrague revient sur l’évolution de la situation en Argentine deux semaines après l’arrivée au pouvoir de Milei et alors que des premières tendances à la mobilisation des masses commencent à se faire sentir.

Fredy Lizarrague

25 décembre 2023

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Argentine. Le plan « tronçonneuse » de Milei et la nécessité d'une lutte généralisée

Milei déclare la « guerre des classes »

Dans les 10 premiers jours de son gouvernement, Javier Milei a lancé un plan de guerre généralisé : méga-dévaluation, coup inflationniste, réduction des dépenses publiques, protocole pour réprimer les manifestations et Décret de Nécessité et d’Urgence (DNU), qui permet au gouvernement de supprimer des centaines de lois comprenant des droits et acquis sociaux.

Le « Caputazo », une attaque ultra-brutale du ministre de l’Économie Luis Caputo

Le ministre de l’Économie Luis Caputo a annoncé le 12 décembre des mesures néolibérales « classiques » (qui ne méritent même pas le nom de « plan ») pour réduire le déficit fiscal et dévaluer tous les revenus des salariés et des indépendants. Cela passe par une forte dévaluation et l’augmentation de 118 % du prix du dollar par rapport au peso argentin, tout en maintenant le Cepo [1] et par une libéralisation des prix des carburants et des denrées alimentaires. Cette libéralisation a déclenché une course à la hausse des prix à un rythme quasi-hyperinflationniste (alors que le gouvernement parie que le rythme ralentira avec la récession). À ces mesures viennent s’ajouter des émissions d’obligations de la Banque Centrale afin de financer les paiements des importations (que Caputo lui-même a estimé à 50 milliards de dollars, dont 25 milliards seraient des retards de paiement et le reste du « flux »), ainsi que des mesures « étatistes » visant à augmenter les taxes sur les exportations et les importations, pour accroître les recettes. Dans le même temps, le gouvernement a annoncé la réduction à partir du mois de mars des subventions et une augmentation conséquente des tarifs des services publics et transports (en particulier dans la région de Buenos Aires), ainsi que « la suspension du système de variation et d’indexation des pensions de retraite, entrainant une spoliation des retraités ».

Concernant les sommes gigantesques que les banques possédaient en contrats de liquidité [2]], le gouvernement a forcé leur transformation en « Pases », baissant les taux en dessous de l’inflation avec la perspective de transformer ces fonds en bons du Trésor. Pour la dette envers les importateurs, ils ont émis une obligation de la Banque centrale liée au dollar. Cela constitue un bond en avant dans l’endettement et laisse présager de nouvelles crises et restructurations dans le futur.

Quant aux dépenses fiscales, hormis le doublement de l’allocation universelle par enfant (AUH) et l’augmentation de 50 % du programme Tarjeta Alimentar [carte alimentaire], qui sera rapidement rattrapé par l’inflation, le gouvernement a annoncé le gel des plans Potenciar Trabajo [destiné à l’accès à l’emploi, et qui compte 1,2 million de bénéficiaires], la réduction « substantielle » des travaux publics et des transferts de dépenses vers les provinces, notamment pour les budgets de la santé et de l’éducation.

En somme, le « Caputazo » s’apparente à un énorme transfert de revenus de la classe ouvrière et des secteurs populaires vers le grand capital national et international, qui multiplie ce qui se produisait déjà sous le gouvernement péroniste, et représente également un bond dans l’endettement de l’État en dollars.

Le gouvernement mise sur une poussée inflationniste dans les trois prochains mois, puis sur une modération des prix « sincérisés » [c’est-à-dire ramenés à leur « réalité » économique, notamment par la suppression des mesures de subvention, NdT]. Mais plusieurs analystes estiment que l’ancrage fiscal [la stabilisation des revenus fiscaux, NdT], qui vise à stabiliser les revenus fiscaux, ne suffit pas à contrer l’« inertie inflationniste » persistante dans l’économie depuis des années. Celle-ci se manifeste à travers divers contrats indexés (commerciaux, industriels, salariaux, tels que les accords salariaux), qui pourraient entraîner l’échec des mesures si les prix ne se modèrent pas, tout en engendrant un méga-endettement. Dans ce cas, de nouvelles dévaluations seront nécessaires, avec de nouveaux pics inflationnistes et de possibles attaques spéculatives du capital financier s’il constate que le plan ne fonctionne pas. En résumé, il faut souligner que le paquet de mesures pourrait échouer en raison de ses propres contradictions, reflétant la résistance des secteurs capitalistes à « payer pour la crise ». Bien que le capital financier international ait apporté son soutien aux mesures, il les considère comme toujours « insuffisantes ».

Les effets récessifs du « Caputazo » se feront sentir dans les prochains mois. Certaines estimations parlent d’une baisse du PIB de -4 % en 2024, après une année 2023 qui se terminait par une baisse de -2,5 %, bien que cette année la sécheresse ait été un facteur déterminant dans la récession. C’est dire que le tournant récessif sera très dur, ce qui se traduira par des licenciements et/ou des fermetures d’entreprises qui affecteront non seulement les travailleurs et les secteurs populaires, mais aussi des fractions de la classe dirigeante elle-même (en particulier, celles liées au marché intérieur).

Le protocole répressif de Bullrich

La mobilisation « traditionnelle » de la gauche et des mouvements piqueteros à l’occasion de l’anniversaire des 19 et 20 décembre 2001 s’est transformée en une forte lutte pour la « rue » avec le gouvernement. La « Ministre » (comme elle se fait appeler) de la Sécurité, Patricia Bullrich, a présenté le 14 décembre un protocole qui interdit purement et simplement de manifester sur les routes et dans les rues, mobilisant un champ lexical militaire. Les manifestations, aussi pacifiques soient-elles, ne peuvent plus avoir lieu que sur les places ou « sur le trottoir ». Dans le même temps, la « ministre » du « Capital Humain » Sandra Pettovello a annoncé une série de mesures résumées derrière l’expression « celui qui bloque ne reçoit pas [d’aide] », afin de supprimer les aides sociales aux chômeurs qui manifesteraient ou bloqueraient des routes, et qui s’attaque au contrôle des organisations sociales sur les aides (notamment via le contrôle de la présence des bénéficiaires de plans sociaux en manifestation).

