L’une des obsessions d’Emmanuel Macron est la fameuse « autonomie stratégique » de l’Union Européenne (UE). C’est dans ce cadre qu’il faut comprendre les déclarations du président français sur Taïwan après son voyage en Chine : pour lui, l’UE doit devenir un « troisième pôle » face à l’affrontement grandissant entre les Etats-Unis et la Chine, aujourd’hui largement focalisés sur la question de Taïwan. Or, ces déclarations ont déclenché un torrent de critiques de la part des Etats-Unis mais aussi au sein de l’UE, démontrant encore une fois le caractère illusoire de cette politique de l’impérialisme français la perte d’influence de celui-ci dans l’arène internationale.

Des interrogations européennes sur le rapport aux Etats-Unis

Même si elles ont été très critiquées, les déclarations de Macron expriment des inquiétudes qui existent dans plusieurs capitales européennes. En effet, ces derniers mois plusieurs dirigeants de premier ordre de l’UE se sont rendus en Chine : le chancelier allemand Olaf Scholz, le premier ministre espagnol Pedro Sánchez, le président du Conseil de l’Europe Charles Michel et Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne, qui s’y est rendue avec Macron. Les dirigeants des puissances impérialistes de l’UE tentent effectivement de maintenir un délicat jeu d’équilibriste entre les Etats-Unis et la Chine. L’UE veut maintenir l’unité du « bloc transatlantique » tout en préservant ses relations commerciales, très importantes, avec Pékin.

Les déclarations de Macron, prônant trop explicitement la défense des intérêts européens, viennent justement rompre cet équilibre fragile. En effet, les intérêts des Européens ne sont pas exactement les mêmes que ceux des Etats-Unis. La stratégie américaine de pression au découplage de ses alliés avec la Russie et la Chine a ouvert des débats internes en Europe sur le degré d’autonomie dont elle doit disposer pour défendre ses intérêts et ne pas les subordonner intégralement à ceux des américains. Or, ces tensions mettent en danger les intérêts à court et moyen terme de certaines puissances de l’UE qui comptent notamment sur l’assistance militaire étatsunienne. C’est ce qu’affirmait le Financial Times dans un article sur le sujet : « tout ce qui peut nuire à l’impression d’unité transatlantique est particulièrement inquiétant dans de nombreuses capitales de l’Est, à un moment où l’Europe reste profondément dépendante du soutien des États-Unis en Ukraine et où certains membres du parti républicain ont commencé à remettre en question la profondeur de l’implication des États-Unis dans le soutien à Kiev ».

La guerre en Ukraine a chamboulé beaucoup de certitudes au niveau des relations internationales et a exposé les faiblesses importantes de l’UE sur le terrain militaire mais aussi politique et économique. L’un des résultats de la guerre a été le renforcement du leadership étatsunien sur le « monde occidental ». L’OTAN, qui était en crise, s’est renforcée en général et en Europe en particulier. Non seulement tout le monde voit clairement le rôle central des Etats-Unis dans la défense européenne, mais des pays de la « périphérie de l’UE » (plusieurs Etats de l’Est du continent) sont devenus des pièces centrales de l’hégémonie nord-américaine sur les puissances impérialistes de l’UE. La plus grande perdante en termes économiques et même politiques est l’Allemagne, mais toute l’UE se trouve désormais prise au piège de l’hégémonie étatsunienne, en partie par ses propres contradictions et limites.

Macron pour sa part semble avoir tiré les leçons de cette situation et tente d’anticiper un potentiel conflit entre les Etats-Unis (ou ses alliés régionaux) et la Chine. Le président français veut ainsi mettre en garde l’UE face à un « suivisme » à l’égard de Washington qui viendrait l’affaiblir davantage économiquement et géopolitiquement. Dans l’interview tant décriée, Macron affirme ainsi que « le paradoxe serait que (…) nous nous mettions à suivre la politique américaine, par une sorte de réflexe de panique. (…) La question qui nous est posée à nous Européens est la suivante (…) Avons-nous intérêt à une accélération sur le sujet de Taiwan ? Non. La pire des choses serait de penser que nous, Européens, devrions être suivistes sur ce sujet et nous adapter au rythme américain et à une surréaction chinoise ».

Une tentative utopique de Macron de dessiner une troisième voie

Cette position du président français n’a évidemment rien de progressiste. Il s’agit d’une tentative de créer une alternative totalement réactionnaire face à l’hégémonie, non moins réactionnaire, de l’impérialisme nord-américaine sur le « monde occidental ». Parallèlement, elle expose les brèches profondes qui existent au sein dudit « bloc occidental ». De ce point de vue, cet évènement est du « pain béni » pour la Chine, ainsi que pour la Russie, dans un contexte où ces derniers jours ont marqué quelques petites victoires pour le bloc sino-russe avec la fuite de documents secrets du gouvernement étatsunien ou la « réconciliation » entre l’Arabie Saoudite et l’Iran sous l’égide de la Chine.

Mais le projet « d’autonomie stratégique de l’UE », qui rappelle les ambitions gaulliennes, a surtout un caractère totalement utopique. Cela impliquerait un niveau d’harmonisation des intérêts géopolitiques des différentes bourgeoisies impérialistes européennes inouï. On a vu lors de la crise du Covid-19 comment les Etats de l’UE se livraient une concurrence sans merci pour avoir accès à des masques, gants et vaccins… Peut-on imaginer ces mêmes gouvernements et classes capitalistes se mettre d’accord sur les politiques communes en termes d’armement, d’investissements industriels, de politique étrangère, de façon indépendante des Etats-Unis ainsi que de l’axe sino-russe ? Toute l’histoire récente de l’UE démontre plutôt le contraire.

