La revanche des prolétaires

Et si le contrôle ouvrier sur l’économie était la seule issue face à la crise sanitaire ?

Daniela Cobet

Et si le contrôle ouvrier sur l’économie était la seule issue face à la crise sanitaire ?

Daniela Cobet

Dans un contexte où les responsabilités du pouvoir dans la catastrophe sanitaire en cours ne sont plus à démontrer, de même que sa volonté de faire primer les profits sur nos vies, réorganiser sous contrôle des travailleurs la production, la distribution et les services pourrait être la seule solution pour se donner réellement les moyens de vaincre le virus et d’éviter des milliers de morts.

Le tableau dramatique qui se dessine devant nous

Hôpitaux saturés dès le début de la crise, manque de masques, de gel, de blouses, de tests de dépistage, d’appareils d’assistance respiratoire… Si l’on croit aux déclarations de guerre contre le virus de la part du gouvernement, il faut en conclure que nos généraux sont parfaitement incompétents ! C’est les soldats au front qui le disent le plus clairement dans ces nombreux témoignages qui circulent sur les réseaux sociaux où le personnel hospitalier dénonce les conditions de sécurité déplorables dans lesquelles ils sont en train de travailler et disent se sentir comme « de la chair à canon ». Le scandale autour des masques est certainement l’exemple le plus édifiant d’une préparation et d’une gestion catastrophiques de la crise sanitaire. D’ores et déjà on sait qu’il aura des conséquences non-négligeables dans quelques semaines lorsqu’on aura besoin de la totalité du personnel soignant, déjà en sous-effectif, pour répondre au pic de l’épidémie et que de nombreux soignants seront eux-mêmes malades.

Dans ce contexte, le Haut-Rhin constitue aujourd’hui une sorte de miroir avancé, une projection terrible de l’avenir immédiat, où l’on voit mourir les patients les uns après les autres dans la solitude la plus totale, où l’on trie déjà ouvertement les patients en fonction de leur âge (on n’intube plus personne de plus de 75 ans) à cause du manque criant de lits de réanimation et d’appareils d’assistance respiratoire. Il faut s’attendre à ce que dans les prochains jours et semaines ce soit le cas dans la majeure partie de la France.

Comment nous sommes arrivés là ?

Il y a tout d’abord un bilan de plus moyen terme, celui de plusieurs décennies de politiques libérales qui ont réduit à peau de chagrin le système hospitalier français. Selon certaines données c’est plus de 100 000 lits qui ont été supprimés en seulement 20 ans. Ce sont précisément ces lits, considérés superflus par les managers qui se sont succédés au pouvoir selon la logique de la « rentabilité », qui feront défaut et seront à l’origine de nombreuses morts. Les mots doux du gouvernement actuel à l’égard du service public et en particulier du personnel hospitalier au milieu de la crise ne changent rien au fait qu’il a continué, avec plus d’acharnement encore que ses prédécesseurs, l’œuvre de stigmatisation et de casse de ce même service public, ainsi que des acquis de ses agents. Ce n’est pas anodin, d’ailleurs, qu’au moment même de l’éclatement de la crise sanitaire en France le gouvernement était en train d’imposer par décret une réforme des retraites dont une des principales victimes étaient précisément les travailleurs des services publics stratégiques qui disposaient d’un régime spécial.

Sur un plan plus rapproché, depuis le tout début l’action de l’Etat face à la crise en cours a été plus qu’erratique. Il suffit de songer aux déclarations de Mme Buzyn encore ministre de la Santé à l’époque qui écartaient la possibilité même que l’épidémie qui se développait en Chine puisse un jour toucher la France ; à ses déclarations ultérieures sur le fait que le gouvernement aurait ignoré tous ses avertissements ; à la sûreté arrogante avec laquelle le pouvoir expliquait que « la France n’était pas l’Italie » et vantait les qualités d’un système de santé qu’il avait pourtant contribué à détruire à coups de coupes budgétaires ; au maintien totalement irresponsable des élections municipales…

Oui, car les vrais irresponsables ne sont pas ceux qui vont au marché de Belleville ou de Barbès pour acheter des fruits et des légumes à un prix accessible, mais bien ceux qui sont précisément dans les postes à responsabilité. C’est eux qui disposaient, contrairement à l’immense majorité de la population, de toutes les informations pour anticiper la crise sur le plan scientifique, d’autant que l’arrivée d’une nouvelle épidémie à partir d’une mutation d’un coronavirus était une certitude chez les spécialistes de la question et que la seule question était de savoir « quand et où ». C’est eux, de même, qui ont ignoré les multiples alertes qui arrivaient de Chine, puis d’Italie. Comment pointer du doigt le travailleur pauvre qui résiste à rester confiné dans son micro-appartement insalubre de banlieue quand le Président de la République, il y a encore quelques semaines, allait au théâtre et incitait les Français à ne renoncer à rien, « surtout pas aux terrasses, aux salles de concert, aux fêtes de soir d’été. Surtout pas à la liberté » ? Ou encore quand le gouvernement envoie systématiquement des messages contradictoires appelant en même temps à rester confiné chez soi et à aller travailler 7 heures par jour pour ne pas mettre en danger l’économie et les profits des capitalistes ?