Cette campagne de terreur n’a pas empêché la mobilisation de se tenir, avec des cortèges défilant dans les rues de Buenos Aires et dans plusieurs villes du pays, malgré l’opération policière qui comprenait le déploiement de la police fédérale et de la gendarmerie dans les rues de la capitale, sans que la police municipale l’ait demandé, marquant l’ouverture d’un conflit entre Jorge Macri, le gouverneur de droite de la capitale, et le gouvernement national. À cause de la campagne étouffante du gouvernement qui menaçait de retirer les aides aux allocataires, un nombre moins important de camarades des mouvements sociaux a participé à la mobilisation. Cependant, les militants de ces mouvements ainsi que des milliers de militants et sympathisants de l’extrême-gauche, ainsi que des jeunes et des travailleurs, ont permis le succès de la mobilisation et son impact au niveau national. Comme un défi et une contre-tendance à la peur que le gouvernement a cherché à instiller. C’est ainsi que la résistance a commencé 10 jours après l’entrée en fonction du gouvernement. Le PTS a participé avec le cortège de parti le plus massif, comme on peut le voir dans ce reportage d’A24.

Le protocole répressif de Bullrich est un signe de la peur de la bourgeoisie en général, et de ce gouvernement en particulier, à l’égard des luttes de la classe ouvrière, de la jeunesse, du mouvement des femmes et du mouvement populaire. Ils se focalisent sur les mouvements piqueteros, qu’ils stigmatisent depuis des années comme « ennemis de ceux qui travaillent vraiment », pour montrer qu’ils mettent de « l’ordre » dans les rues. Mais leur véritable crainte est de voir se répéter des journées comme celles de décembre 2017, où les secteurs des services publics, les chômeurs, les jeunes précaires et les étudiants ont fait face ensemble à la répression policière pendant des heures et sont parvenus à liquider le soutien politique que le gouvernement de droite avait obtenu seulement quelques mois plus tôt, lors des élections législatives de la même année. Ces journées avaient ravivé le spectre de décembre 2001, lorsque la mobilisation populaire avait affronté l’état de siège et provoqué la chute du gouvernement De La Rúa.

Un méga-décret (DNU) qui détruit les droits du travail, du commerce, nationaux et environnementaux et des sessions parlementaires extraordinaires qui seront l’occasion de nouvelles attaques

Ce même 20 décembre, quelques heures après la fin de la mobilisation, Milei a présenté le méga-Décret de Nécessité et d’Urgence (DNU) entouré de ministres, de fonctionnaires et de conseillers informels (comme Sturzenegger, l’inspirateur intellectuel du décret, qui n’a pourtant pas de fonction gouvernementale), offrant une image évoquant « La Famille Adams » mais sans que cela ne fasse rire personne (bien au contraire). Le message messianique (Milei revendiquant « les forces du ciel » comme principal soutien) et les déclarations absurdes (il a répété le fait indémontrable que l’inflation atteint « 15 000 % » et que les maux de l’Argentine sont dus à une « doctrine que certains pourraient appeler gauchisme, socialisme, fascisme, communisme » (sic !)) a prétendu donner un fondement à un DNU qui abroge totalement 30 lois et 8 DNU antérieurs, abroge partiellement 19 lois et en modifie plus de 200, dont beaucoup comprennent des droits conquis par la classe ouvrière et le reste de la société.

Le DNU fixe notamment une réforme du travail par décret, attaquant le droit de grève, les conventions collectives et d’autres conquêtes historiques, mettant au passage fin aux amendes pour les violations du droit du travail par les employeurs. Contre les classes moyennes, il prévoit l’abrogation des plafonds des primes d’assurance maladie et des intérêts des cartes de crédit ; contre les peuples indigènes, l’abrogation de la loi sur la terre ; et contre le peuple argentin dans son ensemble l’abrogation de la loi sur les loyers et des lois réglementant entre autres, le commerce (loi sur les rayons, loi sur l’approvisionnement). Bien sûr, ces lois comprenaient de nombreuses conditions limitant l’accès aux droits, et revêtaient de nombreux aspects réactionnaires, comme presque toute la législation issue d’un Congrès dominé par des forces qui répondent au pouvoir bourgeois. Mais ces lois exprimaient d’une certaine manière les rapports de forces historiques.
Chaque disposition établie par le DNU bénéficie en revanche à un secteur de grands patrons, c’est pourquoi les grandes associations du pouvoir économique (Association des Entrepreneurs Argentins, Union Industrielle Argentine, Chambre de Commerce, Chambre de Commerce étasunienne) le soutiennent ouvertement.

Le DNU contourne par ailleurs le Congrès national en abrogeant un grand nombre de lois, provoquant un changement de régime politique, avec un Congrès qui obtient un rôle encore plus cosmétique que ce qu’il était déjà dans le régime présidentiel argentin. C’est pourquoi de nombreux juristes le considèrent comme totalement inconstitutionnel. Il existe très peu de précédents d’un tel coup dans les régimes démocratiques bourgeois.

Le DNU a suscité un vaste mouvement de rejet, non seulement de la part des syndicats, mais aussi de secteurs des classes moyennes, dont un secteur plus actif est descendu dans la rue avec des « casserolades » qui se sont poursuivies pendant plusieurs jours, d’abord dans la métropole de Buenos Aires puis à l’intérieur du pays, avec des marches massives à Rosario, Cordoba, Mar del Plata et dans d’autres villes. Lors de ces actions, on a entendu les cris de « unité des travailleurs, et merde à ceux à qui ça ne plaît pas » et de « grève, grève, grève, grève, grève nationale ». À l’exception de Cordoba, la police n’a pas osé empêcher les blocages de rues. Les mobilisations du 20 décembre, défiant le protocole, ont favorisé l’expression de la colère dans les rues.

