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Palestine

Course à l’abîme : la « troisième phase » de la guerre à Gaza

Après l’invasion massive du nord et le siège de Gaza, et l’offensive au sud, le gouvernement israélien a annoncé la transition vers une troisième phase aux contours encore flous.

Enzo Tresso

26 janvier

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Course à l'abîme : la « troisième phase » de la guerre à Gaza

Israël s’apprêterait à reconfigurer ses normes d’engagement dans l’enclave gazaouie. Après l’invasion massive du nord et le siège de Gaza et l’offensive au sud, le gouvernement israélien a entamé la transition vers une « troisième phase » aux contours encore flous. L’annonce du changement du niveau d’intensité des combats fait suite au désengagement partiel d’une partie des forces mobilisées au Nord. Le retrait d’une partie des réservistes a été confirmée par les Etats-Unis qui notent que moins de la moitié des 50 000 soldats présents au début de la guerre sont désormais mobilisés au nord de l’enclave.

A rebours de la communication officielle israélienne cependant, la baisse du niveau d’intensité demeure pour l’heure peu visible dans les faits. En outre, alors que les objectifs stratégiques de la guerre demeurent les mêmes, si les nouveaux buts tactiques de Tsahal exigent moins de soldats alors que le nord de l’enclave est presque inhabitable, le massacre en cours n’est pas près de s’arrêter et le bilan terrible, de 25 000 Palestiniens morts, 60 000 blessés et 1,9 millions de déplacés après 100 jours de guerre devrait s’alourdir encore.

Reconfiguration mineure des modalités d’engagement : un « choix tactique » motivé par les contradictions grandissantes de la guerre de Tsahal

L’état-major a donné des raisons économiques pour justifier le retrait de certaines unités, annoncé le 1er janvier. Le pays est menacé par une crise économique alors que la mobilisation de masse a dépeuplé les entreprises. Dans le secteur de l’industrie technologique, qui connaissait une croissance de 3% avant le 7 octobre, les évaluations sont pessimistes. L’Organisation pour la coopération économique et le développement anticipe une croissance d’1,5%. La mobilisation de 350 000 réservistes a entrainé une pénurie de main d’œuvre et empêche les entreprises d’honorer leurs commandes, selon un institut gouvernemental. Alors que les investissements étrangers étaient déjà en baisse au début de l’année, en raison des mobilisations massives contre la réforme judiciaire de Benjamin Netanyahou, ils risquent de s’effondrer du fait de l’aggravation de la guerre.

Si les risques économiques sont réels, l’état-major a indiqué qu’une partie des soldats démobilisés doit suivre des sessions d’entraînement complémentaires. Fondée sur la conscription, l’armée israélienne connait en effet de nombreux dysfonctionnements : au-delà de l’inexpérience des soldats et du manque d’encadrement des unités d’infanterie, ses forces de réserve sont sous-entraînées. Un rapport daté de Janvier 2023 note que 6% des réservistes ont accompli les 20 jours de service obligatoires sur trois ans. Pendant le mouvement contre la réforme judiciaire, l’absentéisme lors des sessions d’entraînement a atteint près de 40%. L’armée souffre également de la perte de nombreux officiers. A la différence de l’armée américaine, Tsahal accorde peu de place aux sous-officiers. Alors que les soldats américains sont encadrés par des vétérans expérimentés qui ont obtenu leur grade au cours d’une carrière dans les rangs (NCO, non-commissioned officers, l’armée israélienne est commandée essentiellement par des officiers déployés sur le front à la tête de leur unité. En conséquence, les officiers représentent un quart des pertes militaires à Gaza, privant l’armée d’une structure d’encadrement forte. De nombreuses erreurs ont ainsi été commises : au 12 décembre, 20 des 105 soldats tués l’ont été par des tirs amis : erreurs de l’artillerie, soldats écrasés par des chars pendant les combats de rue, méprises entre unités. Le retrait d’une partie des forces de la réserve et le réentraînement d’une partie des soldats démobilisés répond ainsi notamment au problème de la réorganisation de Tsahal dans la perspective d’une guerre longue.

