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#1917. « Tirez sur l’ennemi ! » commande la monarchie « Ne tirez pas sur vos frères et sœurs ! » crient les insurgés

Les « Cinq jours » de février 1917 (II). De la répression au revirement de l’armée : le coup de grâce du 27 février

L’insurrection éclair qui provoquera la chute du tsarisme et l’instauration d’un double pouvoir en Russie, a débuté le 23 février à Petrograd, à l’occasion de la journée internationale des femmes. En cinq jours et quatre nuits, les manifestations tourneront à l’insurrection armée. Face à la police, puis à l’armée mobilisée sur ordre du Tsar, les mutineries et la fraternisation entre soldats et ouvriers insurgés seront décisives dans la marche au renversement du pouvoir monarchique. Les premiers jours de cette séquence historique majeure ont fait l’objet de la partie I de l’article. Nous voyons dans cette seconde partie ce qui a conduit les insurgés de Petrograd à démontrer pratiquement l’affirmation de Trotsky selon laquelle « Le sort de toute révolution, à une certaine étape, se décide par le revirement d’opinion dans l’armée ». Claire Manor

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II. 26-27 février : « La révolution, plus nécessairement que toute autre affaire, doit être menée jusqu’au bout » (Trotsky)

« Jusqu’au bout », cela va signifier : jusqu’à l’insurrection armée. Que rétrospectivement le « clin d’œil du cosaque » (lire partie I de l’article) puisse être considéré comme l’annonce de ce qui allait suivre, est une chose. Mais cela n’était pas si clair sur le moment, bien au contraire. Ce sera la répression du dimanche 26, alors que la situation est incertaine et que chaque camp s’interroge sur qui va bien pouvoir gagner la partie, qui fera basculer la situation.

26 février : répression, appels à la fraternisation et vague de mutineries

La 26 février est un dimanche, les usines restent fermées d’autant que la grève générale est en place. Au matin, tout semble paisible. Mais peu à peu, convergent de tous les faubourgs, des masses d’ouvriers et d’ouvrières qui traversent la Neva gelée et gagnent le centre de Pétrograd, sous les tirs de balles.

La police qui a pris la veille une sévère raclée ne s’expose plus et se contente de tirer, postée derrière les fenêtres, les balcons ou les colonnes. C’est définitivement l’armée qui est à l’offensive. Les soldats ont reçu l’ordre de tirer et, soumis aux règles de la discipline militaire, ils tirent. En tête, les élèves des écoles de sous-officiers. Les masses tiennent bon. Avec toute l’impertinence et la détermination qui les animent, « elles répondent aux sommations en lançant des pierres et des glaçons et répliquent aux salves de dispersion par des rires » dit Trotsky dans son Histoire de la révolution russe. Mais les tirs deviennent de plus en plus meurtriers.

Plus que jamais, c’est vers la troupe que tous les esprits convergent. Déterminés à vaincre, les ouvriers et les ouvrières exercent une pression croissante sur les soldats. Ils s’écrient « Ne tirez pas sur vos frères et sœurs » et les invitent à marcher avec eux. Sous les détonations des fusils et des mitraillettes, Ils se déplacent dans les rues, au bout des ponts, sur les places, aux portes des casernes pour exhorter les soldats à les rejoindre, tandis que les officiers tentent de s’interposer avec des mitrailleuses. Les fusillades font plus de cent cinquante morts.

Quand la conscience de classe vient au moujik en uniforme : les quatre facteurs du basculement du 27

Le signal du début des mutineries est donné le 27 février au petit matin par les soldats de la 4ème compagnie du régiment Pavlovsky à laquelle les travailleurs ont adressé la veille au soir des plaintes véhémentes contre leurs élèves officiers qui ont tiré sur la foule. Dès six heures, ils quittent la caserne, sous la conduite d’un officier, et ouvrent le feu sur une patrouille de la police montée. Certains sont écroués, d’autres poursuivis, une vingtaine réussissent à fuir et cherchent du renfort. A l’instar de la 4ème compagnie, les bataillons de la garde se mutinent les uns après les autres. D’abord le régiment de Volhynie, puis les régiments lithuanien et de Préobrajensky. A leur tour, Ils se précipitent vers les casernes voisines pour débaucher les soldats comme des ouvriers grévistes courent d’usine en usine pour débaucher d’autres ouvriers.

La mutinerie se répand en quelques heures. Soldats et ouvriers fraternisent. Les prisonniers incarcérés par Khabalov sont libérés. Les insurgés s’emparent de l’arsenal et distribuent des fusils à la foule. A la fin de la journée, la garnison de Pétrograd, au total 150 000 hommes, est passée du côté des insurgés. Les points stratégiques sont occupés les uns après les autres jusqu’au Palais de Tauride où l’insurrection victorieuse établira son Q.G.

« Le sort de toute révolution, à une certaine étape, se décide par le revirement d’opinion dans l’armée » explique donc Trotsky. En février 1917, durant les deux premiers jours de manifestations, les rares cavaliers ou fantassins mobilisés pourront rester dans une neutralité bienveillante. Mais dès le troisième jour, les soldats du rang et même quelques officiers se trouvent pris en tenaille sous la double injonction, du commandement militaire d’un côté, et des insurgés de l’autre.