L’ampleur de la vague de rejet se remarque également par la réaction de partis de droites ou alliés de Milei, comme l’UCR (droite) ou certains secteurs du PRO (droite radicale, dont est membre Patricia Bullrich), qui malgré leur accord sur le fond sur de nombreux points, déclarent ne pas être d’accord avec la « manière » de procéder, et avec le contournement du Congrès. Ils proposent que le gouvernement présente le même contenu sous la forme d’une loi qui serait traitée par les chambres, afin d’obtenir une plus grande légitimité juridique et politique. Milei a déclaré qu’il rejetait cette variante, jouant le jeu du tout ou rien.

D’après les premières informations sur l’attitude des partis et des différents blocs au sein de la Chambre des députés et du Sénat, le DNU aurait une majorité contre lui s’il était examiné. D’autres versions diffusées par les médias pro-gouvernementaux (TN et LN+) affirment qu’il pourrait disposer d’une majorité favorable au Sénat à la suite de négociations avec les gouverneurs péronistes. Cependant, la Commission bicamérale qui doit traiter le DNU n’a pas encore été constituée pour émettre un avis qui sera traité par les deux chambres. Pour abroger un DNU, il faut que les deux chambres le rejettent, conformément aux règles établies par les gouvernements de Néstor Kirchner et de Cristina Fernández, qui ont utilisé le mécanisme du DNU pour vaincre la résistance de l’opposition de droite pendant leurs gouvernements.

Outre le méga-décret (appelé DNU 70/23), le gouvernement a convoqué des sessions parlementaires extraordinaires pour le 26 décembre jusqu’à la fin du mois de janvier, où devraient être examinée l’annulation de la suppression de l’ « impôt sur le revenu » pour 1,5 million de travailleurs, dont un grand nombre dans l’industrie et les services clés, qui disposent d’une grande « puissance de feu ». Figure également une « réforme de l’État » qui laisse présager des projets de licenciement de milliers d’employés du secteur public. Selon un projet de décret divulgué aux médias, un DNU visant à empêcher le renouvellement des contrats des nouveaux employés de l’Etat avec moins d’un an d’ancienneté (estimés à 10 000 par l’Asociación de Trabajadores del Estado), et plaçant ceux qui ont des contrats des années précédentes (des dizaines de milliers d’autres, certains avec 20 ans d’ancienneté ou plus) sous contrat temporaire pendant 3 mois pour un « examen exhaustif de leurs fonctions » sous la menace d’un licenciement, a été signé. Milei profite de la précarité entretenue par le gouvernement précédent du Frente de Todos (péroniste, du centre-gauche au centre-droit), qui n’a pas titularisé ces travailleurs pendant ses 4 années de mandat.

Les bureaucrates syndicaux de la CGT ont appelé à une mobilisation pour le mercredi 27 devant les tribunaux à 12 heures (sans grève), pour appuyer les différents recours juridiques qu’ils feront pour contester le DNU, car « ils ne font pas confiance au Congrès » (sic). Or la contestation du DNU pour « inconstitutionnalité » risque de ne pas s’appliquer au DNU dans son ensemble, mais seulement aux articles considérés comme violant la Constitution nationale. Certains experts juridiques estiment cependant que le DNU pourrait être contesté juridiquement dans son ensemble.

Les principaux dirigeants de la CGT Héctor Daer et Pablo Moyano ont également annoncé qu’ils convoqueraient une réunion confédérale de la CGT jeudi prochain afin de fixer une date pour un « plan de bataille jusqu’à l’abrogation du DNU ». Ils ont fait savoir qu’ils appelleront à une grève nationale de 24 heures en janvier 2024.

La passivité des dernières années commence à être rompue et une conjoncture s’est ouverte où des affrontements aigus sont possibles, entre, d’un côté, le gouvernement soutenu par le grand capital et, de l’autre, la classe ouvrière et les secteurs populaires. Le caractère conciliant des directions syndicales et l’attitude de la majorité de la base populaire qui a voté pour Milei et veut « lui laisser du temps », constituent cependant des limites. Si ces affrontements se produisent, cela ouvre la possibilité de voir se développer des tendances à la radicalisation à gauche de larges secteurs de la classe ouvrière et de la jeunesse (ce que nous appelons des éléments « pré-révolutionnaires », c’est-à-dire qui tendent à briser les cadres des luttes « normales ») par opposition à la droitisation dominante à laquelle nous avons assisté au cours de la dernière période.

Une tentative bonapartiste faible pour résoudre la crise organique par la droite

Le nouveau gouvernement de Javier Milei et ses mesures d’attaques généralisées représentent une tentative de bonapartisme faible, qui cherche à résoudre par la droite la crise organique qui affecte le pays. Depuis la fin du cycle expansionniste des gouvernements kirchneristes en 2012, l’économie nationale a oscillé entre des années de récession et de croissance, restant dans une stagnation moyenne et une « stagflation » (combinant stagnation de la croissance et inflation) croissante, ce qui a constitué la base structurelle sur laquelle la crise organique a pris forme.

Nous avons assisté à une crise du péronisme qui a dû recourir à des candidatures et à des coalitions de plus en plus à droite. La tentative ratée du gouvernement Cambiemos (Macri, 2015-2019) d’une sortie de crise « graduelle » par la droite, s’est soldée par une tentative d’attaque plus profonde, que les journées de résistance acharnée de décembre 2017 ont fait échouer. Macri s’est retrouvé avec un bond de l’endettement (retour du FMI) et une aggravation des conditions économiques (inflation) et sociales (pauvreté, précarité). Ce tableau a rendu la crise organique explicite en 2018. Le gouvernement de coalition péroniste (Alberto Fernández, Cristina Fernández de Kirchner et Massa) n’a pas réussi à résoudre cette crise, exacerbée par la pandémie et ses effets, et a fini par détériorer davantage tous les plans de la situation, tout en réussissant à faire en sorte qu’il y ait peu de luttes de résistance, grâce à la collaboration des bureaucraties syndicales et d’une grande partie des mouvements sociaux (à l’image des « cayetanos » organisant les travailleurs précaires dans l’Union des Travailleurs et Travailleuses de l’Économie Populaire (UTEP), liée à l’Eglise catholique, dirigés par Juan Grabois, le candidat de l’aile gauche du péronisme aux primaires de 2023, de la Coordination Paysanne et Indigène (Corriente Clasista y Combativa) ou du Movimiento Evita, groupe de femmes lié au péronisme).