L’aggravation des tensions à la frontière libanaise et la menace d’un deuxième front expliquent également en partie la démobilisation partielle. En dépit du fait que les négociations entre Israël et le Liban au sujet de l’application de la résolution 1701 progressent et que le Hezbollah multiplie les concessions en faveur d’une résolution pacifique, faisant pression sur le gouvernement libanais pour qu’il accepte les demandes de l’armée israélienne, la situation demeure tendue au nord. En outre, la campagne vengeresse d’assassinats ciblés au Liban, en Syrie et en Irak menace d’embraser la région et de la précipiter dans la spirale de la guerre. Alors que certains membres du gouvernement et de la coalition d’extrême-droite au pouvoir défendent explicitement le projet d’une guerre « multi-front », l’armée israélienne semble se préparer à l’éventualité d’une régionalisation du conflit, comme en témoignent les mouvements de troupe à la frontière libanaise.

Lire aussi : Yémen, Iran, Liban… : au Moyen-Orient, le spectre d’un embrasement régional

Alors que le scénario d’une occupation de Gaza au moins à moyen-long terme semble toujours être le scénario privilégié par l’état-major israélien, ce choix tactique de Tsahal, symptôme des contradictions de la guerre en cours, témoigne aussi de celles qui devraient se maintenir sur le temps long. Alors que le Hamas est loin d’être battu, et progresse nettement dans l’opinion publique palestinienne dans le contexte du massacre en cours, par-delà les avancées militaires israélienne indéniables, c’est le scénario d’une guerre larvée de basse intensité mais généralisée qui pourrait se maintenir dans la Bande. Quelle que soit la manière dont Israël achèvera son opération militaire, Tsahal sera confronté à des troubles, voire à des futures insurrections des combattants du Hamas ou des autres organisations de résistance ayant survécu, mais aussi de la population civile gazaouie. Le déclenchement de cette « troisième phase », par-delà ses objectifs tactiques propres, résonne aussi comme le rappel d’une difficulté qui pourrait devenir majeure pour Israël : l’impossibilité du maintien de la mobilisation exceptionnelle dont les premiers mois de la guerre en cours avaient été la marque. Mais alors que Tsahal doit déjà composer sur plusieurs fronts notamment au Nord et en Cisjordanie, rien n’assure que l’état-major israélien puisse maintenir suffisamment de forces à Gaza pour poursuivre ses opérations et surtout, à terme, maintenir son contrôle sur le territoire et sa population.

Enfin, si la nature des combats est en voie de transformation à Gaza, sur fond notamment de la transformation de la partie nord de l’enclave en champ de ruines pratiquement inhabitable, le lancement annoncé par Tsahal d’une « nouvelle phase » ou « troisième phase » de la guerre répond en grande mesure à des objectifs communicationnels. D’abord vis-à-vis de l’opinion publique internationale et face à la pression croissante des Etats-Unis, alors que l’intensité des massacres a choqué le monde entier et que l’Afrique du Sud a initié, début janvier, contre Israël un mémorandum pour « génocide » devant la Cour internationale de justice de la Haye. Ensuite vis-à-vis de l’opinion publique israélienne elle-même, alors que plus de 130 otages restent entre les mains du Hamas, et que Tsahal est incapable de délivrer la preuve d’une victoire réelle à Gaza, notamment eût égard de l’objectif (irréalisable) qu’elle s’est fixée : détruire définitivement le Hamas. De ce point de vue, la « troisième phase », par-delà ses implications tactiques nouvelles, a des allures de grande « mise en scène » et d’autosatisfaction communicationnelle vantant les « avancées victorieuses » de Tsahal à Gaza.

Pour l’heure la diminution de l’intensité des combats n’a pas été documentée. A l’inverse, comme le notait le 15 janvier dernier Jean-Philippe Rémy, envoyé spécial en Cisjordanie pour Le Monde : « Les autorités israéliennes laissent entendre, depuis début 2024, que la guerre est passée à une nouvelle phase, plus « ciblée ». Peu de signes l’attestent encore sur le terrain, où les bombardements n’ont pas cessé, notamment pour des appuis aériens aux troupes, même si certaines unités de réservistes ont été retirées de Gaza. La nature des combats a également un peu évolué, impliquant désormais davantage d’affrontements directs entre soldats israéliens et combattants du Hamas ». C’est sur ce dernier point que le principal changement se fait ressentir. Une « nouveauté » relative qui n’est pas sans difficulté pour Tsahal. Pendant la première « phase de la guerre », les combats rapprochés sur le terrain semblaient limités et la guerre actuelle n’avait pas grand-chose à voir avec la guerre entre la Russie et l’Ukraine ou les sièges de Mossoul ou de Bakhmut. Le siège en cours de Khan Younès s’en rapproche davantage.

