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Le Cavaliere, sa vie et son œuvre

Berlusconi, itinéraire d’un mafieux

Enfin une bonne nouvelle : Berlusconi est mort. Le seul problème, et il est de taille, c’est que le berlusconisme lui survit.

Claude Piperno

13 juin 2023

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Berlusconi, itinéraire d'un mafieux

Crédit photo : Wikimedia commons

Comme toutes les blagues, il en existe plusieurs versions et il est toujours compliqué de les traduire. Mais l’histoire, en substance, est la suivante : le jour de sa mort, Berlusconi est bien entendu envoyé directement en Enfer. Il réussit néanmoins à corrompre Satan et le convainc de passer un contrat avec son entreprise de BTP pour réaliser quelques travaux de réfection de l’endroit. Berlusconi réussit à détourner une partie de l’argent investi, ce que le Diable vient à savoir, et comme la réalisation ne respecte aucune norme antisismique, au premier tremblement de terre (qui sont fréquents, en Enfer, comme chacun le sait), l’ensemble des constructions tombe comme un château de cartes. Dans une colère noire, Satan décide d’expulser Berlusconi vers le Purgatoire où le Cavaliere procède de la même façon. On l’envoie alors au Paradis. Au Ciel, Berlusconi fait jouer ses contacts auprès du Vatican pour demander à Saint-Pierre une audience privée auprès de Dieu. On la lui concède, en raison des bons et loyaux services légaux et moins légaux rendus à l’Eglise quand il était sur terre. Au bout de plusieurs heures, inquiet de ne voir sortir Dieu de son bureau, Saint-Pierre frappe à la porte et se permet d’ouvrir. Il y retrouve Berlusconi assis dans le fauteuil de Dieu-le-père, ce dernier face à lui, apposant sa signature au bas d’un document et disant à Berlusconi : « Franchement, Silvio, c’est vraiment sympa de me nommer sous-secrétaire d’Etat aux cultes dans ton prochain gouvernement ».

Il est encore trop tôt pour savoir si l’histoire deviendra réalité. Berlusconi est décédé lundi matin, à Milan, à l’âge de 86 ans, et il encombre pour l’heure davantage les réseaux sociaux et twitter que les couloirs de l’Enfer. Néanmoins, la plaisanterie donne une bonne idée du personnage, figure clef de la politique italienne des trois dernières décennies et dont l’héritage néfaste et encombrant continuera à peser sur la société.

Sa vie, son œuvre

Le CV politique, en effet, est assez impressionnant, et ce d’autant que Berlusconi se lance dans l’arène à 57 ans, en 1993 : président du Conseil à quatre reprises entre 1994 et 2011, chef de gouvernement pendant 3339 jours, un record pour l’Italie, battu uniquement par les cabinets Giolitti, au début du siècle passé, et par la dictature mussolinienne ; élu député de façon ininterrompue de 1994 à 2013, charge à laquelle il a dû renoncer après une première condamnation à quatre ans de réclusion en 2013 - la première condamnation dans une longue série de procès ayant traîné en longueur- ; par la suite, faiseur de rois ou tirant les ficelles de toutes les coalitions gouvernementales de droite et des gouvernements techniques ou d’union nationale ; élu député européen en 2019 et sénateur en septembre dernier malgré les scandales et les casseroles.

Le « Cavaliere », à l’origine de Forza Italia, parti pivot de la refondation de la politique italienne après la crise institutionnelle et politique des années 1990, a même prétendu devenir président de la République, une charge présentée comme honorifique et largement symbolique mais en réalité extrêmement importante pour la stabilité du régime italien.

Du béton à la politique en passant par le foot

Avant de devenir homme politique et homme d’État, Berlusconi commence sa carrière comme homme d’affaires. Des plus « légales » au plus louches. Lui que la revue Forbes classe en sixième position dans le classement des hommes les plus riches d’Italie n’est pas issu du sérail assez restreint de la très grande bourgeoisie italienne et du gros patronat industriel, ces secteurs qui se sont affirmés depuis l’unification italienne, ont consolidé leur assise au début du XXème, ont porté le fascisme au pouvoir et ont continué à faire des affaires Après-guerre, dans le cadre de la reconstruction et du boom économique. Berlusconi, lui, fait dans le béton, puis investi dans les médias et le foot : Milano 2 Spa, Mediaset et Milan AC sont les trois acronymes ou sigles qui font sa fortune.

