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Les incertitudes de la course à la présentielle

Elections "toboggan" et crise organique du capitalisme français

« On se croirait devant un film de Quentin Tarantino, écrivent Raphaëlle Bacqué et Ariane Chemin dans les colonnes du Monde. Un de ces pastiches de série B où chaque personnage qui semble promis aux premiers rôles se retrouve ‘fumé’ d’un coup de Magnum. Un favori émerge à peine que, boum !, le voilà déjà à terre, dégommé par des électeurs qui semblent avoir transformé cette préprésidentielle en épreuve éliminatoire. Le premier secrétaire du Parti socialiste (PS), Jean-Christophe Cambadélis, avait prévenu le vainqueur de la primaire à gauche, Benoît Hamon, avant même le second tour de ce scrutin : ‘Dès que tu seras le candidat, tu auras tes frondeurs’. » Voilà le tableau que dressent les deux éditorialistes dans un article qui décrit la succession de situations absolument improbables et l’incertitude qui plane sur les élections du printemps, moins de trois mois avant le premier tour. Mais ce qui se joue, en cette fin de règne de Hollande, est bien plus profond.

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Et la description de continuer : « scandales, élimination des ‘sortants’, affaiblissement ou division des partis traditionnels, contexte international tendu… Le tableau politique est inédit, à trois mois d’un scrutin crucial. ‘La situation politique n’a jamais été aussi déstabilisée, s’inquiète François Bayrou, qui ne dira qu’en février s’il entre dans la course à la présidentielle. Il y a vingt ans, la fin des années Bérégovoy avait déjà été effrayante, mais si la gauche se portait mal, la droite républicaine, elle, allait bien’. Cette fois, Les Républicains (LR) sont eux-mêmes menacés. Le 25 janvier, Le Canard enchaîné a révélé que François Fillon avait salarié sa femme pour un emploi dont il peine à prouver la réalité et que le propriétaire de la Revue des deux mondes avait versé à celle-ci 100 000 euros pour un travail de « conseillère éditoriale » qui semble se résumer à deux notes de lecture. Pour la première fois, la droite, qui partait largement favorite, envisage à mots couverts l’impensable : une défaite à la présidentielle et aux législatives ».

Approfondissement de la crise organique : une tendance destituante au sein des classes populaires

Pour le marxiste italien Antonio Gramsci, une crise organique se distingue des crises ou des événements conjoncturels en cela qu’elle est « une crise d’ensemble », à la fois économique, politique et sociale. En ce sens, elle met en lumière des contradictions fondamentales, et insurmontables, que les classes dominantes ne sauraient résoudre par les méthodes habituelles. C’est ainsi que s’ouvre, dans les périodes de crise organiques, des séquences de remises en cause historique non pas simplement de tel ou tel leader ou décideur mais de l’orientation d’ensemble de la classe dominante. C’est ce qui s’exprime, notamment, à travers la crise des régimes politiques et des partis bourgeois traditionnels vis-à-vis de leur assise traditionnelle que nous connaissons aujourd’hui.

Les ressorts plus généraux de ce phénomène qui traverse les principaux pays impérialistes sont à chercher du côté du fait que la crise économique et sociale prolongée ainsi que la mise en place de cures austéritaires extrêmement dures ont mis à nu pour des millions de personnes que les partis traditionnels, tant sociaux-démocrates que de centre-droit, de même que les régimes démocratiques bourgeois, basés sur l’alternance de ces mêmes partis au pouvoir, gouvernent, en réalité, au service du capital. « Ils ne nous représentent pas », voilà en quoi a consisté le fameux cri de ralliement des Indignés espagnols. Cette tendance s’est traduit en une crise profonde du « consensus du centre » construit au cours des dernières décennies autour du programme néolibéral.

