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Culture

CCCP : rock alternatif et « fin des idéologies » en Italie

Le groupe de rock alternatif italien CCCP-Fedeli alla linea vient d’annoncer sa reformation. Retour sur un projet musical résolument ancré dans le contexte politique italien des années 80, exprimant le désarroi d’une jeunesse qui voit s’éloigner les espoirs révolutionnaires du mai rampant.

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CCCP : rock alternatif et « fin des idéologies » en Italie

Le groupe CCCP-Fedeli alla linea, un des groupes de musique largement considérés comme les plus influents dans la scène alternative italienne a annoncé sa reformation en février dernier, publiant notamment un album live contenant des titres inédits. Le groupe a été formé en 1983 par quatre musiciens originaires d’Émilie-Romagne mais qui se sont rencontrés à Berlin. L’Émilie-Romagne était une région très à gauche, bastion historique du Parti Communiste d’Italie (PCI), point chaud du « mai rampant » (NDLR : période révolutionnaire post-68 qui s’est prolongée en Italie jusqu’à la fin des années 70), auquel les quatre artistes avaient pris part, l’un d’eux étant même organisé au sein de l’organisation d’extrême-gauche Lotta Continua.

Les membres du groupe s’étaient réfugiés en Allemagne pour échapper au climat particulièrement pesant qui régnait en Italie au début des années 1980, entre répression, décomposition politique aussi bien de l’extrême-gauche que des directions réformistes du mouvement ouvrier, crise économique, offensive néolibérale. La naissance du groupe apparaît comme la rencontre de jeunes politisés à l’extrême-gauche donnant une expression artistique à leur désarroi face à l’ampleur de l’offensive bourgeoise en cours.

Là où la culture punk émerge plutôt dans les pays anglo-saxons, dans lesquels le « communisme » est très stigmatisé, CCCP fait le pari de revendiquer un « punk philo-soviétique » et une « musique mélodique émilienne », s’appropriant et parodiant le folklore stalinien qui exerce alors une importance déterminante dans la société civile italienne, et tout particulièrement dans leur région d’origine, dans laquelle le PCI obtient parfois des scores de 75% aux élections dans les circonscriptions ouvrières durant les années 70. Cet héritage est à la fois moqué et présenté avec une certaine tendresse, comme un élément de construction de leurs identités personnelles mais aussi comme une sorte de relique appartenant déjà au passé, à un moment où le PCI et l’URSS donnent déjà les premiers signes de leurs disparitions à venir. Dans leur chanson éponyme, les CCCP se présentent comme « Fidèles à la ligne, même quand il n’y a pas de ligne // Quand l’empereur est malade // Qu’il meurt qu’il est pris de doutes ou perplexe // Fidèles à la ligne, il n’y a pas de ligne » , pied de nez à la fois à « l’orthodoxie » aveugle des militants staliniens mais aussi à la crise visible à la tête du PCI et de l’URSS.

Cet usage de l’imagerie stalinienne est aussi un moyen provocateur de parler de classe ouvrière, de revendiquer le mouvement ouvrier, à un moment où l’offensive néolibérale tente de l’effacer. Dans A Ja Ljublju SSSR, la punchline « Onoro il braccio che muove il telaio // Onoro la forza che muove l’acciao // Esiste lo so » (J’honore le bras qui manie la machine // J’honore la force qui tord l’acier // Elle existe je le sais) rappelle l’enthousiasme et la révolte moderne des futuristes de gauche, tout en parodiant l’hymne soviétique en version punk.