Cette dynamique a généré une « crise de la représentation » ou crise organique, sur fond de crise économique : un fossé entre « représentants » et « représentés » duquel a émergé en peu de temps (depuis 2021) une alternative d’extrême droite autour de Milei. La grande bourgeoisie a parié sur l’émergence de cette variante avec l’objectif initial de canaliser le mécontentement de larges secteurs populaires et des classes moyennes et de droitiser l’agenda politique, considérant que l’alternative « de gouvernement » serait plutôt Juntos por el Cambio (avec Larreta ou Bullrich). Avec Milei élu à la présidence, le balancier s’est finalement déplacé plus à droite que prévu, du point de vue de la garantie de la « gouvernabilité » nécessaire.

Le gouvernement de Milei est une tentative « bonapartiste » dans le sens d’une institution (dans ce cas le président en charge du pouvoir exécutif « validé par les urnes », soutenu par le capital financier international, la grande bourgeoisie argentine et le pouvoir répressif de l’État, mais aussi par l’aile trumpiste de l’impérialisme américain et la droite sioniste) qui cherche à se placer au-dessus des fractions de la classe dominante et des classes exploitées et opprimées afin d’apporter une solution à la crise qui défende les intérêts de la classe dominante, en cherchant à s’imposer par-dessus les mécanismes institutionnels de négociation (parlement et médiations étatiques entre les classes) et en menaçant de méthodes répressives plus dures. Il est « faible » parce qu’il doit mettre en œuvre un plan brutal tout en opérant au sein du régime démocratique bourgeois (comme ce fut le cas pour Bolsonaro, qui a commencé son mandat avec plus de force que n’en a aujourd’hui Milei, puis a été « discipliné » par le pouvoir judiciaire et le « Centrão » politico-parlementaire), et a très peu de pouvoir institutionnel propre en dehors du pouvoir exécutif (avec une minorité dans les deux chambres du Congrès et pas de gouverneur de provinces). Dans le même temps, le « parti militaire » tente de se recomposer dans le sillage de Milei avec des personnalités comme Villarruel, mais il est loin d’avoir surmonté sa crise historique (défaite aux Malouines en 1982 et mémoire des crimes de la dictature militaire qui prend fin en 1983) et n’a pas réussi pour l’instant à transformer son poids électoral en mobilisation dans la rue (la participation de ses soutiens le jour de l’investiture a été très limitée par rapport aux attentes du pouvoir).

Tendances internationales

La crise organique en Argentine fait partie d’une tendance internationale qui a traversé de nombreux pays, impérialistes ou dépendants, depuis la fin du cycle expansif de la mondialisation néolibérale qui a eu lieu avec la crise internationale de 2008. Depuis lors, l’économie internationale a réussi à maintenir une certaine croissance (sauf l’année de la pandémie), mais à des rythmes beaucoup plus lents qu’auparavant, et avec un endettement des États atteignant des niveaux records. Cela a fait de nombreux « perdants », alimentant les tendances protectionnistes/nationalistes dans les pays du noyau dur de la mondialisation néolibérale (Trump aux États-Unis, Brexit en Grande-Bretagne, extrême droite dans plusieurs pays européens) avec des crises politiques récurrentes, des changements de gouvernements et le développement de courants politiques de droite d’une part (dont Milei fait partie), et d’autre part des vagues de révoltes et différents processus de luttes dans divers pays.

Parallèlement, la concurrence entre les États-Unis et la Chine dans la course technologique et la lutte pour les zones d’influence s’est accrue, avec le renforcement des puissances moyennes (Russie, Turquie, etc.). Cela explique l’invasion russe qui a déclenché la guerre en Ukraine avec un engagement fort, bien qu’indirect, de l’OTAN et a ramené la guerre « classique » (faites d’armées, de bombardements, de tranchées, de milliers de morts et de blessés) sur le continent européen, sans qu’aucune résolution ne soit en vue. Autre événement « imprévu », le Hamas a déclenché le 7 octobre 2023 une action militaire audacieuse et brutale contre l’oppression sioniste, qui a déclenché une réponse génocidaire à Gaza de la part de l’État d’Israël, avec l’aval des États-Unis (qui cherchent désormais à prendre leurs distances en exigeant l’arrêt des bombardements massifs, en les remplaçant par des « opérations chirurgicales »). Le massacre se poursuit, bien qu’avec de moins en moins de consensus entre les États (l’ONU a voté une nouvelle résolution appelant à un cessez-le-feu à une majorité écrasante et supérieure au précédent vote sur la même question). Le génocide à Gaza a suscité des mobilisations massives de solidarité avec le peuple palestinien en Grande-Bretagne, dans les pays du monde arabe et dans plusieurs pays d’Europe.

Cette situation a été décrite par les analystes internationaux comme une « polycrise » (concept utilisé par l’historien Adam Tooze, comme le souligne Claudia Cinatti dans un article précédent) ou une « permacrise » (terme qui a été choisi comme « mot de l’année » au Royaume-Uni en 2022) pour décrire une « longue période d’instabilité et d’insécurité résultant d’événements catastrophiques ». Au-delà des débats suscités par ces termes, sur lesquels il existe déjà plusieurs livres et articles, ces concepts rendent compte à leur manière d’éléments de ce que nous, marxistes, définissons comme les tendances prédominantes de la situation internationale.

Le gouvernement de Milei cherche à être l’expression locale et « particulière » (celle du « premier président libertarien de l’histoire de l’humanité ») de ces tendances d’extrême droite qui existent au niveau international, en cherchant un soutien spécial de la droite trumpiste américaine et du sionisme le plus extrême (avec lequel Patricia Bullrich et Waldo Wolff, Secrétaire à la Sécurité de la ville de Buenos Aires, ont des relations très étroites). A l’inverse, les réponses que nous commençons à voir en Argentine du point de vue de la lutte des classes peuvent éveiller la sympathie des millions de personnes qui résistent aux politiques capitalistes anti-ouvrières et anti-populaires partout dans le monde.

