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Analyse internationale

Guerre au Soudan : vers un nouveau génocide au Darfour ?

La « guerre civile » au Soudan, qui oppose l’armée régulière (FAS), fidèle au président-putschiste Abdel Fattah al-Burhan, à son ancien allié, le groupe paramilitaire des Forces de Soutien Rapide du général Hemetti, dure depuis avril dernier. Les combats se sont concentrés dans la capitale Khartoum et dans la province du Darfour, scène d’un nettoyage ethnique, 20 ans après le génocide perpétré notamment par les Janjawid, milice dont les FSR sont issues.

Wolfgang Mandelbaum

29 novembre 2023

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Guerre au Soudan : vers un nouveau génocide au Darfour ?

En 2019, des grandes manifestations avaient eu lieu au Soudan pour mettre fin au règne du dictateur al-Bashir, au pouvoir depuis 1989. L’armée soudanaise a profité de la colère populaire pour orchestrer un coup d’État et renverser Al-Bashir. En août de la même année, un gouvernement civil est mis en place, sous fort contrôle militaire. Mais cette administration civile sera de courte durée, puisque al-Burhan, soutenu par les FSR d’Hemetti, la renversera dans un nouveau coup d’État en octobre 2021. Après un bref retour au pouvoir pendant l’hiver, le premier ministre Abdallah Hamdok démissionne, ouvrant la voie à un contrôle total du pays par les militaires.

Au-delà des ambitions politiques des deux chefs de guerre, l’alliance de circonstance qui les unissait était vouée à l’échec. Dans le cadre de la transition « vers la démocratie », al-Buhran insistait sur l’intégration des FSR à l’armée régulière sous deux ans (avant que les FSR ne deviennent trop puissantes et incontrôlables), Hemetti était prêt à l’effectuer sous 10 ans. À partir de là, le ferment d’un affrontement entre les deux factions était semé. Le 15 avril, alors qu’un nouveau premier ministre devait être annoncé, les combats ont éclaté à Khartoum. Les combats s’y sont concentrés pendant les premiers mois, et ont continué malgré des tentatives de cessez-le-feu sous médiation saoudienne et étasunienne.

Une épuration ethnique est en cours au Darfour

Un front majeur s’est ouvert dans le Darfour, une région d’une importance stratégique considérable. Les combats s’y sont concentrés depuis cet automne, et actuellement, les FSR ont consolidé leur emprise sur quatre des cinq capitales des wilayat du Darfour ; la cinquième, Al-Fashir, est sur le point de tomber. Tenir le Darfour aurait pour conséquence que les FSR domineraient la majeure partie du pays du côté ouest du Nil blanc (le nord-ouest étant désertique), ce qui leur conférerait un avantage décisif. Les combats dans le Darfour ont été particulièrement meurtriers pour les populations civiles, qui ont été victimes de nombreuses exactions des forces armées, et en premier lieu par les FSR.

Les populations du Darfour sont essentiellement non-arabes ; les trois principaux groupes ethniques, les Fours, les Masalit et les Zaghawa ont été victimes d’un nettoyage ethnique systématique entre 2003 et 2005, mais qui a continué à une intensité moindre depuis deux décennies. La majorité des massacres, qui ont fait plusieurs centaines de milliers de victimes, a été perpétré par la milice Janjawid, un groupe principalement composé de nomades arabes, avec la bénédiction d’Al-Bashir. Ce dernier devait être délivré par les putschistes à la Cour Pénale Internationale pour y être jugé pour génocide et crime contre l’humanité.
Ce génocide n’a jamais réellement pris fin, mais s’est intensifié depuis le début du conflit, particulièrement ces derniers mois avec l’escalade des affrontements dans la région. Les Masalit, qui vivent essentiellement dans le Darfour-Occidental, en sont les premières victimes. Les exactions commises par les FSR présentent tous les traits caractéristiques d’un génocide : massacres, viols systématiques, mise en esclavage des populations, humiliations. « Le dernier épisode d’assassinats ciblés ethniquement perpétré par les Forces de Soutien Rapide au Darfour occidental porte les marques d’une campagne organisée d’atrocités contre les civils Massalit », selon Mohamed Osman, de Human Rights Watch.

De nombreux charniers, abritant pour la plupart des corps de Masalit ont été mis à jour. En novembre, une vidéo montrant des membres des FSR enterrer des dizaines de personnes, certaines vivantes, a été rendue publique. Le nombre total de victimes est encore inconnu, mais des estimations basses parlent déjà de plusieurs milliers de victimes depuis le début du conflit, et de plus de 10 000 selon certaines sources. Les massacres se sont intensifiés en novembre. Selon le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, plus de 800 personnes ont été tuées début novembre à Ardamata.

