Lutte contre le Covid

Argentine. Masques et blouses produits sous contrôle ouvrier

Jyhane Kedaz

Jahan Lutz

Marina Catilao

Argentine. Masques et blouses produits sous contrôle ouvrier

Jyhane Kedaz

Jahan Lutz

Marina Catilao

Alors que la concurrence internationale autour du matériel médical fait rage, et que les soignants sont envoyés au front sans protections, les travailleuses de l’usine textile sous contrôle ouvrier Traful Newen en Argentine, ont décidé de reconvertir leur production pour la mettre au service du système de santé public et de la communauté.

Alors que la concurrence internationale autour du matériel médical fait rage, et que les soignants sont envoyés au front sans protections, les travailleuses de l’usine textile sous contrôle ouvrier Traful Newen en Argentine, ont décidé de reconvertir leur production pour la mettre au service du système de santé public et de la communauté.

Depuis plus d’un mois, ces travailleuses fabriquent à prix modique, après avoir signé une convention avec le ministère de la Santé, masques et blouses nécessaire aux hôpitaux et aux centres de soin de la Province de Neuquén, dans le Sud du pays. C’est d’ailleurs ce qui leur a permis, à contre-courant, de générer des emplois supplémentaires, et ce alors que le pays est en crise et connaît une vague sans précédents de licenciements. Il s’agit d’une politique consciente du collectif de travailleuses de cette usine pas comme les autres de la ville de Neuquén et qui souhaitent démontrer qu’il est possible pour les ouvriers de gérer une usine et de la mettre aux services des travailleurs et des secteurs populaires, les plus touchés par la crise sanitaire et économique. Révolution Permanente est revenu sur cette expérience avec Marina Catilao, déléguée des travailleuses et militante du Parti des Travailleurs Socialistes.

Voilà maintenant 3 ans que cette usine rebaptisée Traful Newen, qui signifie « la force de l’unité » en langue mapuche est entièrement gérée par ses ouvrières, à la suite d’une bataille menée contre la fermeture. En 2017, l’ex-patron de l’usine Textil Neuquén mettait la clé sous la porte et vidait le site des machines avec la complicité de la police, alors que les travailleuses étaient en vacances. Réunies en assemblée, ces dernières ont immédiatement décidé de l’occuper, pendant dix mois et demi, suivant l’exemple de la lutte des céramistes de Zanon en 2001, ayant placé leur usine sous contrôle ouvrier et ancé le mot d’ordre « toute entreprise qui ferme doit être occupée et sa production doit être relancée sous le contrôle des travailleurs ». Pour Marina, la période qui a suivi a représenté « dix mois et demi de lutte durant lesquels nous avons appris que la solidarité entre les travailleurs, les étudiants et la communauté est la perspective pour la victoire ». Ces femmes se sont ainsi attaquées aux patrons et au gouvernement provincial à leurs bottes, avec le soutien des travailleurs de la zone industrielle, des organisations politiques, de la communauté et de la jeunesse. Une lutte victorieuse, qui leur a permis de récupérer les machines, d’être indemnisées à 100% et de préserver tous les emplois. En cette période de pandémie, ces travailleuses du secteur textile ont décidé de se placer en première ligne de l’urgence sanitaire, tout en générant plus d’emplois.

RP : Face au manque de matériel médical, tes collègues et toi avez décidé de reconvertir votre production. Comment avez-vous pris cette décision et mise en place cette reconversion ?

Dès le début de la pandémie, nous avons décidé en assemblée de reconvertir la production et de la mettre au service du système de santé public de Neuquén et de la communauté. C’est un geste qui nous semblait important. En 2017, lorsque nous avons initié l’occupation pour la sauvegarde de l’usine, les habitants de la ville et de la province ne nous ont jamais abandonnées et nous ont apporté leur soutien. C’est pourquoi nous avons souhaité mettre notre gestion ouvrière au service du système de santé public et de cette même communauté. Nous produisons actuellement des masques, des blouses, des bonnets ainsi que tout l’habillement médical nécessaire au système de santé. Nous le faisons non seulement parce que ce matériel fait défaut, mais également parce que nous avons conscience que ce sont nos camarades travailleurs de la santé qui sont en première ligne.