La passivité commence à se briser : tendance aux luttes et aux rébellions, dans la perspective d’une grève générale. A bas le DNU de Milei, les mesures de Caputo et le protocole de Bullrich

Il s’est installé un grand climat de délibération sur les lieux de travail, dans les quartiers et dans les villes, bien que la CGT n’ait appelé qu’à la marche du 27 décembre (sans grève) et ait reporté la décision d’appeler à la grève nationale. Des cacerolazos (« casserolades ») s’organisent (pour l’instant en nombre limité), tout comme des réunions de coordination entre différents secteurs. Lors des cacerolazos, des listes whatsapp se mettent en place pour échanger des informations, organiser et appeler à de nouvelles actions. Politiquement, le mouvement englobe un secteur actif de franges importante de la jeunesse, de la classe ouvrière et de la population qui ont voté pour Massa (44 %) ou qui n’ont pas voté, tandis que les directions et bureaucraties péronistes se limitent à leur rôle institutionnel. La base de Milei reste dans l’expectative, étant donné que seulement quelques jours de gouvernement se sont écoulés et que la campagne de Milei et des médias est de dire que le coup inflationniste en cours est lié à « l’héritage » laissé par Massa. Même les fonctionnaires de Massa ont reconnu qu’une dévaluation et la poussée inflationniste correspondante, ainsi qu’une « sincérisation » des prix et des dépenses de l’État, auraient été inévitables dans le cadre du plan du FMI et du pouvoir économique défendu par les forces majoritaires.

Cependant, Milei va plus loin et tente un « reset » de toutes les relations avec la classe ouvrière et les secteurs populaires, qui touche même les secteurs de la petite et moyenne bourgeoisie liés au marché intérieur, en favorisant avant tout le capital financier et la grande bourgeoisie agricole, industrielle, minière, pétrolière et gazière, les entreprises privatisées, les laboratoires, les hommes d’affaires de la santé, etc. Le bond brutal de l’inflation a créé un malaise au sein de la classe ouvrière et des secteurs populaires, non seulement parmi ceux qui n’ont pas voté pour lui, mais aussi parmi certains des électeurs de Milei. La plupart de ceux qui pensent qu’un plan d’austérité est « nécessaire » considèrent que « cela ne devrait pas affecter les gens comme moi ».

Quelles sont les limites du virage à droite exprimé par le résultat des élections ? Le glissement à droite qui a culminé avec l’émergence de Milei et la victoire de Bullrich à l’intérieur du Juntos por el Cambio, s’est fait en radicalisant les sens communs capitalistes qui étaient déjà en train de s’imposer, en s’appuyant sur la passivation à l’œuvre. En particulier, nous pouvons souligner le consumérisme promu sous les gouvernements de Cristina Fernández de Kirchner et, à partir de la stagnation économique, la culpabilisation de l’État (compris comme un agent « externe » aux relations de propriété capitaliste qu’en réalité il garantit et défend) considéré comme la cause de tous les maux, en lien avec les conséquences de ce que Pablo Semán qualifie de « simulacre d’État » (la pratique kirchneriste d’une gestion étatique bourgeoise de plus en plus décadente dans l’économie, l’éducation, la santé, etc.) Dans le large secteur des masses qu’ils influencent, ils ont réussi à imposer une identification entre le désastre économique (inflation, croissance de la pauvreté) et la gestion kirchneriste, conçue comme un synonyme de « gauche ».

La contention de la lutte des classes a été réalisée grâce à la capacité que possède encore le péronisme de diviser les secteurs exploités et opprimés, en accordant certaines concessions aux couches les plus élevées de la classe ouvrière (qui sont celles qui relativement ont le moins perdu dans les premières années du gouvernement Frente de Todos depuis 2019), en les séparant des couches les plus basses et les plus précaires. Ce n’est pas un hasard si c’est parmi ces dernières que le FIT-U (Front de la gauche et des travailleurs unis, coalition de partis d’extrême-gauche comprenant le PTS) a obtenu ses votes les plus élevés en 2021 et continue d’y avoir ses meilleurs pourcentages relatifs, bien que le phénomène massif ait été la croissance de Milei dans ce secteur (en plus d’une partie importante des votes de la classe moyenne). La démagogie du discours selon lequel « la caste va payer pour l’ajustement », que la dollarisation est une « solution » à l’inflation qui permettra aux salaires d’augmenter et que le « vol par l’État de ceux qui travaillent » pour « soutenir les paresseux » doit cesser, ainsi que le mécontentement créé par le vol, le trafic de drogue et l’ « insécurité », ont permis à Milei d’être considéré comme « le changement possible », tandis que Massa était présenté comme le « moindre mal » le plus efficace. Aussi, la situation a empêché que la gauche capitalise sur l’expérience faite par les masses du gouvernement péroniste, à cause de la passivité, car, s’il n’y a pas de luttes de masse, le « sujet » qui peut mener les transformations profondes que nous, les révolutionnaires, proposons n’est pas présent et le programme est perçu comme « utopique ») et également puisqu’il s’agissait d’élections présidentielles où l’on vote pour « celui qui gagne » ou « peut gagner », à la différence des élections parlementaires où le PTS FIT-U avons au moins obtenu le double des voix par rapport aux score lors des élections de ces dernières années.