Dans le cas hexagonal, cette tendance à la crise organique s’est exprimée plus tôt que dans d’autres pays du continent, dès les années 2000. On songera au 21 avril 2002, lorsque le PS de Jospin n’a pas passé le second tour de la présidentielle qui a vu s’affronter Jacques Chirac et Jean-Marie Le Pen, à l’échec, en 2005, du référendum sur le TCE, suivi de la révolte des banlieues, sans même parler, plus globalement, de la séquence de lutte de classes 1995-2010 qui, sans avoir été en capacité de battre en brèche l’offensive néolibérale, l’a passablement freinée. Au cours de la décennie suivante on retrouve un certain nombre de ces tendances à la crise à travers le caractère absolument inédit du climat de fin de règne qui plombe la Hollandie, les attaques terroristes, les tendances bonapartistes et réactionnaires qui se manifestent au sein même du régime alors qu’à l’opposé la contestation du printemps a représenté le mouvement social le plus long des dernières années, et ce sous un gouvernement PS.

Ces situations, selon Gramsci, ne peuvent être que transitoires. Il s’agit d’autant d’interrègnes au sein desquels « le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres ». Dans le cas hexagonal, c’est sans doute le FN qui est l’expression la plus ancienne de cette crise, indiquant que ce « mal français » vient de loin. Aujourd’hui, Marine Le Pen apparaît presque naturellement comme un pôle d’attraction, sur la droite, pour les « anti-systèmes ». C’est l’une des raisons pour lesquelles elle caracole en tête des sondages. D’apparition plus récente sur le devant de la scène politico-médiatique mais omniprésent aujourd’hui, Emmanuel Macron est en train de soustraire aux appareils tout un éventail d’élus et de militants en détresse issus des partis traditionnels. L’ancien associé de chez Rothschild, qui vient de publier un essai intitulé Révolution, représente une espèce de populisme d’extrême centre. Il s’agit, en termes gramscien, d’une « phénomène aberrant » ou d’un « monstre », au sens premier du terme : une sorte de Beppe Grillo habillé en Armani. C’est ce à quoi se raccroche une droite absolument désespérée, inquiète que cet inconnu du grand public jusqu’à il y a peu rogne sur son électorat à partir de son programme néolibéral. Macron espère, quant à lui, que la victoire de Benoît Hamon aux primaires de la « gauche » finira par agir en catalyseur d’un départ de l’aile « réformatrice » du PS. Ses principaux barons peinent, en effet, à se retrouver sur la ligne d’un Hamon qui, selon eux, a contribué à saboter le quinquennat. Dans les deux cas, Le Pen et Macron représentent deux forces en mouvements qui sont portées par le rejet existant à l’encontre des partis traditionnels.

Le caractère extrêmement volatile de la configuration actuelle de l’échiquier politique ainsi que le ras-le-bol qui commence à s’exprimer dans des secteurs consistants des classes populaires laissent présager des scénarios de plus en plus ingouvernables pour l’avenir. On ne saurait exclure que puisse commencer à poindre un climat destituant « par en bas ». Rarement, écrivait en substance Mélenchon sur sa page Facebook dimanche soir à la suite de l’annonce des résultats de la primaire, il n’y a eu autant d’exaspération. Le candidat de la France Insoumise parie sur une amplification de la tendance « dégagiste », un terme clef de sa campagne en référence au « dégage » qui a fini par faire chuter Ben Ali en 2011. Une façon d’éviter d’être taxé de poujadisme et de verser dans le « sortez les sortants ».

Sur la base de ces éléments, plusieurs hypothèses peuvent être envisagées : si le prochain président ne prend pas suffisamment en compte cette exaspération et s’il se trompe dans la façon de présenter les contre-réformes à appliquer vis-à-vis de l’appréciation du rapport de forces, cette situation ne pourrait-elle pas donner lieu à des actions de masses indépendantes ? C’est cette mise en garde qu’a lancée Henri Guaino, ancien conseiller spécial de Sarkozy, en direction de Fillon à propos de son programme d’austérité dure : « la déflation de Laval ouvre la voie à la victoire du Front Populaire au printemps 1936 ». En d’autres termes, ce sont les mesures de rigueur draconienne prises, trop tard, par le gouvernement, pour répondre à la crise des années 1930 qui a donné le coup d’envoi au début d’une révolution prolétarienne en France qui a été canalisée et déviée par le Front Populaire de Léon Blum.