Siège de Khan Younès et détroit de Philadephie : la guerre de Tsahal est loin d’être terminée

L’opération de Tsahal à Khan Younès a commencé début décembre, mais c’est seulement mardi 23 janvier, que Tsahal a affirmé avoir encerclé Khan Younès. Alors que Gaza City était le centre de gravité de la « première phase » de la guerre, Khan Younès, bastion historique du Hamas dans l’enclave palestinienne, est le point chaud des combats depuis plusieurs mois. À la brutalité de l’assaut se conjugue une situation humanitaire absolument catastrophique, alors que plusieurs centaines de milliers de Gazaouis sont concentrés aux alentours de la ville après avoir fui le nord de l’enclave.

Ces derniers jours des témoignages font état d’affrontements violents alors que les chars de l’armée israélienne semblent avoir coupé l’accès aux routes qui conduisent à Rafah, à l’extrême-sud de l’enclave. Les modalités d’engagement sont les mêmes que celles utilisées lors du siège de Gaza, bien que l’intensité des bombardements soit moindre : poursuite des frappes aériennes, nettoyage de chaque quartier par une infanterie appuyée par des chars marqué, progression lente des troupes, établissement de points défensifs d’où peuvent se positionner des snipers, etc. Les hôpitaux du district font l’objet d’une offensive tout aussi meurtrière que celle qui avait visé les établissements de soins (notamment Al-Shifa à Gaza) et les écoles au Nord.

L’hôpital Al-Nasser est ainsi encerclé par des chars et des snipers, empêchant le personnel d’enterrer les victimes du siège. Comme le rapporte au Monde Leo Cans, chef de mission de Médecins sans frontière, qui loge à proximité de l’hôpital, « toute la nuit, on a entendu des bombardements. Les murs, les fenêtres, le sol, tout tremblait. Cela indique qu’il s’agissait de bombes pénétrantes destinées à détruire des immeubles ou de potentiels tunnels. On entendait aussi les navires qui pilonnaient ». L’hôpital Al-Amal, bombardé, est désormais coupé du monde selon le Croissant Rouge qui a perdu contact avec ses équipes tandis que l’hôpital Al-Khair a été envahi par l’armée. Comme à Gaza City, les forces israéliennes poursuivent l’assaut des quartiers sous leur contrôle en faisant exploser des blocs entiers d’habitations civiles vidés de leurs habitants.

En parallèle, alors que la bataille au sud de la bande de Gaza continue de faire rage, le cabinet de guerre semble se donner pour objectif tactique immédiat le recouvrement du contrôle du couloir de Philadelphie, un étroit corridor d’une centaine de mètres de large et de 14 km de longueur, qui borde la frontière israélo-égyptienne. Mis en place par les accords de camp David, en 1979, le corridor est sous souveraineté égyptienne depuis le retrait des forces israéliennes en 2006. En contrepartie du contrôle du couloir frontalier, l’Egypte s’est engagé à collaborer avec les services de renseignement israéliens sur les activités près de la frontière et à contrôler le point de passage de Rafah. Le contrôle du corridor semble être devenu un objectif crucial pour les forces israéliennes.

