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Là où Dua Lipa et Enver Hoxha auraient pu se rencontrer

Quand Dua Lipa est née, l’Albanie se vidait de sa population. 1995. C’était la fin d’un régime monstrueux instauré par un parti qui se revendiquait du « communisme », et à la tête duquel se trouvait Enver Hohxa. Billet de Philippe Alcoy

Philippe Alcoy

14 juillet 2023

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Là où Dua Lipa et Enver Hoxha auraient pu se rencontrer

« Tu connais Dua Lipa ? ». En route vers l’Albanie, je me croyais malin en posant la question. Apparemment le seul qui ne connaissait pas l’artiste c’était moi. Je savais juste qu’elle « est d’origine albanaise » (la réalité est plus complexe). Cette information était suffisante pour que je retienne son nom et, je l’avoue, je n’ai pas cherché à aller plus loin. Je n’avais aucune idée des autres aspects de son identité ; je ne savais même pas qu’il s’agissait actuellement d’une des chanteuses les plus célèbres au niveau international. J’avoue avec un sentiment mitigé que j’ai une certaine capacité à me désintéresser ou à totalement ignorer des réalités connues massivement (artistes à la mode, films, séries...). Mais dans ce cas j’ai été un peu bouleversé. « Comment se fait-il que je ne connaissais pas l’ampleur du phénomène Dua Lipa ? ».

« Tu connais Dua Lipa ? ». Mais je ne voulais pas parler de l’artiste née à Londres de parents albano-kosovars. Je voulais parler de l’Albanie. Car, si je ne m’étais jamais intéressé à elle et, maintenant que je m’y suis intéressé, je me rends compte qu’il n’y a pas grande-chose qui m’intéresse de ce qu’elle fait. Ce n’est pas de mon goût musical. A la limite si elle chantait en albanais, elle aurait quelque chose de plus original. Mais, ça c’est mon opinion. L’Albanie alors. Dua Lipa a eu récemment la nationalité albanaise. Or, elle est née à Londres et ses parents sont albanais du Kosovo ; elle a même une grand-mère bosnienne.

En gros, elle est yougo, mais elle est albanaise, mais elle est kosovare, mais elle est anglaise, mais elle a une grand-mère bosnienne, en gros elle est yougo. De là ma question : « Tu connais Dua Lipa ? ». Quand Dua Lipa est née, l’Albanie se vidait de sa population. 1995. C’était la fin d’un régime monstrueux instauré par un parti qui se revendiquait du « communisme », à la tête duquel se trouvait Enver Hoxha.

Hoxha avait fait une partie de ses études à Paul Valéry, université de Montpellier. C’est en France qu’il a été gagné au communisme stalinien, par le PCF. Pendant la Seconde Guerre Mondiale, Hoxha était à la tête de la résistance et à dirigé la guerre de libération nationale contre l’occupation fasciste (même si avant il s’est chargé d’éliminer toute opposition de gauche potentielle).

Dès la fin de la guerre, les communistes albanais ont construit un régime en grande partie calqué sur celui de l’URSS. Staline n’a jamais donné de l’importance à ce pays. Lors des accords secrets avec l’impérialisme britannique, il le leur a « offert » avec la Grèce, dont les travailleurs et paysans s’étaient eux-aussi battus et avaient vaincu les troupes fascistes et nazies. Mais à la différence de la Grèce, les Albanais n’ont pas laissé les Britanniques débarquer sur leurs côtes.

Ensuite, d’après le dirigeant communiste yougoslave Milovan Djilas (plus tard passé à l’opposition contre Tito), Staline aurait suggéré à Tito d’intégrer l’Albanie à la Yougoslavie. C’est notamment après que les relations entre Tito et Staline aient commencé à se dégrader, jusqu’à la rupture en 1948, que Moscou a donné de l’importance à l’Albanie. Jusqu’à la fin du régime au début des années 1990, l’Albanie est restée une sorte de « forteresse stalinienne assiégée ». Le régime n’a pas seulement rompu avec Tito et la Yougoslavie, mais ensuite avec l’URSS et la Chine.

« Des révisionnistes ». Le régime s’est engouffré dans un trou noir répressif contre les travailleurs, les paysans et contre toute la population en général. Tout le monde était suspect de quelque chose. Plus il s’isolait, plus les « délires répressifs » s’abattaient dans chaque détail de la vie sociale. Personne n’était à l’abri d’une accusation ou suspicion menant à l’enfermement, à des interrogatoires, voire à la torture. La Sigurimi, police politique du régime, avait mis en place un réseau immense « d’espions civils », avec des milliers de citoyens informateurs en plus des espions professionnels. Des oppositionnels, ou considérés comme tels, étaient parfois enfermés dans des camps de travaux forcés. Même des membres du régime et du cercle rapproché pouvaient tomber en disgrâce lors des différentes purges.

Cette répression brutale se conjuguait avec une stricte interdiction pour les Albanais de quitter leur pays : fuir illégalement était puni de la peine capitale ; le même sort était réservé, théoriquement, à ceux et celles qui voudraient rentrer illégalement en Albanie. Des milliers de personnes ont été tuées par la police de frontière.

En ce sens, il n’est pas étonnant qu’après la chute de ce régime, les pays aient connu un exode massif : entre juillet 1990 et décembre 1991, on estime que plus de 200 000 personnes ont quitté l’Albanie. Les scènes désespérées ont choqué le monde. Donc, comme je le disais, en 1995 quand Dua Lipa est née, l’Albanie était un pays clairement « vidé », dans une région ravagée par les guerres. Les parents de Dua Lipa eux-mêmes avaient fui la guerre de Bosnie-Herzégovine (1992 1995), où ils habitaient au moment du déclenchement de la guerre.

Le Kosovo, d’où venaient ses parents, allait être lui aussi dévoré par la guerre quelques années plus tard. Les contradictions accumulées pendant des années de régimes staliniens, rencontraient celles de la course vers la restauration du capitalisme dans la région, donnant un combo explosif, fatal et dramatique. Pour des millions de personnes aujourd’hui, le régime d’Enver Hoxha était « le communisme ». Des années de répression au nom de « la cause du prolétariat » ont été en effet le meilleur terreau pour cultiver une sorte « d’adhésion de masses » au capitalisme, une légitimation puissante pour ce régime d’exploitation.

En même temps, ces évolutions subjectives et idéologiques étaient très bénéfiques pour les anciens membres de l’appareil d’État qui entendaient profiter de la réintroduction du capitalisme dans le pays pour devenir à leur tour les « nouveaux riches », de véritables bourgeois. L’exemple albanais est en effet l’un des plus puissants pour expliquer et montrer la complémentarité entre le stalinisme et le capitalisme.

Il n’est pas étonnant qu’aujourd’hui des villes comme Tirana aient un aspect de « ville Coca-Cola », où le capitalisme transpire dans chaque pore, chaque coin de rue, sous une chaleur étouffante. Mais les contradictions qui moussent alimentent, qui sait, des explosions d’une rare « TNT sociale ». Et Dua Lipa ? Elle aussi, est un produit de ces contradictions. « Tu connais Dua Lipa ? Car j’ai une petite histoire à te raconter... ».


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