Mais pour faire du business, il faut quelques parrains et protections à qui, en retour, il est nécessaire rendre quelques services. Berlusconi est un fervent soutien du secrétaire général du Parti Socialiste italien, Bettino Craxi, qui finira ses jours réfugiés en 2000 en Tunisie, chez son ami Ben Ali, pourchassé par tous les juges du pays pour corruption, malversations et deux ou trois autres affaires. Berlusconi est par ailleurs membre de la loge P2, un réseau franc-maçon au sein de laquelle se trouvent les principaux soutiens des coups tordus et des attentats à la bombe qui émaillent les « années 68 » en Italie, une décennie qui voit le déploiement d’une intense conflictualité ouvrière et sociale. Tout en étant socialiste et franc-maçon, Berlusconi ne néglige pas ses amitiés à droite, notamment au sein de la Démocratie chrétienne, sachant rendre lorsqu’il le faut quelques services au Vatican et en soutenant bec et ongles, comme l’OTAN, Washington et la droite de la DC, l’idée que le Parti Communiste doit rester en dehors du jeu gouvernemental italien, à l’opposé de ceux qui, comme Aldo Moro, auraient souhaité associer le PCI aux gouvernements pour mieux stabiliser la situation dans les années 1970. Enfin, à travers certaines de ses créatures, comme Marcello Dell’Utri, Berlusconi entretient d’excellents rapports avec Cosa Nostra et le crime organisé dans la péninsule, les chefs mafieux sachant lui renvoyer l’ascenseur.

L’Opération « Mains propres » et Forza Italia

Lorsque l’ensemble du système institutionnel et politique italien entre en crise, au début des années 1990, et que les piliers de l’échiquier, DC, PSI et PCI tombent, Berlusconi sait qu’il court un gros risque de se retrouver orphelin de toute protection. Alors que l’Opération « Mains propres » du juge Di Pietro fait rouler des têtes, Berlusconi joue un coup de maître, avec le feu vert d’une fraction de la bourgeoisie : reconstituer une force politique au centre-droit sur les décombres des vieux partis – Forza Italia - pour « renouveler » le système, lui donner un nouveau souffle, garantir la continuité de l’offensive anti-ouvrière et populaire contre les acquis et conquêtes du mouvement ouvrier après le début du reflux de la conflictualité, en 1980, et mener à bien, dans le cadre des réformes néolibérales mises en place partout ailleurs en Europe, une reconfiguration structurelle des différents secteurs du patronat et de la bourgeoisie au profit des plus concentrés.

Au niveau des trois premiers objectifs, Berlusconi remplit son contrat, avec une bonne dose de démagogie populiste de droite, sexiste, anti-immigrée et xénophobe, le tout sur fond de publicités, talkshows et feuilletons de bas étage qui tournent en boucle sur ses chaînes de télé. En 1994, il remporte les élections et adoube dans son gouvernement deux formations relativement marginales et qui seront appelés à jouer un rôle central au cours des décennies suivantes : la Ligue du Nord d’Umberto Bossi, aujourd’hui « La Lige », dirigée par Matteo Salvini, et Alliance Nationale, anciennement parti néofasciste, dirigé par Gianfranco Fini, aujourd’hui « Fratelli d’Italia » et qui a fait peau neuve sous la houlette de Giorgia Meloni, actuelle présidente du Conseil à la tête d’une majorité au sein de laquelle Forza Italia a perdu sa prépondérance au point de devenir la troisième force.

Contradictions et frictions avec le grand capital et l’Union européenne

Ce déclin politique, aujourd’hui, est à l’image de la parabole berlusconienne : d’entrée de jeu, la grande bourgeoisie pro-européenne et le grand patronat s’en accommodent et le soutiennent, faute de mieux, mais connaissent bien ses limites. En termes de « réformes structurelles des différents secteurs du patronat », Berlusconi n’en réalise guère et son bloc social historique est composé d’un mélange de petit et moyen patronat dans le Nord et le Centre, de classe moyenne conservatrice en général et d’une bourgeoisie semi-mafieuse dans le Sud. Le centre-gauche, avec à sa tête le Parti démocrate (ex PCI et DC) ou encore les gouvernements « techniques » pro-européens sont beaucoup plus efficaces que le berlusconisme, aux yeux de la grande bourgeoisie, pour mener à bien des réformes sans faire de vagues et en évitant les poussées de mobilisation sociale, grâce à la collaboration des directions syndicales. Ainsi, malgré les services rendus dans les années 1990, lorsque le berlusconisme devient davantage un problème qu’une solution, en pleine crise de la zone euro, Confindustria, le grand patronat, et les partenaires européens de Rome, Paris mais surtout le gouvernement Merkel, décident de l’éjecter et de faire tomber son gouvernement.