Les durs effets du choc inflationniste et les mesures prises par le gouvernement permettent de constater que l’ajustement n’est pas payé par « la caste » mais par les travailleurs. La tendance à rompre la passivité à laquelle nous assistons déjà devrait s’accentuer dans les mois à venir, et les luttes de résistance s’approfondir. Cela peut donner lieu à des rébellions (dans les entreprises, les syndicats, les provinces) comme notre pays en a connu dans les périodes précédentes d’attaques dures. Cela créera les conditions d’une grève générale, seul moyen de mettre en échec le plan de Milei et du grand patronat dans son ensemble. Le saut inflationniste peut également donner lieu à des pillages qui ne doivent pas être perçus comme nécessairement réactionnaires (avec l’idée que ces méthodes conduiraient à une guerre des pauvres contre les pauvres) et pourraient affaiblir le gouvernement. Le gouvernement le sait et c’est pourquoi il a doublé l’AUH (allocation pour les enfants à charge) et augmenté le montant de la carte Alimentar. Mais ces aides sont une goutte d’eau dans l’océan de l’augmentation des prix.

Ces réponses peuvent survenir en décalage les unes par rapport aux autres, mais les rapports de forces ne se résolvent pas en un acte mais en de multiples batailles : le ménémisme a pris le pouvoir en 1989 mais n’a fini par s’installer qu’avec la défaite des luttes de privatisation en 1991 ; la récession qui a commencé en 1998 ne s’est transformée en journées révolutionnaires qu’en 2001. Il se pose la nécessité de mettre sur pied un programme d’ensemble qui commence par agiter « A bas le DNU de Milei, les mesures de Caputo et le protocole de Bullrich. Augmentation d’urgence pour que les salaires, les pensions et les plans sociaux ne diminuent pas face à l’inflation. Non aux augmentations des tarifs des services publics » et un programme pour que la crise soit payée par les grands patrons et non par les travailleurs.

Créer des comités de lutte et des comités de coordination pour surmonter les limites imposées par les bureaucraties

Les directions syndicales péronistes viennent de battre un record en ne menant aucune grève nationale pendant les 4 années du gouvernement d’Alberto Fernandez, de Cristina Fernández de Kirchner et de Massa, durant lesquelles les salaires, les aides et les pensions n’ont jamais récupéré tout ce qui avait été perdu sous Macri et ont continué de baisser face à l’inflation, bien que beaucoup moins que sous le gouvernement précédent (jusqu’à il y a quelques mois). Le transfert de revenus des travailleurs vers les poches des hommes d’affaires a atteint le chiffre fabuleux de 70 milliards de dollars sous le gouvernement du Frente De Todos. Cependant, Jujuy [la révolte de juin dernier dans cette province, NdT] a anticipé d’éventuelles tendances à la lutte commune entre divers syndicats (en particulier les syndicats d’enseignants et les syndicats de travailleurs de l’État) et les communautés indigènes (qui regroupent des secteurs de travailleurs, des enseignants aux travailleurs informels), des alliances ouvrières et populaires (qui, certains jours de mobilisation, incluaient également des jeunes précaires). Le gouvernement Morales (gouverneur de la province de Jujuy) a réussi à contrôler la situation en négociant des concessions à certains secteurs et en en isolant d’autres, soutenu dans cette entreprise par la politique de division des directions syndicales.

Comme on le voit, le plus grand danger qui guette la classe ouvrière est que toute tendance à la résistance soit dirigée et contrôlée par les directions syndicales et les bureaucraties des « mouvements sociaux », spécialisées dans la trahison des luttes en échange de concessions partielles, et souvent en échange d’aucune concession. Malgré cela, les bataillons décisifs des travailleurs (avec contrat) enregistrés sont organisés dans les syndicats, tout comme une partie (minoritaire) des travailleurs informels et précaires est organisée dans les mouvements sociaux ou les piqueteros. C’est pour cette raison que nous nous adressons à ces directions, pour exiger des actions, telles que l’appel à une grève nationale et à un plan de lutte. En outre, nous devons faire en sorte la colère contre la bureaucratie syndicale conduise à s’organiser au sein de chaque entreprise, pour contester les organes internes et les délégués de la bureaucratie, et pour impulser dans chaque lutte, la création d’instances de coordination avec d’autres secteurs, en commençant par des comités de lutte dans la perspective qu’ils jouent un rôle de coordination. Il est nécessaire de promouvoir activement les tendances à l’auto-organisation comme moyen de développer une force qui, d’en bas, se propose d’élaborer un programme pour faire payer la crise aux capitalistes, d’approfondir les mesures de lutte, d’organiser l’autodéfense nécessaire contre la répression étatique ou para-étatique, et d’empêcher les manœuvres ou les trahisons des directions syndicales et des « mouvements sociaux » bureaucratiques.

Il est nécessaire de trouver des revendications communes qui unissent les rangs de la classe ouvrière entre les secteurs syndiqués et sous convention collective, et les secteurs informels ou précaires, et qui unissent ces derniers avec les pauvres urbains, les petits commerçants, la jeunesse étudiante et le mouvement des femmes et des LGBT. L’interpellation des syndicats pour qu’ils construisent de grèves et de plans de lutte est inséparable de la lutte contre toute tendance au corporatisme, qui est absolument criminelle face à une attaque généralisée comme celle menée par le gouvernement de Milei.

Les révoltes du « Rodrigazo » de 1975 et la tendance qu’elles ont entraîné a donné naissance aux coordinations interprofessionnelles, qui ont constitué une grande étape en imposant la reconnaissance des conventions collectives (« paritarias ») et provoqué la démission du gouvernement de Celestino Rodrigo et López Rega. Mais elles n’ont pas élaboré de programme commun susceptible d’empêcher le virage à droite des classes moyennes, qui sont devenus par la suite la base sociale du coup d’État.

Désormais il faut aussi envisager la construction de « coordinations », cadres « inter-syndicats » ou « multisectoriels » (dans lesquelles des courants politico-syndicaux comme la Corriente Clasista y Combativa proposent d’inclure des secteurs patronaux), puisque la classe ouvrière industrielle a relativement moins de poids (en termes de nombre d’entreprises et de travailleurs surtout), mais que les syndicats de masse comme ceux des enseignants et de la santé ont plus de poids. En même temps, les piqueteros ou mouvements dits « sociaux » devront surmonter à la fois le corporatisme qui prévaut dans la lutte pour leurs propres revendications et le fonctionnement actuel en « collatéraux » [organisations de chômeurs responsables de la distribution de l’aide sociale, NdT]. Ce dernier induit en effet une séparation en différentes organisations liés à des courants politiques distincts, et empêche une dynamique de démocratie interne, où les courants débattraient et les travailleurs pourraient participer à des délibérations et à la gestion de leur propre organisation.