Guerre contre le virus : la parole et les actes

La réalité est que, derrière les grandes déclarations de guerre qui servent surtout à essayer de nous faire passer la pilule d’un autoritarisme grandissant et la casse de nos acquis sociaux, il y a un écart considérable entre la parole et les actes du gouvernement pour lutter contre l’épidémie. Si la politique pour enrayer la progression du nombre de contaminés et éviter le débordement total des hôpitaux est celle d’un confinement de plus en plus strict, il faut donc limiter au strict nécessaire les déplacements et l’activité des salariés, et ce en assurant les conditions maximales de sécurité.

Or, ce que nous voyons ces derniers jours est, au contraire, une pression croissante des patrons, soutenus par le gouvernement, pour reprendre le travail dans tout un tas d’entreprises dont l’activité n’est pas essentielle, et ce sans assurer parfois même le minimum : des gants, des masques, du gel. C’est ainsi que le ministre de l’Economie Bruno Lemaire a multiplié ces derniers jours les appels à assurer la « continuité économique de notre pays », soutenu par la ministre du Travail Muriel Pénicaud avec ses sermons aux petits patrons du BTP qui font le choix de ne pas mettre en danger leurs salariés. En même temps rien de sérieux n’est fait par le gouvernement pour résoudre au plus vite les manques criants de matériel médical et d’hôpitaux.

La réalité évidente est que la priorité du gouvernement et des patrons reste les profits et pas nos vies ! Quand on songe au fait que des gouvernements européens ont considéré plus ou moins ouvertement d’adopter, dans le but d’éviter une paralysation de l’économie, une stratégie dite de « l’immunité collective » en sachant que cela pouvait couter (et coûtera peut-être) des centaines de milliers de vies, on se rend compte que, comme le dit Frédéric Lordon, ceux qui nous gouvernent ne sont pas juste des incapables, mais des véritables « connards », prêts à sacrifier une partie non négligeable de la population et en particulier des couches populaires, pour conserver leurs bénéfices.

Guerre et économie de guerre

Comme le signalent brillamment Philippe Batifoulier, Nicolas Da Silva et Mehrdad Vahabi, du Centre de recherche en économie de l’Université Paris-Nord, dans leur article publié sur Médiapart, au-delà des discours, il y a une forte hésitation du pouvoir à « basculer dans l’économie de guerre » qu’implique le combat contre l’épidémie :
« Pour lutter contre une menace vitale (ennemi militaire ou, ici, sanitaire), l’économie de guerre implique la gestion administrative et centralisée de l’économie. Alors que les prix sont le levier principal d’allocation des ressources et de coordination au sein d’une économie de marché, l’économie de guerre s’appuie sur les nationalisations et le commandement. […] Les fautes politiques et économiques dans la gestion de la crise proviennent de l’hésitation du gouvernement à basculer dans l’économie de guerre. […] En refusant de procéder à la nationalisation des grandes entreprises influant dans la gestion du risque sanitaire (comme par exemple l’industrie pharmaceutique, les hôpitaux, etc.) et d’administrer l’allocation et la production des ressources, le pays s’est rapidement retrouvé en pénurie de matériels essentiels (masques protecteurs et gel hydroalcoolique d’abord, lits d’hôpital équipés d’assistance aspiratoire bientôt). »

L’économie de guerre contre le Covid-19 devrait ainsi poser non seulement une forte restriction de l’activité non-indispensable pour assurer l’efficacité des mesures de confinement, mais aussi œuvrer à une restructuration du système productif en fonction des besoins de la guerre. Cela va de la « nationalisation des grandes entreprises influant dans la gestion du risque sanitaire » à la réquisition de tous les établissements de santé privés, mais aussi à la reconversion de certaines industries pour des fins réellement utiles. Car il est évident que des usines de pointe comme celles des secteurs aéronautique ou automobile pourraient tout à fait construire des appareils d’assistance respiratoire, de même que l’industrie du prêt-à-porter pourrait se mettre à fabriquer des masques et des blouses pour le personnel soignant.
Certains patrons commencent à proposer d’eux-mêmes des petits gestes en ce sens, comme cela a été le cas de LVMH qui a annoncé que ses usines de parfum produiraient du gel hydroalcoolique. Mais nous ne pouvons pas faire confiance à la bienveillance des grands patrons, pour lesquels chaque geste minimal ne sera qu’une contrepartie au maintien de leurs profits faramineux aux dépens de la santé des travailleurs.