C’est le début du commencement de l’aboutissement de certaines procédures judiciaires jusqu’alors paralysées pour fraude fiscale, conflits d’intérêt, collusion avec la mafia et autres broutilles, Berlusconi ayant toujours réussi à se tailler sur mesure des lois pour protéger sa personne et son empire financier. Mais au fil des décennies, le Cavaliere avait autant accumulé de dossiers sur ses partenaires devenus opposants que ces derniers n’en avaient sur lui-même et le vieux routier de la politique a réussi à maintenir Forza Italia, refondée en 2013, comme l’une des clefs du jeu politique italien à défaut d’en être la pièce centrale, comme auparavant. Mais ces dernières années Berlusconi n’était plus que l’ombre de celui qu’il avait pu être jusque dans les années 2010.

Fin d’une période ?

On peut aisément imaginer, dans ce cadre, que la nouvelle de sa mort en a réjoui plus d’un. Dans les familles de gauches, dans les milieux populaires, chez celles et ceux qui n’ont eu de cesse de s’organiser et de lutter contre sa politique, entre 1994 et aujourd’hui, en transmettant parfois le flambeau entre deux générations, on a sorti le prosecco à l’annonce du décès. Au sein de la grande bourgeoisie, c’est presqu’un « ouf » de soulagement qu’on a poussé. Après lui avoir sauvé la mise dans les années 1990, cette dernière avait clairement pris ses distances avec lui, accusé d’être gâteux et sénile, lui qui était devenu chemin-faisant ami de Kadhafi, de Poutine, se transformant en la caricature de ce qu’il était déjà : un politicien véreux et encombrant, menaçant à tout instant de faire vaciller l’édifice politique et social de la classe dominante par une déclaration imprévue ou en faisant ressortir telle ou telle affaire dans laquelle il n’était pas le seul impliqué.

Le berlusconisme, lui, bien que redimensionné, survit à Berlusconi. D’un côté, il a laissé des traces profondes en termes de destruction et remise en cause sociale, politique et culturelle de ce qui avait fait, historiquement, le tissu extrêmement fort de la gauche et du mouvement ouvrier en Italie. De l’autre, il a servi de marchepied à la droite radicale et extrême pour arriver au gouvernement. Mais il serait criminel de penser que Berlusconi est le seul responsable du berlusconisme. Ce serait évacuer bien vite qu’il a pu compter pour ce faire avec le soutien intermittent mais résolu du grand patronat, qui a su s’en accommoder, mais aussi sur la complicité du centre-gauche et du Parti démocrate qui n’ont jamais représenté une réelle alternative à ses politiques anti-ouvrières et anti-sociales, renforçant ce faisant le repli anti-politique ou le populisme droitier au sein des classes populaires.

Mais il existe une fin à la petite histoire que nous évoquions en début d’article : après avoir pris le pouvoir au Paradis, Berlusconi se heurte à un mouvement de grève inédit chez les anges. « Aucun risque, dit-il à ses partisans, j’ai toujours eu la gauche et les syndicats dans la poche, malgré leurs rodomontades ». « Le problème, rectifie l’un de ses conseillers, c’est que cette fois-ci la grève n’est pas conduite par les bureaucrates syndicaux ou par les staliniens, mais par des gauchistes qui ont fait le "Mai rampant" et qui ont bien l’intention d’aller jusqu’au bout ». « Il suffit de mettre une bombe et d’accuser les Brigades rouges pour retourner la situation », réplique alors Berlusconi. « Impossible, lui répond-on, il n’y a pas d’explosif au Paradis ». Pour se débarrasser du berlusconisme, de ses créatures, de ses complices, il faudra, en effet, que le monde du travail et la jeunesse renouent avec leur tradition de combativité et de luttes ouvrières. Alors l’histoire drôle pourrait devenir un peu plus sérieuse pour la bourgeoisie italienne et ses partenaires en Europe.


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