Dans ses textes, le groupe aborde aussi avec beaucoup de poésie des thèmes communs du rock alternatif, tels que l’ennui, l’usage de psychotropes, la critique du consumérisme et la recherche d’authenticité, mais il les conscientise comme résultants de la période de reflux de la lutte de classes. Ainsi, leur titre Depressione Caspica, enregistré en 1990 évoque aussi bien le morcellement de l’ex-empire soviétique que le désengagement militant en jouant sur le double-sens du mot dépression, désignant aussi bien un état mental pathologique qu’un type de relief géologique, en l’occurrence la dépression caspienne, entre la Russie et le Kazakhstan :

« Io in attesa a piedi scalzi e ricoperto il capo // Canterò il vespro la sera // Ecco che muove sgretola dilaga // Uno si dichiara indipendente e se ne va // Uno si raccoglie nella propria intimità // L’ultimo proclama una totale estraneità // Tu con lo sguardo eretto all’avvenire // Fisso al sole nascente ed adirato all’imbrunire // Tu non cantavi mai la sera non cantavi mai // No, non ora non qui in questa pingue immane frana »
(Je me tiens pieds nus et tête couverte // Et chanterai les vêpres le soir // Ici tout bouge, s’effrite, s’étend // L’un déclare son indépendance et s’en va // L’autre se réfugie dans sa propre intimité // Le dernier proclame sa totale extranéité // Toi les yeux levés vers l’avenir // Fixés vers le soleil levant, enragé au crépuscule // Tu ne chantais jamais le soir tu ne chantais jamais // Non, pas ici et maintenant dans ce gros et énorme effondrement ». Le terme frana lui-même peut désigner à la fois un désastre, un échec, ou un éboulement/un glissement de terrain, dressant un parallèle entre le relief de la région et le reflux du mouvement ouvrier.

D’autres chansons ont un contenu de critique politique plus explicite : dans Guerra e Pace, les CCCP dénoncent les euphémismes des discours impérialistes post-seconde guerre mondiale en structurant le morceau comme un collage : d’un côté des voix répètent sur une musique entêtante : « La guerra è fredda // La guerra è limitata // La guerra è endemica // La guerra è ciclica // La pace è calda // La pace è contrattata // La pace è labile // La pace è ciclica » (La guerre est froide // La guerre est limitée // La guerre est endémique // La guerre est cyclique // La paix est chaude // La paix est contractée // La paix est labile // La paix est cyclique), puis soudain des guitares saturées et des paroles criées : E noi che siamo esseri liberi // Un ciclo siam macellati // E un ciclo siam macellai // Un ciclo riempiamo gli arsenali // E un ciclo riempiamo i granai // Un ciclio gli arsenali, un ciclo i granai // Un ciclo macellati, un ciclo macellai »
(Et nous qui sommes des êtres libres // Un coup nous sommes massacrés // Et un autre coup nous massacrons // Un coup nous remplissons les arsenaux // Et un autre coup nous remplissons les greniers // Un coup les arsenaux, un coup les greniers // Un coup massacrés, un coup massacreurs).

Le groupe aborde également des thèmes plus typiques du rock alternatif sans faire explicitement référence au contexte politique. Narko’$ évoque l’usage de drogues euphorisantes en lien avec ce qu’on peut rattacher à « l’euphorie du sujet post-moderne » décrite par Frédéric Jameson : « Sai che fortuna, essere liberi // Essere passibili di libertà che sembrano infinite // E non sapere cosa mettersi mai // Dove andare a ballare a chi telefonare // Stupefacente, stupido suadente // Stupefacente stordante inebriante // Il mondo si sgretola rotola via // Succede è successo si sgretola e via // Narcotico frenetico smanioso eccitante »
(Quelle chance d’être libres // D’être soumis à des libertés qui paraissent infinies // Et ne jamais savoir quoi mettre // Où aller danser à qui téléphoner // Stupéfiant stupide et persuasif // Stupéfiant étourdissant et enivrant // Le monde s’effondre et s’effondre // Ça arrive ça arrive, le monde s’effondre et s’en va // Narcotique, frénétique avide et excitant).
Le morceau est là encore structuré comme un collage, alternant avec une musique psychédélique lente et répétitive évoquant l’usage de cannabis presque sans paroles : le trop-plein alterne avec le vide intérieur de ce même sujet post-moderne.

