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La sous-traitance en procès

Au procès de la Poste : « le système d’exploitation des sans-papiers est un business model »

Le 19 septembre, la Poste comparaissait pour « manquement à son devoir de vigilance » vis-à-vis du sous-traitant Derichebourg. Retour sur le procès d'un modèle d'exploitation ignoble, mis au jour par les grèves des travailleurs sans-papiers des sites Chronopost à Alfortville et DPD à Coudray Montceaux.

Enora Lorita


et Manon Chaïbou

21 septembre 2023

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Au procès de la Poste : « le système d'exploitation des sans-papiers est un business model »

A l’origine du procès : deux ans de grève des travailleurs sans-papiers contre l’exploitation et pour la régularisation

« Pour le définir simplement la situation, c’est de l’esclavage moderne » dénonce Aboubacar Dembele, porte-parole des grévistes. Pour faire fonctionner le groupe la Poste, ses filiales Chronopost et DPD recourent depuis des années à des sous-traitants qui embauchent à tour de bras des travailleurs sans-papiers en vue de réaliser le tri de milliers de colis. En échange d’un salaire de misère de 700 euros par mois, ils leur imposent des conditions de travail désastreuses : « Il faut que vous vous adaptiez au rythme de la machine, c’est des cadences infernales, déchargement à fond, chargement à fond, tri à fond (…) il faut décharger 2000 colis en 4 heures ! ».

Heures supplémentaires non payées, horaires de nuit incompatibles avec les transports en commun, le sous-traitant Derichebourg utilise également les contrats d’intérim pour faire du chantage : « Derichebourg donne un contrat toutes les semaines, chaque lundi vous avez un nouveau contrat. Si vous n’acceptez pas de venir travailler pour 1h le lundi, vous n’aurez pas de contrat pour le reste de la semaine. Et si vous n’y arrivez pas le message est clair, vous êtes en fin de mission, si c’est pas vous c’est un autre sans-papier. ».

D’après les témoignages de grévistes, ce système d’exploitation semble être bien rodé : « Chez Chronopost ils ne te demandent même pas ta pièce d’identité. Vous vous présentez avec un gilet jaune et des chaussures de sécurité et vous commencez à travailler ». Ils racontent également comment leur employeur les oblige à se cacher dans les toilettes dès lors qu’il y a une possible visite de l’inspection du travail. Contraints d’utiliser des alias pour être embauchés, les travailleurs sans-papiers dépendent ensuite totalement de leur employeur, qui bloque leurs démarches de régularisation.

C’est pour dénoncer ces conditions et exiger leur régularisation qu’en novembre et décembre 2021, les travailleurs sans-papiers des centres de tri de Chronopost à Alfortville et de DPD à Coudray-Montceaux sont entrés respectivement en grève. Depuis cette date, ils ont organisé de multiples mobilisations devant les préfectures du 91 et du 94, devant le Ministère de l’intérieur ou dans les rues de Paris, et continuent aujourd’hui de tenir un piquet de grève sur le site de Chronopost à Alfortville. Durant ces vingt-deux mois de lutte, si des négociations ont eu lieu, la Poste continue de botter en touche et les préfectures refusent d’entamer les procédures de régularisation pour l’ensemble des travailleurs en lutte, technique bien rodée pour diviser la grève.

En 2019 déjà, le site Chronopost d’Alfortville avait été secoué par sept mois de grève qui ont débouché sur la régularisation de 73 travailleurs. Une victoire en demi-teinte, puisqu’une partie des grévistes attend toujours sa régularisation, et qu’une nouvelle grève a éclaté fin 2021 : « Après la grève de 2019, le même système a continué mais avec Derichebourg qui a repris l’entièreté des missions des contrats d’intérim. Ils n’ont rien changé ! » dénonce Aboubacar Dembele. En dépit des vagues de grève successives, la Poste, qui s’est contentée de mettre fin à son contrat avec Derichebourg en mai 2022, continue de recourir au même système de sous-traitance et de surexploitation. C’est dans ce contexte et pour faire enfin reconnaitre la responsabilité de La Poste vis-à-vis de ses sous-traitant, que la fédération sud PTT a poursuivi la Poste dans le cadre de la loi du 27 mars 2017 pour « manquement à son devoir de vigilance ».

La Poste et la sous-traitance : un « business model » pour exploiter au mieux ?