RP : En tant qu’ouvrières, tu penses que vous avez un rôle particulier à jouer dans la crise actuelle ?

En tant que travailleuses, nous savons que ce seront nous, les classes populaires et les travailleurs, qui allons souffrir le plus de cette crise sanitaire et économique. Nous avons la particularité d’être une majorité de femmes dans la coopérative, et nous avons conscience de la difficulté de la situation. Non seulement nous sommes celles qui s’épuisent à l’usine, mais également celles qui doivent jongler en fin de mois, pour qu’il ne manque pas de nourriture dans la bouche de nos enfants. Avant la pandémie, nous souffrions déjà doublement de cette exploitation, et de la violence machiste et patriarcale qui nous tue tous les jours. Nous pensons que ce n’est pas à nous les travailleurs de payer pour cette crise, mais aux patrons. Nous disons clairement : nos vies valent plus que leurs profits.

RP : Comment organisez-vous le travail en cette période de crise sanitaire ?

Dès le début de la pandémie, nous avons discuté avec le médecin du travail qui intervient également auprès des camarades céramistes de Zanon. Il nous a expliqué quels étaient les risques de contagion, quels sont les symptômes liés au virus, les précautions que nous devions prendre ainsi que les mesures d’hygiène. Il nous a recommandé que les collègues à risque rentrent chez elle. Automatiquement l’assemblée des travailleuses a fait un relevé de chaque travailleuse et de ses conditions de santé. Nous avons par exemple des collègues diabétiques, ou qui ont plus de soixante ans, et qui sont rentrées chez elles.

RP : Alors que les patrons des laboratoires et des cliniques privées se font des bénéfices énormes sur la santé des travailleurs et des secteurs populaires, quel rôle jouent les coopératives sous gestion ouvrière en Argentine, telles que Traful Newen ou MadyGraf ?

Les céramistes de Zanon et les travailleurs de l’imprimerie MadyGraf ont également mis leurs installations au service du système de santé. Des masques mais aussi du gel hydroalcoolique sont actuellement produits dans l’usine. Il nous semble que c’est un petit exemple de la force que peut avoir la classe ouvrière face à la pandémie. Nous savons également que les patrons des laboratoires et des cliniques privées font du profit sur notre santé. Il nous semblait important non seulement de reconvertir la production mais aussi que le matériel proposé soit à bas prix. Pour faire une comparaison, un masque dans une pharmacie à Neuquén vaut entre 90 et 110 pesos. Dans le cas de notre coopérative textile, nous vendons le masque chirurgical, qui est le plus commun, à 25 pesos. Pour ce qui est du masque plus élaboré utilisé par le personnel médical, nous le vendons 30 pesos. Le prix fixé par les capitalistes est donc 3 fois plus élevé que celui que nous proposons. Nous sommes l’exemple clair que oui, il est possible de reconvertir la production et de garantir à toute la population des masques. 

RP : Le nom donné à votre coopérative « Traful Newen » signifie « la force de l’unité », en langue mapuche, l’une des communautés autochtones de Patagonie. Comment s’exprime aujourd’hui cette unité face à la crise sanitaire et économique ? Quels liens entretenez-vous, par exemple, avec la communauté universitaire ?

Nous avons reçu la solidarité du Centre de Sciences Humaines de l’Université de Neuquén. L’organisation étudiante du Parti des Travailleurs Socialistes et d’étudiants indépendants, a mis en place un volontariat au sein de la coopérative textile, pour nous aider à fabriquer des masques. Ce lien nous l’avons forgé durant la pandémie mais aussi depuis 2017, lorsque les patrons voulaient retirer les machines, et que les étudiants nous ont appuyées, depuis l’extérieur de l’usine, pendant que nous occupions de l’intérieur avec nos enfants. Nous leurs en sommes très reconnaissantes et nous pensons que cette alliance est fondamentale pour affronter la crise. Nous croyons complètement dans l’unité entre les travailleurs et les étudiants.