« Plus rien n’est stable » ou de la difficulté des partis du régime à construire un nouveau bloc historique

Derrière ce que le sénateur socialiste du Val-de-Marne Luc Carnouvas, soutien de Valls, appelle une « élection toboggan », on peut observer à l’œil nu la tendance à la fragmentation des électorats et la difficulté à construire de nouvelles majorités, ce que l’on voyait déjà à l’œuvre à la suite de l’élimination de Sarkozy au premier tour de la primaire de la droite. « ‘Depuis 1965, j’avais alors 14 ans, je n’ai jamais vécu une présidentielle comme ça, avoue Jean-Christophe Cambadélis, aux journalistes du Monde (…) Il n’y a plus d’axe ni de règles’. Le premier secrétaire du PS a trouvé une jolie formule pour désigner cette folle élection : ‘la présidentielle introuvable’, référence à ce ‘peuple introuvable’ évoqué par l’historien Pierre Rosanvallon dès 1998 pour évoquer la désaffection croissante des électeurs à l’égard des grands partis politiques. Jeudi 26 janvier au soir, dans les travées d’un meeting à Alfortville (Val-de-Marne), un autre soutien de Manuel Valls, le secrétaire d’Etat chargé du développement et de la francophonie, Jean-Marie Le Guen, soupirait, lui aussi : ‘Plus rien n’est stable. C’est le grand chamboule-tout’. ‘Chaque présidentielle crée un imprévu qui peut créer un abîme, relativise un proche de l’ancien président François Mitterrand. Mais les primaires sont décidément des machines à créer du bordel…’ Au point que certains évoquent à mots couverts une ‘crise de régime’ », finissent par lâcher Raphaëlle Bacqué et Ariane Chemin.

Il existe en réalité trop de faiblesses dans tous les partis, y compris chez Le Pen, en dépit de sa dynamique dans les sondages et l’effet post-Brexit et post-Trump, pour dire que les jeux sont faits. Ce qu’il va se décider, c’est en réalité quel sera le locataire de l’Elysée qui aura à affronter mille difficultés pour gouverner, au point de faire du quinquennat de Hollande une promenade de santé.

Penser de façon radicalement nouvelle ; un défi pour les révolutionnaires

Parallèlement à cette crise de régime ou approfondissement de la crise organique et au début d’une césure entre de larges secteurs des classes populaires et les partis traditionnels, on voit également se développer un phénomène clef pour comprendre les perspectives des anticapitalistes révolutionnaires : après des années de train-train routinier qui a prévalu dans de larges portions des classes populaires, notamment au sein de la jeunesse, tout cela est en train de changer. Les façons de penser se transforment complètement et ces secteurs cherchent activement des alternatives politiques au consensus néolibéral. Face à ce consensus, qui s’est longtemps résumé à la fameuse assertion de Margaret Thatcher selon laquelle il n’existait aucune alternative, on a vu se développer au cours du dernier mouvement du printemps un anticapitalisme d’avant-garde large.

Dans le cadre des présidentielles, cette polarisation sociale et ce phénomène de radicalité ne s’exprime pas encore clairement sur la gauche, en raison du manque d’une alternative indépendante et révolutionnaire du monde du travail qui soit suffisamment audible. C’est de ce vide-là dont tire profit un vieux cheval-de-retour social-démocrate tel que Jean-Luc Mélenchon. Le candidat de la France Insoumise apparaît comme le politique le plus en pointe sur les réseaux sociaux et youtube à défaut de pouvoir proposer autre chose qu’un vieux mitterrandisme un peu dépoussiéré et assaisonné d’un peu d’écologie. C’est de ce vide-là également dont tire profit un Hamon et sa « fausse bonne idée » de revenu universel.

Voilà autant de bonnes raisons pour soutenir et appuyer la candidature anticapitaliste de Philippe Poutou et, surtout, de laisser derrière nous le défaitisme stratégique et le pessimisme politique de l’extrême-gauche qui a grignoté du terrain à la faveur du triomphalisme bourgeois qui a suivi la chute du Mur de Berlin et la soi-disant « fin de l’Histoire », un triomphalisme qui a été sacrément écorné par le Brexit, la victoire de Trump et la crise combinée du néo-libéralisme et de l’ordre mondial d’après-guerre.


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Juan Chingo

@JuanChingo
Journaliste

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