Le 30 décembre dernier, Benjamin Netanyahou déclarait ainsi en conférence de presse que « le corridor de Philadelphie doit être entre nos mains et sous notre contrôle, et tout arrangement autre que celui-là ne sera pas accepté par Israël ». Le 9 janvier, les autorités égyptiennes ont annoncé qu’elles refusaient la demande israélienne de partager le contrôle du corridor. Le gouvernement égyptien a renforcé sa présence à la frontière et menace de répondre par la force à toute tentative israélienne d’en prendre le contrôle. Signe des tensions actuelles, le gouvernement égyptien aurait demandé aux mouvements palestiniens d’éviter la zone de crainte que leur présence ne constitue un casus belli dont les forces israéliennes pourraient tirer prétexte pour intervenir. Ces derniers jours, la situation semble se tendre encore davantage. Le 13 janvier, le premier ministre israélien réaffirmait sa volonté de fermer le couloir de Philadelphie et de le faire passer sous contrôle israélien : « Nous détruirons le Hamas, nous démilitariserons Gaza et des équipements militaires et d’autres armes continueront d’entrer par l’ouverture sud, nous devons donc la fermer ». Le même jour, le gouvernement israélien notifiait l’Egypte de ses intentions. Dans la nuit du 17 janvier, des échanges de tirs ont eu lieu entre les forces israéliennes et une vingtaine d’individus non-identifiés venant du côté égyptien, blessant, selon le bilan officiel, un soldat de Tsahal. Si le gouvernement égyptien prétend avoir identifié des trafiquants de drogue à la frontière, il est plus probable qu’il s’agisse, d’après le témoignage d’un haut gradé égyptien, de sympathisants de la cause palestinienne. Quoi qu’il en soit, l’incident pourrait servir de prétexte aux forces israéliennes, qui remettent déjà en question l’efficacité du contrôle égyptien. Le siège de Khan Younès a encore aiguisé les tensions, l’Egypte s’inquiétant du reflux toujours plus massif des habitants au sud et de la proximité des forces israéliennes.

Tactiquement, cette opération risquée permettrait à Tsahal de contrôler les sorties du réseau de tunnel qui court sous la surface de la bande et de bloquer définitivement les échanges entre les soutiens de la résistance en Egypte et ses forces dans l’enclave, au risque cependant d’entrer en conflit avec le Caire. Au-delà des éléments de langage mis en avant par le cabinet de guerre, il pourrait s’agir d’une étape décisive dans le nettoyage éthique de la bande de Gaza et « l’immigration humanitaire », c’est-à-dire le transfert forcé d’une partie de la population, plan évoqué à de multiples reprises ces dernières semaines. En contrôlant le passage de Rafah, le gouvernement israélien pourrait faire pression sur l’Egypte et ouvrir les portes du sud pour expulser les Palestiniens vers le désert du Sinaï. La progression des troupes vers l’extrême sud n’est toutefois pas sans risque et s’annonce particulièrement difficile pour les forces israéliennes.

L’impasse stratégique de la réponse militaire

Cette reconfiguration tactique des objectifs de l’offensive au Sud survient au moment même où l’armée israélienne rencontre des difficultés considérables. Si elle n’a pas à craindre une défaite militaire au sens strict, les objectifs de la campagne apparaissent de plus en plus irréalisables. Alors que Yoav Gallant annonçait en début de semaine la fin des combats intensifs au nord de l’enclave gazaouie et le renforcement du front sud, des membres du Hamas ont, le 16 janvier, tiré une trentaine de roquette en direction de la ville israélienne de Netivot depuis un avant-poste au nord. Ce cinglant démenti contredit le ministre de la Défense qui jugeait que le Hamas n’était plus en mesure de frapper depuis le nord de l’enclave.

Avant la guerre, Israël estimait à 10 000 roquettes l’arsenal du Hamas. Depuis le 7 octobre, 12 000 roquettes ont été tirées. Le volume des stocks de l’organisation semble avoir été sous-estimé par les renseignement israéliens. D’après Israel Ziv, général retraité qui a participé à la campagne de Gaza, entre 10 et 15% des soldats des unités d’artillerie du Hamas seraient encore en vie, disposant encore de plusieurs milliers de roquettes. Si les bombardements et l’invasion terrestre ont permis de neutraliser 700 lanceurs, les réserves stratégiques du mouvement demeurent conséquentes. Les capacités combattantes du groupe demeurent en outre importantes : selon un rapport des renseignements étasuniens dont le Wall Street Journal a publié certaines conclusions, dimanche 21 janvier, l’offensive à Gaza aurait mis hors d’état de nuire entre 20 et 30% des forces du Hamas. Démonstration supplémentaire, s’il en fallait, du caractère délirant des buts stratégiques du cabinet de guerre israélien.