RP : En plus de la production destinée au système de santé public, vous faites également des dons aux secteurs les plus précaires
Nous avons décidé que tous les vendredis, lorsqu’on aurait le compte de ce qui a été produit, nous ferions un don aux secteurs qui en ont le plus besoin. Les principaux lieux seront les hôpitaux, les centres de santé, et les secteurs où les travailleurs doivent continuer à aller travailler. Je pense que c’est un grand geste que nous faisons, tout comme les travailleurs de MadyGraff qui, aux côtés de professeurs ayant contribué à la reconversion, vont distribuer de l’alcool en gel dans les hôpitaux. Nous pensons que c’est comme cela que l’on pourra générer plus de solidarité entre les travailleurs, ce qui est très important dans la période.
Nous avons déjà réalisé des dons auprès des camarades de Zanon, mais aussi auprès des travailleurs sous-traitants du nettoyage de l’Hôpital Castro Rendón, l’un des plus grands hôpitaux de Neuquén. Nous avons également reçu la visite des camarades de l’organisation La Violeta Negra regroupant des travailleurs du Castron Rendón et qui nous ont témoigné de la situation du système de santé, de la situation dans laquelle se trouvent les soignants qui n’ont pas le matériel pour affronter cette pandémie, et qui en plus de cela doivent se battre contre la bureaucratie syndicale qui ne fait rien face à la situation. Nous dénonçons la responsabilité de l’Etat et de la bureaucratie syndicale dans la situation dont sont victimes les travailleurs de l’Hôpital.

RP : Quels effets de la récession économique sur la vie des travailleurs et des classes populaires pouvez-vous déjà observer en Argentine ?
Au niveau national, les patrons qui font du profit avec notre santé, licencient des dizaines de milliers de travailleurs. Le gouvernement péroniste du « Frente de todos » d’Alberto Fernández, héritier du kirchnerisme, a pris la décision de relever légèrement les programmes sociaux au cours de la pandémie et a élargi un programme d’aides de 10 000 pesos, l’équivalent de 140 euros, en direction des travailleurs au noir ou précaires, mais je pense qu’une bonne moitié n’a pas accès au programme, et 10 000 pesos c’est très peu. Il y a beaucoup de licenciements, et les patrons remettent en cause les acquis des travailleurs, revoient les salaires à la baisse.

RP : Vous avez récemment intégré de nouveaux camarades à la production. Quelle importance a pour vous cette création d’emploi ?
Nous sommes fières de dire que nous avons intégré deux travailleurs emblématiques de la zone industrielle de Neuquén. Franco a été délégué syndical dans une scierie importante de la ville, MAM, qui a été le théâtre d’une lutte emblématique contre les licenciements, et Carmen, qui a fait partie de la commission de femmes durant ce même conflit. On est donc plus que fières, non seulement d’avoir reconverti la production, mais aussi d’avoir généré des emplois. Car nous comprenons et nous sommes totalement convaincues qu’il n’y a que les travailleuses et les travailleurs à pouvoir proposer une issue à la crise, non seulement sanitaire mais aussi économique.

RP : Quel rôle joue actuellement la bureaucratie syndicale face à la vague de licenciements en cours ? Quelles sont les revendications du Parti des Travailleurs Socialistes, l’organisation politique dont tu fais partie, face à la crise sanitaire et économique qui touche de plein fouet les travailleurs ?

Le PTS, dans la province de Neuquén, à partir, notamment, des sièges que nous occupons au sein de l’Assemblée provinciale, et dans le cadre de nos interventions au sein des entreprises où nous sommes présents, dénonce les plans sociaux qui sont mis en place avec la complicité de la bureaucratie syndicale qui ne fait rien pour défendre les droits des travailleurs face à la pandémie et à la crise. Nous savons très bien que ce n’est ni le gouvernement ni la bureaucratie syndicale qui vont nous sauver de cette situation mais l’unité entre tous les travailleurs, en CDD ou en CDI, précaires ou non et l’unité avec les étudiants. C’est de ce côté-là qu’il faut chercher une issue à la crise sanitaire et économique qui ne fait que commencer. Ce mois-ci il y a déjà des travailleurs qui ont reçu des fiches de paie amputées et on sait déjà qu’en ce qui concerne le mois d’avril, il y a des patrons qui ne voudront pas payer. C’est donc tout un combat que nous préparons, à partir du PTS, au sein du Front de Gauche et des Travailleurs.

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