Les personnes ayant réussi à traverser la frontière et à se réfugier au Tchad attestent toutes d’une épuration ethnique en cours dans la région. De nombreuses femmes affirment avoir été violées, tandis que des hommes et des femmes ont été vendus en esclavage. Les massacres s’accompagnent d’humiliations et d’une déshumanisation systématique. En réaction à ces massacres, deux groupes rebelles opérant dans le Darfour, le Mouvement pour la justice et l’égalité et l’Armée de libération du Soudan, qui étaient parmi les principaux acteurs de la Guerre du Darfour de 2003, ont décidé de mettre fin à leur position de neutralité, et ont rejoint l’armée régulière malgré leurs désaccords, pour combattre les FSR.

L’écrasante responsabilité des puissances étrangères

Le conflit en cours découle bien entendu de la confrontation entre des puissances étrangères et apparaît à bien des égards comme une guerre par procuration. Les puissances régionales voisines ont de nombreux intérêts au Soudan, chacune choisissant et renforçant le camp qui sert au mieux ses propres objectifs. Le Soudan se trouve géographiquement à l’intersection du Maghreb, du Proche-Orient, du Golfe et de l’Afrique sub-saharienne, dont la corne de l’Afrique.

En raison de sa position stratégique entre l’Éthiopie et l’Égypte, la région revêt une importance vitale pour cette dernière. Les eaux du Nil Bleu prennent leur source en Éthiopie, conférant ainsi à ce pays un poids crucial dans le contrôle du niveau du Nil en aval. La construction en cours d’un immense barrage en Éthiopie est perçue comme une menace existentielle pour l’Égypte, et constitue le principal point de tension entre les deux pays. Ceux-ci se trouvent donc à soutenir les deux parties opposées dans le conflit soudanais, l’Égypte soutenant les FAS d’al–Burhan, et l’Éthiopie étant plus proche des FSR.

Ce soutien de l’Égypte aux FAS crée une contradiction importante pour l’Égypte, dont un des principaux alliés, les Émirats Arabes Unis, soutient Hemetti. Les Émiratis et les FSR ont en effet conclu des accords commerciaux, principalement dans l’export d’or, dont le Soudan est le 3ème plus gros producteur en Afrique. De plus, les FSR ont combattu aux côtés des troupes saoudiennes et émiraties contre les forces houthies, et ont soutenu le protégé des EAU, Khalifa Aftar, en Libye. En revanche, l’Arabie Saoudite a choisi de soutenir al-Burhan dans le conflit, une décision que Foreign Policy explique par la rivalité entre les deux pétromonarchies.

Du côté d’Israël, il est plus délicat de déterminer quel chef de guerre il soutient. Il est plus probable qu’il soutienne avant tout la stabilité du pays, afin de ne pas risquer de compromettre le rapprochement récent entre les deux États, le Soudan étant le dernier signataire des Accords d’Abraham, mais dont les modalités ne sont pas encore définies. Mais il est également évident qu’Israël va tout faire pour conserver la domination de militaires sur le pays, un Soudan plus démocratique risquant de revenir sur les Accords, puisque seuls 3 % des Soudanais soutiennent leur signature en avril 2023.

Au-delà des puissances régionales, le Soudan est également un terrain de conflit entre les grandes puissances. La Russie a en effet de nombreux intérêts dans la région : depuis 2017, la milice Wagner est active au Soudan, ayant établi une holding dans le but d’exploiter des gisements aurifères, et d’atténuer les sanctions occidentales suite à son annexion de la Crimée. Wagner est un partenaire essentiel des FSR, mais le Kremlin a une position moins tranchée et ne soutient officiellement aucun des chefs de guerre. À cela s’ajoute une base navale russe en projet à Port-Soudan, qui n’attendait que l’approbation du Parlement soudanais… qui n’existe toujours pas ; et qui risque de ne pas exister de sitôt. Un nouvel acteur inattendu est par ailleurs apparu sur la scène du conflit soudanais ces derniers mois, avec l’arrivée de soldats ukrainiens à Khartoum et Omdurman, où ils auraient effectué une attaque de drones sur les FSR alliées à Wagner, selon CNN.

Il est difficile de discerner quel camp les États-Unis favorisent. Leurs alliés dans la région soutiennent chacun des camps différents, et se positionner fermement pour l’un ou l’autre apparaît difficile. Wagner est proche des FSR, donc mécaniquement, les États-Unis devraient soutenir al-Burhan. Mais la question des alliances n’est pas si simpliste au Soudan comme nous venons de le voir. Soutenir les FAS pourrait leur mettre à dos les EAU. De plus, il n’est pas évident que les États-Unis auraient beaucoup à gagner de la victoire de l’un ou l’autre camp.

Les Soudanais, et plus particulièrement les habitants du Darfour, sont doublement pris en otage par des conflits qui ne sont pas les leurs : tout d’abord celui opposant deux groupes armés et deux chefs de guerre qui se désintéressent totalement du sort des Soudanais, et participent à leur massacre, avec en trame de fond le conflit par procuration que se livrent des puissances étrangères par pions interposés, qui a été comparée à la guerre civile libyenne. Cette exploitation cynique du conflit alimente les massacres de populations civiles, leur déplacement, et est en train de recréer les conditions d’un génocide au Darfour.


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