Mardi 23 janvier, les forces israéliennes ont connu le bilan journalier le plus important depuis l’invasion de Gaza. Si les pertes de Tsahal ne sont en aucun cas comparables aux 25 000 victimes (un nombre qui pourrait être bien plus terrible encore selon de nombreux analystes) d’une offensive génocidaire d’une intensité inégalée depuis la Seconde Guerre mondiale, la mort de 24 soldats en une journée éclaire les difficultés que rencontrent l’armée israélienne. Alors qu’ils installaient des explosifs sur un immeuble civil dans le centre de l’enclave, les soldats de Tsahal ont été pris pour cible par des combattants du Hamas : un tir de roquette a déclenché les explosifs. L’immeuble s’est effondré sur une vingtaine de soldats.

Les militaires israéliens découvrent également l’ampleur des infrastructures souterraines du mouvement dont la taille a également été sous-estimée. Si les images de propagande du régime israélien doivent être analysées avec précaution, le réseau de tunnel est manifestement plus vaste que prévu. Avant le début de l’offensive coloniale, les renseignements pensaient qu’il y avait environ 400 kilomètres de tunnel sous la surface. Aujourd’hui, les analystes considèrent qu’il s’agit plutôt d’un réseau dont la longueur se situe entre 560 et 720 kilomètres, avec près de 5700 puits d’entrée différents, dont beaucoup sont piégés. Le réseau comprendrait des espaces de stockage et des ateliers sous-terrains. Si le Hamas a perdu une partie de ses forces, il combat sur un terrain à son avantage, peu favorable aux manœuvres de l’armée israélienne et relativement protégé des bombardements. L’utilisation de plusieurs pompes pour noyer les tunnels avec de l’eau de mer ayant échoué, l’armée israélienne est contrainte de s’engager dans le labyrinthe sans garantie aucune de pouvoir le contrôler.

Réminiscence de l’Algérie et du Viêt-Nam : les exactions coloniales se renforcent

Devant l’échec de la solution militaire, l’armée israélienne se replie sur des méthodes plus classiques d’occupation coloniale. Les exactions contre les civiles se sont multipliées depuis le début de l’invasion terrestre, mêlant exécutions extrajudiciaires et disparitions forcées, alors que les vagues d’arrestations arbitraires se multiplient. À partir des témoignages recueillis par le New York Times et le Monde, il est possible de reconstituer un schéma des opérations militaro-policières de l’armée israélienne au nord et au centre de la bande de Gaza.

Après l’assaut d’un quartier d’habitation, les troupes israéliennes appellent les familles résidentes à sortir des immeubles. Dans la rue, ils séparent les adultes des enfants. Les hommes sont fréquemment arrêtés et dénudés, comme le montre une vidéo datée du 8 décembre montrant des dizaines de détenus en sous-vêtements, alignés dans la rue, après leur arrestation à proximité d’une école de l’ONU. Si ces arrestations sont manifestement arbitraires, Tsahal se défend de procéder au hasard et déclare que ces opérations visent des hommes « suspectés d’activités terroristes ». Parmi eux, l’on trouve des médecins, des journalistes, des commerçants et d’autres civils. Après l’arrestation, les soldats procèdent à l’identification des prisonniers grâce à un système de reconnaissance faciale. Ils sont ensuite exfiltrés hors du quartier. Cette deuxième étape achevée, trois issues sont possibles :

1. Des témoignages font état d’exécutions arbitraires et extrajudiciaires. Comme le déclare Raji Sourani, directeur du PCHR, au Monde, « certains ont rapporté qu’ils avaient entendu des coups de feu et que des gens qui les accompagnaient n’ont pas reparu. Nous faisons l’hypothèse que beaucoup ont été tués lors d’exécutions extrajudiciaires. Nous n’avons pas de vidéos ou de témoins directs, mais des cadavres ont été retrouvés, nus, le corps criblé de balles ».

2. Certains détenus sont maintenus en détention à Gaza avant d’être libérés, comme Saïd Kilani, père de famille de 39 ans, arrêté le 13 décembre pendant l’attaque de l’hôpital Kamal Adwan à Beit Lahya. Après avoir jeté sa carte de presse, les soldats l’ont conduit sur un terrain à proximité : « Deux soldats m’ont frappé d’une manière atroce et ont menacé de me tuer » déclare-t-il au correspondant du Monde. Il est libéré 24 heures plus tard, sans avoir été interrogé.