Amandoti et Annarella sont des chansons d’amour, mais marquées par un sentiment de mélancolie et d’ennui à remplir : Amarti mi consola // Le notti bianche // Qualcosa che riempie // Vecchie storie fumanti // Amarti mi consola // Mi da allegria // Che vuoi farci è la vita // È la vita, la mia (T’aimer me console // Durant mes nuits blanches // Quelque chose qui colmate // De vieilles histoires fumantes // T’aimer me console // Me donne de la joie // Que veux-tu c’est la vie // C’est la vie, c’est ma vie)

Lasciami qui, lasciami stare, lasciami cosi // Non dire una parola che non sia d’amore // Per me, per la mia vita che è tutto quello che ho // È tutto quello che io ho e non è ancora // Finita, finita (Laisse-moi ici, laisse-moi rester, laisse-moi ainsi // Ne dis pas un mot qui ne soit d’amour // Pour moi, pour ma vie qui est tout ce que j’ai // C’est tout ce que j’ai et qui ne soit pas encore // terminé, terminé).
La vie affective apparaît comme un refuge subi dans une société atomisée dans laquelle on ne parvient plus à trouver de place.

Le parallèle entre le regret amoureux et la nostalgie du mai rampant apparaît de façon voilée mais plus nette dans un titre en français, enregistré en 1988 avec Amanda Lear intitulé Inch’allah ça va, dans lequel la chanteuse disco / vedette de la télévision italienne pleure à la fois un amour passé et une époque révolue, aux côtés de gauchistes punk : « Mais tous ces progrès dont notre âge se vante // Dans tout ce grand éclat d’un siècle éblouissant // Qu’est ce que vous voulez que ça me foute ? // Qu’est ce que vous voulez que ça me foute ? // L’atmosphère n’est plus la même // Et je m’embête // Je m’embête ».

Le groupe s’est finalement dissout en même temps que l’URSS et le PCI, mais les membres du groupe ont poursuivi leurs carrières artistiques au sein d’autres projets musicaux, dont le plus notable est CSI – Consorzio di Suonatori Indipendenti, dont le sigle est également le sigle italien de la CEI, organisation intergouvernementale regroupant les États de l’ex-Union Soviétique. S’orientant vers des sonorités plus expérimentales, ils ont continué à faire référence de façon plus voilée à des éléments de la tradition marxiste, intitulant des chansons Forma E Sostanza, Matrilineare ou Unità di produzione. Ce nouveau projet musical cherchait à s’inscrire dans un nouveau contexte historique, mais les thèmes abordés dans les textes restent en continuité de ceux de CCCP bien que se dirigeant vers une poésie plus abstraite. Dans Accade, les anciens membres de CCCP continuent à se revendiquer comme des irréductibles :

« Percorsi incomprensibili tracciano al fine la nostra vita // Irriducibili irriducibili // Cio che deve accadere accade // Per quello che ho visto // Per quello che ho sentito // Per sconcertante necessità // Obbligo di caduta verso mondi leggeri // Di sottili pensieri d’occhio e cuore // Da corteccia cerebrale a potenza nucleare » (Des chemins incompréhensibles guident en fin de compte notre vie // Irréductibles irréductibles // Ce qui doit arriver arrive // ​​Pour ce que j’ai vu // Pour ce que j’ai ressenti // Par une nécessité déconcertante // Obligation de tomber vers des mondes plus légers // Des mondes subtils, pensées de l’œil et du cœur // Du cortex cérébral à la puissance nucléaire).

Les anciens membres de CCCP se présentent d’ailleurs dans leurs dernières interviews comme une « cellule dormante » qui vient de se réveiller, et ce n’est peut-être pas un hasard dans un monde où le marasme néolibéral paraît secoué par les crises. Sur un titre inédit du nouvel album, enregistré en 1983, le chanteur du groupe prononce lentement « E poi è tardi/ è proprio troppo tardi/ siamo arrivati/ tardi o forse troppo presto/ comunque il nostro tempo non assomiglia al vostro/ comunque il nostro tempo non assomiglia a voi » (Et après tout il est tard // Il est vraiment trop tard // Nous sommes arrivés // Trop tard, ou peut-être trop tôt // En tout cas notre époque ne ressemble pas à la votre // Notre époque ne vous ressemble pas), comme pour transmettre la continuité de l’héritage marxiste à une nouvelle génération malgré la rupture à laquelle ils ont été confrontés.


        
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