Le basculement dans le camp des insurgés ne se fera pas tout seul ; il est préparé par un « processus moléculaire » dans lequel se mêlent des facteurs objectifs et subjectifs, des contraintes, des pressions, des émotions. Le premier élément décisif, c’est d’abord la détermination que montrent les insurgés eux-mêmes. « Les soldats dans leur masse sont d’autant plus capables de détourner leurs baïonnettes ou de rejoindre les insurgés qu’ils voient qu’ils sont en insurrection et que la victoire peut aller dans leurs mains » écrit Trotsky. Ne vaut-il pas mieux les suivre, à la fois pour se protéger d’éventuelles représailles mais aussi, peut-être, pour partager un sort meilleur ?

Le second élément est d’ordre à la fois moral et émotionnel. C’est le trouble que provoque, lors des affrontements, le face à face, la proximité de ces ouvriers et de ces ouvrières en qui les soldats peuvent reconnaître des « frères et sœurs » et que décrit si bien Trotsky : « L’ouvrier dévisageait le soldat bien en face, avidement et impérieusement ; et celui-ci, inquiet, décontenancé, détournait son regard ; ce qui marquait que le soldat n’était déjà plus bien sûr de lui. L’ouvrier s’avançait plus hardiment vers le soldat. Le troupier morose, mais non point hostile, plutôt repentant, se défendait par le silence. [….] C’est ainsi que s’accomplissait la brisure. Le soldat se dépouillait de l’esprit soldatesque. »

Le troisième ressort qu’utilisent les insurgés, désormais partis à la conquête active des soldats, c’est « le reproche cinglant » et « l’appel ardent » lancé aux portes des casernes et qui va se transformer, chez les soldats touchés au plus profond d’eux-mêmes, de violente culpabilité en volonté impérieuse de solidarité. C’est lui qui est à l’œuvre lorsque les insurgés accourent et crient au régiment Pavlovsky : « Dites aux camarades que les vôtres aussi tirent sur nous ; nous avons vu sur la Perspective des soldats qui ont votre uniforme ! », poussant la 4ème compagnie à se racheter en partant au petit matin attaquer une patrouille de la police montée.

C’est enfin l’exemple de cette 4ème compagnie qui se répand, et conduit les régiments, des plus moteurs aux plus réactionnaires, à se mutiner à leur tour. Jusqu’à ce que la totalité de la garnison de Pétrograd passe du côté des insurgés.

Une armée de conscrits n’est pas la police : une leçon d’une incroyable actualité

Trotsky, tirant les enseignements de l’insurrection de février 1917 laisse aux générations futures un message encourageant : « aucune crise nationale profonde ne peut manquer d’atteindre, à quelque degré, l’armée ; en sorte que dans les conditions d’une révolution véritablement populaire, la possibilité s’ouvre – bien entendu sans garantie- d’une victoire du mouvement ».

Encore faut-il ne pas se tromper dans l’analyse de la situation. Lorsque, durant le printemps 2016, lors du mouvement contre la loi travail, certains manifestants ont jugé que c’était le moment de crier « la police avec nous », ils ont entretenu une confusion, qui même symbolique ou simplement « romantique », est dangereuse. Elle s’appuie, en premier lieu, sur l’idée fausse, même si elle a été reprise par certains syndicats et par LO, que l’organisation hiérarchique de la police, avec son encadrement et ses « travailleurs » de base, s’apparenterait à une frontière de classe. Non, la police n’est pas traversée par des antagonismes de classe ; elle est tout entière composée de forces de répression dont les intérêts sont diamétralement opposés à ceux des travailleurs.

Les insurgés de février 1917 ne s’y sont pas trompés, et en ce sens le slogan « tout le monde déteste la police ! » ne date pas de 2016, mais bien d’il y a un siècle ! A aucun moment, ils n’ont envisagé de faire appel à la fraternisation des policiers dont ils connaissaient parfaitement la nature. Ils les ont au contraire attaqués de toutes leurs forces, sans merci et sans exception. S’ils ont mis tant de conviction et d’efforts à interpeller les soldats dans les manifestations, dans les meetings et jusqu’aux portes des casernes, c’est qu’à la différence de la police, les troupes étaient essentiellement faites de paysans pauvres et même de quelques ouvriers révolutionnaires, mobilisés de force pour fournir de la chair à canons. Il existait bel et bien une frontière de classe entre eux et les états-majors, représentants de la monarchie. C’est sur cette rupture que les insurgés comptaient et qu’ils ont eu raison de compter.

La question est posée de savoir quelles seraient les conditions pour qu’une armée moderne, qui ne fait plus appel à la conscription, qui est dotée d’armements puissants et dirigée par un « management » sophistiqué, puisse basculer du côté de l’insurrection et de la révolution et si cela pourrait se faire dans un cadre national. En tout cas, les conditions qui ont rendu possible la « fraternisation » du 27 février 1917 seront toujours requises : une mobilisation de masse des ouvriers et de l’ensemble des travailleurs, une situation de grève générale, une détermination sans faille à ne pas reculer et à se procurer les moyens de la victoire et surtout une situation où, selon l’expression de Lénine « ceux d’en bas ne veulent plus et ceux d’en haut ne peuvent plus ».

Au soir du 27 février, une nouvelle ère est ainsi en train de naître : dès ce soir-là, avant même que le tsar n’abdique le 2 mars, émerge en effet ce qui s’enracinera un temps, le « double pouvoir » autour duquel les mois à venir vont se jouer, gouvernement provisoire d’un côté, soviets d’ouvriers et de soldats, et Soviet de Petrograd en particulier, de l’autre. Quelles leçons, là aussi, pouvons-nous et devons-nous en tirer aujourd’hui de cette confrontation ? Histoire à suivre…


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