Ce mardi 19 septembre, s’ouvrait donc le procès opposant le syndicat Sud PTT à la Poste, venue accompagnée de quatre avocats. Une trentaine de travailleurs sans-papiers s’étaient déplacés pour l’occasion ainsi que de nombreux soutiens. C’est le cas de Paul, postier dans le 15e arrondissement de Paris : « Je suis totalement solidaire. Ce sont mes collègues, on a le même employeur. A mon travail, on s’est positionné sans ambiguïté pour la régularisation de tous. »

S’appuyant sur la loi du 27 mars 2017 relative au « devoir de vigilance » des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre, le syndicat Sud PTT a assigné la Poste devant le tribunal judiciaire de Paris pointant sa responsabilité dans le système opaque de sous-traitance en cascade qui a amené à la surexploitation de travailleurs sans-papiers. La loi a en effet ajouté dans le Code du commerce de nouvelles obligations pour les entreprises, qui sont désormais tenues d’établir et de mettre en œuvre de manière effective un plan de vigilance, pour prévenir les « atteintes graves envers les droits humains et les libertés fondamentales, la santé et la sécurité des personnes ainsi que l’environnement, résultant des activités de la société et de celles des sociétés qu’elle contrôle ».

Le plan de vigilance que doivent mettre en place les entreprises comprend par exemple une cartographie des risques liées aux activités de sous-traitance ou encore des procédures d’évaluation régulière de la situation des filiales. Autant d’obligations que, selon Sud PTT, la Poste n’a jamais respecté. Alors que la Poste affirme qu’elle ignorait qu’étaient embauchés des travailleurs sans papiers dans des conditions désastreuses, les travailleurs en ont la certitude : c’est impossible. Comme le raconte Aboubakar Dembele à la fin de l’audience : « Ils ne pouvaient pas ignorer qu’on n’avait pas de papiers. On leur envoyait des messages depuis nos numéros personnels avec nos noms, ils ont nos adresses e-mails et nos réseaux sociaux ». Même son de cloche pour Kante S., autre salarié gréviste : « Ils étaient parfaitement au courant. Ce sont des menteurs, on a pleins de preuves qu’ils savaient ».

Plus encore, comme l’a plaidé Me Céline Gagey, avocate du syndicat Sud PTT : « le système d’exploitation des sans-papiers est un business model dans le secteur des colis qui a été mis en lumière par la mobilisation des sans-papiers ». Au-delà du débat sur la mise en œuvre technique du plan de vigilance sur lequel les avocats de la Poste ont souhaité se focaliser tout au long de l’audience, c’est bien le système généralisé de sous-traitance qui est au cœur du problème. Un des avocats de la Poste s’en est d’ailleurs agacé et a débuté sa plaidoirie en déplorant : « ma consœur a dit le mot « sous-traitance » quarante-quatre fois ! ». Quelques minutes plus tard une autre avocate de la Poste affirme d’ailleurs qu’il serait « détestable d’entendre parler de recours délibéré à des sous-traitants qui ne respecteraient pas la loi tant l’affaire est complexe ».

La réalité est pourtant celle d’une entreprise qui revendique pleinement le recours à la sous-traitance et se complait dans le fait de ne pas avoir à rendre des comptes tout en profitant des conditions misérables dans lesquelles travaillent les sans-papiers. Pour Aboubakar Dembele, les sous-traitants sont ainsi les « boucliers » pour que la Poste puisse fermer les yeux. Le directeur général de la Poste, Philippe Wahl, revendiquait lui-même en février 2021 le système de sous-traitance généralisé qui conduit à la surexploitation de travailleurs sans papiers : « Si nous avions les conditions sociales des facteurs transposés sur tous les salariés de Chronopost, Chronopost disparaîtrait. ».

Un système qui, comme l’a rappelé Me Céline Gagey, a même mené au « tristement emblématique » décès d’un coursier sans-papiers de 34 ans, Seydou Bagaga, qui s’est noyé en 2013 en tentant de récupérer un colis et qui n’était pas déclaré à son employeur. La Cour d’appel de Versailles avait reconnu que la Poste ne pouvait ignorer cette situation et l’avait condamnée pour prêt illicite de main d’œuvre avant d’être cassée par la Cour de cassation pour des questions procédurales.

Le délibéré sera rendu le 5 décembre. En attendant, les travailleurs sont bien conscients que c’est le rapport de force qu’ils ont instauré par leur grève qui est leur véritable force : « ce procès-là, c’est le piquet qui l’a déclenché ! » explique l’un d’entre eux à la sortie de l’audience. Une chose est sure : ils ne comptent pas s’arrêter là contre « l’esclavage moderne » qu’ils subissent à la Poste.


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