De même, dans le feu du rejet des mesures gouvernementales, peuvent émerger des organisations comme les Assemblées populaires de la période 2001/2002. Au-delà de leurs expressions initiales, nous devons lutter pour qu’elles puissent affecter effectivement le pouvoir des capitalistes, en recherchant une représentation organique des travailleurs, des chômeurs, des étudiants, etc, dans le sens de former des véritables coordinations de lutte mentionnés plus haut.

De leurs côtés, les oppositions à la bureaucratie de la CGT arrivent dans cette nouvelle période avec plusieurs positions conquises : SUTNA (pneumatiques) ; UF Haedo (cheminots) ; UATRE Ledesma (moissonneurs) ; des sections syndicales d’enseignants, à Suteba comme Tigre et Bahía Blanca, ou encore l’AMSAFE Rosario, CEDEMS Jujuy, ATEN Capital et Plottier, ADEMYS, UEPC Córdoba Capital, l’AGD UBA ; les usines sous gestion ouvrière telles que Madygraf, Textil Neuquén, Cerámica Neuquén et Zanon en tant qu’usines sous gestion ouvrière et avec des positions de classe ; les Juntas Internas de GPS (travailleurs sous-traitants d’Aerolíneas) ; de l’ATE au sein ministère du travail ; de l’IOMA La Plata ou de l’hôpital Garrahan dans la santé ; du CI de Lustramax (dans la Zone Nord du Grand Buenos Aires) ; des délégués de la ligne 60, des groupes d’opposition et des « auto-organisés » de l’UTA dans le transports publics ; des minorités représentées au conseil d’administration de l’AGTSYP (métro), de CICOP (médecins de la Province de Buenos Aires) ; de FOETRA Buenos Aires (travailleurs du téléphone) ; ainsi que des milliers de délégués et d’activistes de base dans divers syndicats. Plusieurs générations de travailleurs aux expériences de lutte diverses ont résisté à ces années de passivité et de conservatisme, mais ces derniers peuvent converger avec les nouvelles générations. Il existe des fils de continuité avec les processus antérieurs (syndicalisme de base, mouvement des femmes, avancées des organisations d’extrême-gauche) qui seront réactivés dans le feu de l’émergence des nouvelles générations.

Le mouvement des femmes et la jeunesse comme réserves stratégiques et points d’appui essentiels

Par rapport aux explosions sociales antérieures, un fait nouveau à l’« actif » de la classe ouvrière et de ses alliés dans le rapports de forces général est le mouvement des femmes, qui en Argentine a généré des mobilisations d’impact international, avec le mouvement « Ni Una Menos » (Pas une de moins) qui a émergé en 2015 contre les féminicides, et la « Marée Verte » qui a connu son apogée en 2018 pour le droit à l’avortement.

Au niveau international, pour les femmes, la canalisation démocratique des processus de radicalisation de masse des années 1970 a conduit à l’expansion de l’État vers la société civile sous le néolibéralisme ce qui, de façon contradictoire, a provoqué la massification de l’enjeu de l’émancipation des femmes à un niveau rarement vu auparavant dans l’histoire du capitalisme. C’est-à-dire qu’on a constaté les effets subjectifs de l’extension sans précédent des droits démocratiques, par rapport à toute l’histoire antérieure, sur la base de la croissance, elle aussi sans précédent, de la participation des femmes au travail salarié et urbain (notamment dans les secteurs de l’éducation, de la santé, etc.).

Ce processus, forgé au milieu d’une offensive idéologique « identitaire » néo-libérale et post-moderne, a impliqué la tentative de subordonner le féminisme aux directions bourgeoises et le développement de nouvelles bureaucraties qui ont cherché à détacher la lutte féministe des luttes de la classe ouvrière dans son ensemble. Avec la crise capitaliste et, en particulier, avec la crise des gouvernements et régimes « néolibéraux progressistes », la lutte des femmes dans des luttes massives pour leurs droits, mobilisant une nouvelle génération de jeunes déterminées à lutter contre le patriarcat - identifiant pour certaines son lien étroit avec le capitalisme - ouvrent la possibilité, si la lutte des classes reprend, de revitaliser les convergences entre les mouvements des femmes et des LGBT et la classe ouvrière, que les directions de ces secteurs sociaux ont eu tendance à séparer tout au long de cette période. Ce d’autant plus avec des plans de guerre de classes comme celui en cours, dont les conséquences ont un impact particulier sur les femmes, déjà plus appauvries, plus précaires, et sur lesquelles repose encore la majorité des tâches de soins à la maison et dans les services publics, et qui, avec les ajustements budgétaires en matière de santé, d’éducation, etc, se renforceront encore.

Le mouvement des femmes peut donc être une nouvelle « réserve stratégique » pour la classe ouvrière, une surprise pour le pouvoir capitaliste, et mobiliser des secteurs audacieux et combatifs qui prennent l’initiative et ont un impact sur les secteurs plus rétrogrades et les plus conservateurs.

Le mouvement étudiant est parti en vacances et pour l’instant la jeunesse étudiante participe aux « cacerolazos » en tant qu’individus. Les directions étudiantes, aussi bien de la « Franja Morada » que les kirchneristes et les péronistes, ont misé sur la démobilisation à travers le gouvernement du Frente de Todos. Cependant, le « Caputazo » et le DNU ont commencé à avoir un impact sur les universités, pour l’instant avec des attaques spécifiques de la part des administrations péronistes et radicales, comme les coupes dans les programmes de genre à l’Université nationale de La Plata, et à l’Université nationale de General Sarmiento, conformément aux souhaits de Milei. Mais dans l’ensemble, le budget de l’université (ainsi que tous les postes sociaux) est géré de manière très discrétionnaire, de sorte que nous ne connaissons pas encore l’ampleur des attaques à venir. Cependant, au vu des mesures annoncées, il est probable qu’apparaisse le besoin d’unir les enseignants et les étudiants pour défendre l’éducation publique (que ce soit contre les tarifs, les réductions salariales, les réductions budgétaires, les droits des étudiants, etc. Nous devons faire avancer de toutes nos forces chaque conflit qui se présente, avec des instances d’auto-organisation pour regrouper les forces face aux attaques, pour que les centres d’étudiants actuellement non mobilisés soient récupérés et mis au service des luttes.