3. Enfin, les autorités militaires peuvent déporter une partie des prisonniers dans des camps situés en Israël. Ayman Lubbad raconte ainsi son transfert : « Il faisait froid, il faisait nuit, on était toujours déshabillés. J’ai été mis dans le couloir, les mains dans le dos, la tête baissée. Les soldats nous marchaient dessus, sur mes épaules, la tête, j’étais leur tapis ». Arrivé au camp de Sde Teiman, il reçoit un pyjama gris : « De 5 heures du matin à minuit, tu dois rester à genoux. Si tu bouges et qu’ils te voient, tu es puni. Ils te forcent à rester debout contre un grillage, les bras levés pendant deux à trois heures ». Ceux qui ne peuvent tenir la position sont violemment frappés voire exécutés : « L’un d’eux a répondu aux soldats, et on a entendu un coup de feu. On ne sait pas ce qu’il lui est arrivé ». Des rescapés déclarent avoir été torturés. Une vidéo qui compile certains témoignages, authentifiés par Aljazeera, montre des détenus blessés. Au regard de certaines blessures, la torture à l’électricité semble être avérée. Un réserviste de Tsahal donne une description accablante du système concentrationnaire israélien pour le média israélo-palestinien Standing Together : « Les détenus sont 70 à 100 par enclos, leurs yeux étaient bandés et leurs mains attachées tout le temps. La police militaire nous autorisait à les punir à notre guise. Pour les soldats, c’était divertissant. Ils prenaient ainsi part à la guerre quand ils frappaient les prisonniers ». Si certains détenus meurent, d’autres sont libérés. D’autres encore disparaissent purement et simplement. Les autorités pénitencières font état de 661 incarcérations de « combattants illégaux », sans que le chiffre soit vérifiable. Ce statut, inexistant dans le droit international, a été inventé en 2002 par les services de sécurité israéliens pour permettre l’enfermement des civils dans le cadre de la répression de la seconde Intifada.

Ce scénario a tout d’un protocole et témoigne de la brutalité de l’occupation militaire de Gaza. Ces pratiques appartiennent pleinement au répertoire de la doctrine de la guerre contre-révolutionnaire [1], développée par les puissances coloniales européennes pour soumettre par la terreur les populations civiles des pays occupés, notamment au Viêt-Nam ou en Algérie.

Les divisions gagnent du terrain sur fond d’une guerre sans perspective

Les réactions aux tirs de roquettes du Hamas, au Nord de l’enclave de Gaza, ont mis en lumière les divisions qui règnent entre le gouvernement et Tsahal, d’une part, et entre l’aile laïque du gouvernement d’union nationale et son aile religieuse, d’autre part. Les sionistes religieux se sont ainsi insurgés contre la reconfiguration des modalités d’engagement sur le front sud et le retrait d’une partie des troupes au nord, annoncé le 1er janvier. Pour Itamar Ben-Gvir, ministre de la sécurité et leader de la composante fasciste de l’extrême-droite israélienne, les tirs « prouvent que la conquête de Gaza est essentielle pour réaliser nos objectifs de guerre ». Yaavok Amidror, général à la retraite, conseiller à la sécurité nationale auprès du Premier Ministre, juge que « les tirs continus de roquettes nous indiquent que nous n’avons pas terminé notre mission. Il y a toujours des zones qu’il faut nettoyer ». Les lignes de fracture essentielles concernent le jour d’après et le destin de la bande de Gaza. La mort des 21 réservistes, lundi 22 janvier, approfondira très probablement la radicalisation croissante des positions de l’aile droite du cabinet de guerre et du gouvernement.