A un moment où chacun peut apprécier la valeur sociale de notre travail : prendre nos affaires en mains !

Jamais l’utilité et la valeur sociale du travail manuel effectué par des millions de prolétaires, la plupart du temps méprisés, n’a été aussi évidente. Lors des crises majeures comme celle que nous vivons, c’est sur eux que repose la marche de toute la société, des « héros » qui risquent leur vie au quotidien au service de celles de l’ensemble de la population. Dans cette situation les efforts fournis par les travailleurs des services essentiels, et par la classe ouvrière plus en général, leur donne un plein droit de regard sur l’organisation du travail et de l’économie.
C’est ce que de nombreux salariés semblent avoir instinctivement compris lorsqu’ils ont imposé leur droit de retrait et l’arrêt de la production dans de nombreuses usines, soit parce que leur production n’est pas indispensable, soit parce que les conditions minimales de sécurité n’étaient pas garanties. Le droit de retrait, lorsqu’il résulte d’une démarche collective et du rapport de force, constitue ainsi une première forme de droit de véto des salariés à la dictature patronale qui règne dans les usines en temps normaux, ou, en d’autres termes, d’une expression élémentaire du contrôle ouvrier sur la production.

Mais au vu de l’ampleur de la catastrophe et du fait qu’elle semble partie pour durer, on ne peut pas s’arrêter à cela. Si demain des entreprises imposent le retour au travail, il faut que ce soit aux travailleurs qui prennent des risques d’imposer leurs propres conditions, qu’ils décident démocratiquement dans des organismes regroupant l’ensemble des travailleurs, qu’ils soient syndiqués ou non, de qui doit travailler, dans quelles conditions de sécurité et pour quoi faire. Les travailleurs peuvent ainsi décider de reprendre une activité avec des effectifs réduits de façon à assurer la distanciation sociale à l’intérieur de l’entreprise et à préserver les salariés les plus exposés à la maladie (plus âgés ou ayant des maladies chroniques), mais aussi à imposer que ce qu’ils produisent soit réellement utile dans la période actuelle.
Contrairement aux patrons, qui ne pensent qu’à leurs profits, les travailleurs sont d’ores et déjà en train de démontrer la force de leur disposition à contribuer à sauver des vies, dans la santé mais aussi dans tous les services publics essentiels. Si demain il s’agissait de reprendre le travail dans certaines usines pour produire des respirateurs, pour construire des hôpitaux, pour fabriquer des masques, dans des conditions de sécurité correctes, les travailleurs ne manqueraient certainement pas à l’appel. Cependant, tant que c’est pour remplir les poches d’actionnaires déjà richissimes au péril de leur vie, le droit de retrait restera parfaitement légitime, à la fois pour préserver la santé des ouvriers eux-mêmes mais aussi pour combattre le développement exponentiel de la maladie et la saturation du système hospitalier.

Contrôle ouvrier et question démocratique

Si les travailleurs ne prennent pas une position centrale dans la situation, le confinement favorisera l’isolement et la passivité et renforcera le gouvernement, malgré son impopularité de départ et ses responsabilités dans la crise. Il a d’ailleurs d’ores et déjà démontré qu’il entend profiter de la crise sanitaire pour imposer, à travers sa loi « urgence coronavirus », un régime de plus en plus autoritaire ainsi que la remise en cause d’acquis historiques du mouvement ouvrier.
Mais si, au contraire, les travailleurs prennent leur destin en main dans cette situation de vie ou de mort, ils peuvent commencer à préfigurer une issue de long terme à ce système capitaliste qui est clairement devenu un danger pour l’humanité et pour la planète, un régime social au service du bien-être de toutes et de tous et organisé démocratiquement par les travailleurs eux-mêmes.

Lors du mouvement social contre la réforme des retraites, brutalement interrompu par la crise sanitaire, les grévistes évoquaient souvent la question de la société qu’ils laisseraient pour leurs enfants. Il se peut que la situation actuelle, aussi dramatique et inattendue soit-elle, comme le sont toujours les périodes de grands bouleversements, nous pose face à la possibilité et au devoir de commencer à poser, ici et maintenant, les jalons d’une nouvelle société.

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