A sa manière, le Wall Street Journal, souligne cette contradiction du projet de Macron, soutenu par une partie de la bourgeoisie française : « Les capitales européennes se sont montrées réticentes à l’idée de voir l’UE tracer une voie indépendante des États-Unis sur Taïwan, en particulier à un moment où l’Europe dépend des États-Unis pour l’approvisionnement en gaz naturel afin de chauffer les foyers européens. Le premier ministre polonais a déclaré qu’au lieu de se concentrer sur l’autonomie stratégique, l’Europe devrait approfondir son partenariat avec Washington ». En effet, même si l’UE est en soi une réussite pour les différents impérialismes du continent, il existe des intérêts différents et parfois même divergents et concurrents entre les Etats qui la composent.

Les crises, et dans ce cas la guerre, viennent accentuer ces contradictions, ce qui rend pratiquement impossible d’harmoniser une politique unifiée de l’UE toute entière vis-à-vis de certains dossiers très complexes. Non seulement les Etats de l’Est du continent s’alignent de plus en plus derrière les Etats-Unis (en partie parce qu’ils partagent une vision concordante sur l’attitude à l’égard de la Russie, en partie pour se libérer de la pression de l’impérialisme allemand), mais il existe aussi des divergences importantes entre les principales puissances du bloc. L’Allemagne par exemple a un énorme retard militaire par rapport à d’autres puissances impérialistes, et le conflit avec la Russie la prive du gaz russe qui était un élément clé de son modèle économique ; la recherche de nouvelles sources d’approvisionnement gazier la pousse d’ailleurs à marcher sur le territoire que l’impérialisme français considère son aire d’influence. Du fait de ces faiblesses et de la dépendance trop forte à l’égard des Etats-Unis qui en découle, Berlin se montre moins encline à prôner une quelconque « autonomie stratégique ».

La faiblesse de l’impérialisme français

Un autre élément qui rend illusoire la question de l’autonomie stratégique de l’UE est le rôle qu’Emmanuel Macron imagine pour l’impérialisme français et pour lui-même dans ce cadre. Les dirigeants français imaginent que Paris pourrait suppléer les manques de l’Allemagne, ce qui signifierait que Berlin accepte de se subordonner à la France sur certains aspects comme le militaire. Ces derniers mois, beaucoup d’exemples nous font croire que les dirigeants allemands font plus confiance à la direction militaire et aux armements nord-américains qu’aux français. De plus, l’impérialisme français n’a pas la puissance économique, politique et militaire qu’une telle politique implique et pour la place qu’il prétend s’arroger.

Quant à Macron lui-même, le mouvement large et profond de contestation de sa réforme des retraites et la crise politique du régime sont des raisons qui font douter sur les capacités du président français d’incarner le leader de cette Europe autonome stratégiquement. La phase de lutte des classes qui traverse la France et la crise de régime de la Vème République a fait l’objet de critiques importantes de la presse internationale qui a plusieurs fois souligné les faiblesses du gouvernement Macron sur le plan interne. Les dernières déclarations de Macron, tout comme ses voyages en Chine puis aux Pays-Bas où il a cherché à incarner une France et une Europe forte de ses propres intérêts stratégiques apparaissent en décalage avec la réalité de la crise que traverse son gouvernement depuis plusieurs mois.

Nous assistons à la fin de la globalisation néolibérale « pacifique ». Ledit ordre mondial dominé par les Etats-Unis n’est plus aussi consensuel qu’au cours des années qui ont suivi la fin de la Guerre Froide. La crise de 2008 a marqué un coup pour l’hégémonie néolibérale et l’hégémonie de l’impérialisme étatsunien est en recul relatif. Le monde est devenu plus conflictuel et la question militaire prend de plus en plus de relevance dans le règlement de conflits entre les États et entre les puissances. La Chine et la Russie voudraient incarner une alternative à la domination occidentale, et spécialement nord-américaine. Mais elles ne représentent aucune alternative progressiste et encore moins anti-impérialiste pour les exploités et opprimés du monde.

L’objectif pour les capitalistes chinois et russes sur l’arène internationale est de faire valoir leurs propres objectifs et intérêts et que ceux-ci soient vus comme « légitimes » par les autres puissances mondiales. C’est ce que Poutine a clairement tenté de faire pendant plusieurs mois avant de décider de lancer son offensive contre l’Ukraine. Mais, comme on le voit dans ce dernier cas et dans une panoplie d’exemples sur les agissements des entreprises et de l’Etat chinois dans toute une série de pays du « Sud global », ces régimes sont tout aussi prompts à opprimer et spolier d’autres peuples que leurs concurrents impérialistes en « Occident ».

Concernant l’impérialisme français, contrairement à des courants « patriotiques » qui, à droite et à gauche, se montrent fiers de la « grandeur de la France », la classe ouvrière ne gagnera rien en soutenant les projets réactionnaires de la bourgeoisie française à l’étranger. Au contraire, plus celle-ci sera forte, plus ses projets en politique étrangère seront un « succès », plus elle sera forte pour écraser les travailleurs, les classes populaires et l’ensemble des opprimés en France. Macron, en grandes difficultés en France, cherche à l’étrangère des « victoires » qui le renforcent, lui et son projet impérialiste. Pour le moment, à l’image de sa contre-réforme des retraites, sa politique est plutôt un échec et contribue à l’isoler davantage.