Trois options ont retenu l’attention des différents protagonistes de la guerre en cours. Les Etats-Unis militent pour une variante de la solution à deux Etats dans laquelle Gaza et les territoires occupés seraient placés sous le contrôle unique d’une Autorité Palestinienne revitalisée. Pendant ses trois tournées diplomatiques au Moyen-Orient, l’envoyé Blinken a ainsi défendu la reconstruction de l’Autorité palestinienne, pourtant largement décrédibilisée aux yeux des Palestiniens qui la considèrent comme une simple police supplétive de l’armée d’occupation. Cette solution permettrait aux Etats-Unis de densifier les liens entre les pays arabes et Israël dans le cadre d’un processus de normalisation qui renforcerait ses positions stratégiques régionales contre l’Iran. Ce scénario paraît cependant être aujourd’hui une chimère complètement irréalisable, tant l’AP est délégitimée en Cisjordanie et ne suscite aucun mouvement de sympathie à Gara et alors que Benjamin Netanyahou s’y est ouvertement opposé.

Ainsi, la proposition étatsunienne a suscité la colère des sionistes religieux qui militent explicitement pour la recolonisation de Gaza et l’expulsion des Palestiniens. Israël cherche depuis le début du conflit à exporter son problème colonial. Mi-décembre, Netanyahou demandait à Washington de faire pression sur l’Egypte pour que le pays accueille les réfugiés palestiniens. Les Etats-Unis ont refusé. Après l’Egypte, le premier ministre a entrepris de négocier avec le Congo et l’Arabie Saoudite, début janvier, sans qu’un compromis puisse être trouvé. L’Arabie Saoudite a conditionné, lors des négociations, l’accueil des exilés à leur participation aux grands travaux dans le pays.

Le projet d’ « immigration volontaire » ou « humanitaire » est cependant loin d’avoir été écarté. Bezazel Smotrich, ministre des finances, a ainsi déclaré, le 31 décembre, à la radio militaire israélienne qu’il était « nécessaire d’encourager l’émigration dans la bande de Gaza. S’il y a 100 000 ou 200 000 arabes à Gaza, et non 2 millions, la discussion sur le jour d’après sera complètement différente. La majorité des citoyens d’Israel diront “Pourquoi pas ? C’est un lieu agréable. Faisons-le fleurir, cela ne nuit à personne” ». Le 2 janvier, Ben-Gvir surenchérissait->https://twitter.com/itamarbengvir/status/1742291293307310186?s=20 en visant explicitement Blinken sur X : « Nous apprécions véritablement les États-Unis d’Amérique mais, avec tout notre respect, nous ne sommes pas une autre étoile sur le drapeau américain. Les Etats-Unis sont notre meilleur ami mais nous ferons avant tout ce qui est le mieux pour l’Etat d’Israël : l’émigration de centaines de milliers de gazaouis permettra aux résidents de l’enclave de revenir chez eux et de vivre en sécurité tout en protégeant les soldats des FDI ».

Lire aussi : Israël : la crise s’approfondit pour Netanyahou mais le consensus colonial se durcit

La réaction de l’extrême-droite sioniste a suscité la réponse des membres du gouvernement proches de Tsahal. Le 5 janvier, le ministre de la défense, Yoav Gallant présentait son propre plan de sortie de crise. Le ministre a déclaré qu’il « n’y aura pas de présence civile israélienne dans la bande de Gaza après la réalisation des objectifs de la guerre » tout en précisant que les opérations se poursuivront « jusqu’au démantèlement des capacités militaires et de gouvernance du Hamas » et « l’élimination des menaces militaires dans la bande de Gaza ». Contre les franges les plus radicales du gouvernement, il a rappelé que « les habitants de Gaza sont palestiniens. Par conséquent des entités palestiniennes seront chargées de la gestion, à la condition qu’il n’y ait aucune action hostile ou menace contre l’Etat d’Israël ». L’armée gardera « sa liberté d’action » dans l’enclave. Si Gallant militait pour qu’une force d’occupation menée par les Etats-Unis prenne la direction de Gaza, il semble s’être rapproché de la position de Washington qui ne souhaite pas intervenir directement. Toutefois, la nature de cette « entité palestinienne » demeure confuse.

