Alice Leiris
Kesha, pop star de taille mondiale, avait accusé en octobre 2014 son producteur, Dr Luke, d’avoir abusé sexuellement et psychologiquement d’elle dès le début de sa carrière. Elle avait alors demandé à la justice américaine de rompre son contrat avec Sony pour ne plus avoir à produire des albums avec lui. Cependant, le 19 février la Cour Suprême de New York a donné raison à Dr Luke et Sony, en obligeant Kesha à produire six albums de plus avec son violeur…
Pendant dix ans, Dr Luke aurait non seulement abusé sexuellement de l’artiste, mais aussi menacé Kesha de la ruiner, elle et sa famille, si elle dénonçait les abus à la police. Il l’a ensuite forcé à signer un contrat de long terme qui lui était largement défavorable. Cette situation aurait été psychologiquement intenable pour l’artiste, qui a été hospitalisée pour des désordres alimentaires liés au fait que Dr Luke ne cessait de critiquer son apparence physique.
Une fois sortie de la clinique de réhabilitation, elle a fait le choix de poursuivre son violeur en justice, et aussi les compagnies de disque qui ont couvert l’affaire pendant des années. Selon elle, il ne s’agissait plus seulement d’elle, mais de « toutes les femmes, de toute personne qui a été abusée. Sexuellement. Émotionnellement. »
Toutes ces accusations n’ont pas été suffisantes pour le juge, qui n’était pas prêt à rompre un contrat « lourdement négocié », et qui coûterait plusieurs millions de dollars à Sony. Les avocats de la défense auraient aussi argumenté que Kesha faisait ses accusations une dizaine d’années après les faits. Tout l’appareil judiciaire américain était alors mobilisé pour faire en sorte que les profits de l’industrie du disque soient garantis et que Dr Luke soit blanchi, ce qui n’était pas difficile dans un pays où seulement 33% des viols sont dénoncés à la police et où 2% des violeurs sont condamnés à des peines de prison ferme et où les masculinistes militent pour légaliser le viol conjugal. Le juge aurait déclaré lors du procès que son instinct était de « faire ce qui est commercialement raisonnable ». Belle alliance capital–patriarcat…
On a du mal à s’étonner que les victimes de viol n’osent pas déposer plainte si leur parole est remise systématiquement en cause et si elles sont ensuite forcées à subir un procès vécu souvent comme humiliant. Pour une justice qui cherche une victime « parfaite », hésiter c’est déjà mentir. On se rappelle également que lors du procès contre le comédien Bill Cosby, une de ses victimes affirmait que pendant trente ans personne ne l’avait crue, jusqu’à ce que de nouvelles accusations fassent surface. Ce n’est donc pas la faute des victimes qui ne portent pas plainte, mais c’est la faute des institutions patriarcales, des policiers et des juges qui blanchissent les violeurs, quand ils ne sont pas eux-mêmes les responsables.