C’est encore une inconnue, mais nous ne pouvons pas exclure des tentatives des libertariens de construire des groupes dans les facultés, ce qui conduira à un autre scénario, avec une lutte politique et idéologique plus directe.

D’autre part, les lycéens peuvent devenir l’avant-garde de la jeunesse étudiante. Les plus jeunes filles, qui après la pandémie et même si elles étaient plus jeunes lorsque la lutte pour l’avortement a eu lieu, l’ont comme référence, sont nées dans la vie politique en se battant contre les libertariens dans leurs écoles, en s’affrontant principalement à des hommes, que cela soit des jeunes lycéens ou des étudiants dans leurs premières années d’université qui défendent Milei et ses valeurs réactionnaires. C’est avec elles que nous mènerons le combat, qui est politique mais aussi idéologique, pour retrouver les meilleures idées et pratiques d’une jeunesse solidaire et engagée, combative face aux attaques du gouvernement, à la résignation et aux injustices de ce système, et profondément liée à l’extrême-gauche, en défendant le socialisme comme perspective d’avenir.

Le poids de la classe ouvrière et de la gauche socialiste dans le rapport de forces

Un autre fait très important à l’« actif » du rapports de forces est qu’il existe une extrême-gauche avec une forte présence nationale, profondément engagée dans la classe ouvrière, les luttes des femmes et de la jeunesse. Une gauche qui se revendique révolutionnaire et socialiste, dont le noyau est le FIT-U, avec des figures connues telles que Myriam Bregman, Nico del Caño, Alejandro Vilca ou Christian Castillo, nos députés nationaux du PTS avec Romina Del Plá (PO), les députés et conseillers provinciaux et des centaines de travailleurs, de femmes et de jeunes qui ont été candidats et sont des figures dans les municipalités et les villes, ainsi que des milliers de militants conscients sur les lieux de travail et d’étude. Le Polo Obrero et le Bloque Piquetero, qu’ils dirigent, occupent également une place de choix sur la scène nationale avec des dirigeants comme Eduardo Beliboni.

En 2001, les seuls députés nationaux de gauche élus quelques mois avant la rébellion étaient Luis Zamora (AyL) et Patricia Walsh (Izquierda Unida), qui n’avaient pratiquement pas de parti. Les organisations de la gauche révolutionnaire ont été affaiblies par les années de défaites du menemisme. A un autre moment de crise (’89), Zamora avait été élu député pour la première fois, également au milieu de la crise. Le MAS en tant que parti était certes plus fort à l’époque, mais il a vacillé lors les luttes contre la privatisation. Aujourd’hui, la gauche de classe a une plus grande présence superstructurelle, une extension nationale et une préparation théorico-politique (dans le cas du PTS du moins), bien que nous ayons dû « nager à contre-courant » ces dernières années en raison de la passivité imposée par le péronisme et du recul des tendances militantes de la gauche marxiste au niveau international. Malgré cela, Cristina Kirchner (avec la permission du Pape François) a dû autoriser des primaires (PASO) au sein de la coalition péroniste de l’Union pour la patrie (UxP), afin de permettre à Juan Grabois de se présenter à la présidence contre Sergio Massa, pour canaliser vers l’UxP les votes qui pourraient se porter vers Myriam Bregman (PTS-FITU) et l’extrême-gauche. Le péronisme veut créer sa propre « gauche populaire » pour tenter d’empêcher l’émergence d’un parti socialiste et ouvrier fort. Cependant, ils n’ont pas pu empêcher l’extrême-gauche, en particulier Myriam et Nico ainsi que la FIT-U dans son ensemble, d’être reconnue comme des référents sur la scène politique nationale. Myriam a connu un bond de reconnaissance après les débats présidentiels, qui s’est traduit par une énorme croissance du nombre de followers sur les réseaux sociaux : avec une portée de plusieurs millions, près de 300 000 followers sur Instagram qui reçoivent des informations quotidiennes et expriment leur soutien dans des dizaines de milliers d’« interactions positives » aux posts les plus importants. Dans le même sens, La Izquierda Diario est un média reconnu, avec un potentiel lectorat de millions de personnes et un large réseau de correspondants et de collaborateurs qui inclut, bien sûr, les militants du PTS.

Vers un été très chaud

La longue année politique 2023, dominée par la crise économique et le processus électoral, débouche donc sur un gouvernement inédit dans la tradition du bipartisme en Argentine, qui a lancé un plan de guerre visant à faire reculer le plus rapidement possible le rapport de forces entre les classes en place. Nous nous dirigeons vers des mois d’été très chauds, non seulement en raison des effets du changement climatique, mais aussi parce que cette offensive de la droite peut, comme nous l’avons développé dans cet article, raviver les meilleures traditions combatives et de gauche et donner lieu à l’émergence d’une puissante force de gauche révolutionnaire qui surmonte l’expérience du péronisme qui nous a menés jusqu’ici. C’est ce à quoi nous nous préparons.

Cette note est le fruit d’une élaboration collective basée sur un texte présenté par l’auteur à la réunion de la direction nationale du PTS le 17/12 et sur les débats et amendements ultérieurs à la lumière des nouveaux développements.


[1système de restriction de change permettant de limiter l’achat de dollars par la population argentine, NdT

[2Leliq, obligations à court terme émises par la Banque centrale, correspondant à un déficit budgétaire de plusieurs millions [ces contrats visaient à offrir des opportunités d’investissement en pesos aux banques pour éviter des phénomènes de conversions massives de pesos en dollars, NdT



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