Des divergences fortes opposent, en outre, Washington et l’aile « modéré » du gouvernement. Deux sujets cristallisent les tensions. Si les deux partis s’accordent sur la nécessité de permettre à l’ONU d’évaluer l’habitabilité de la région nord, ils s’opposent à nouveau sur le calendrier. La lutte calendaire se poursuit ainsi, les Etats-Unis faisant pression pour une fin rapide de l’engagement avant que les pertes électorales du camp démocrate, dont le candidat Biden est en chute libre dans les sondages, soient irrécupérables, à un moins d’un an de l’élection présidentielle, tandis que le gouvernement israélien insiste pour continuer la guerre sans limite temporelle claire. Les représentants israéliens refusent le retour immédiat des Palestiniens avant que le Hamas ne libère les otages. En deuxième lieu, l’administration Biden défend un plan d’investissement massif à Gaza, rassemblant les forces financières des bourgeoisies arabes régionales pour participer à la recontrusction de l’enclave. Les Israéliens refusent.

En dépit des divergences, ces trois options ne rompent en aucun cas avec l’objectif stratégique de l’Etat israélien : « Nous allons continuer la guerre jusqu’à la fin, jusqu’à la victoire complète, jusqu’à ce que la totalité de nos objectifs soient atteints : éliminer le Hamas, obtenir le retour de tous les otages, et faire en sorte que Gaza ne puisse absoluement jamais représenter une menace pour Israël » martelait encore le premier ministre, samedi 13 janvier.

Si l’opposition politique est réelle, l’on fausserait l’analyse à tenir des conflits sémantiques pour des divergences de fait. Les déclarations de Yoav Gallant et de l’aile « modéré » ont, en effet, une portée nettement plus symbolique que réelle et s’inscrivent dans un horizon stratégique plus pragmatique que celui que défend la frange radicale de l’extrême-droite israélienne. L’analyse de Yoav Limor, publiée dans les colonnes du journal Israel Hayom, proche de la droite, touche juste lorsqu’il fait remarquer que le gouvernement israélien change de ton en fonction de son interlocuteur : « Le gouvernement israélien s’enferme lui-même dans des engagements contradictoires : l’engagement qu’il a pris devant les Israéliens, affirmant que la guerre n’aurait pas de limite de temps et qu’elle continuerait aussi longtemps que nécessaire jusqu’à la victoire ; et l’engagement qu’il a pris devant le monde et au premier chef Washington, en disant que la guerre était en transition vers une nouvelle phase de moindre intensité ».

Lors d’une conférence de presse, Daniel Hagari, porte-parole de Tsahal, a ainsi déclaré que la « sémantique » de la transition vers une phase de moindre intensité « ne servait pas le public israélien ». Alors que la recolonisation est toujours défendue par le premier ministre, les déclarations plus modérées des représentants de l’armée visent surtout à gagner du temps et à faire diminuer la pression de l’opinion publique internationale. En dernière analyse, l’écrasement du Hamas et la recolonisation de Gaza exigent du gouvernement qu’il rassure ses alliés pour conserver leur soutien. Les positions de Gallant et de Smotrich sont ainsi moins antagoniques que complémentaires.

Lire aussi : La relation entre Israël et les Etats-Unis à l’épreuve de la guerre

L’opposition étatsunienne aux plans de recolonisation de l’aile messianique du gouvernement ne dément pas plus le soutien inconditionnel de Washington. Le plan étasunien trahit à la fois la fébrilité du camp démocrate à l’orée des présidentielles et face à la vague d’impopularité qui frappe le président Biden, candidat à sa réélection, et le souci de consolider ses positions régionales et de redonner vie au processus de normalisation en engageant les pétromonarchies du Golfe aux côtés d’Israël dans le processus diplomatique. Si la proposition de Blinken apparait modérée, par rapport aux contre-propositions de Ben-Gvir et Smotrich, la solution à deux Etats demeure l’instrument impérialiste du statut quo [2]. Elle ne peut ni satisfaire les aspirations du peuple palestinien ni protéger l’entité qui en naîtrait des prédations futures de l’Etat colonial. Elle offre, au contraire, de sérieuses garanties à son projet de colonisation. Elle n’a jamais semblé, en outre, aussi irréalisable. Pour l’heure, le massacre est loin d’être fini à Gaza tandis qu’Israël continue sa « course à l’abîme ».


[1Jérémy Rubenstein, Terreur et séduction  : une histoire de la doctrine de la guerre révolutionnaire, Paris, la Découverte, 2022, 336 p.

[2Ghada Karmi, Israël-Palestine, la solution  : un État, Paris, La Fabrique Editions, 2022, 168 p.



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