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Islam politique, anti-impérialisme et marxisme

Dans ce long article rédigé en 2006, Claudia Cinatti revient longuement sur les origines des différents courants de l'Islam politique, mais également sur l'expérience de la révolution iranienne et l'émergence de nationalismes religieux comme le Hamas et le Hezbollah.

Claudia Cinatti

7 novembre 2023

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Islam politique, anti-impérialisme et marxisme

Cet article a été rédigé entre novembre et décembre 2006 et publié dans sa version intégrale sur le site de Estrategia Internacional. Nous reproduisons ici une traduction du texte.

« La critique du ciel se transforme ainsi en critique de la terre, la critique de la religion en critique du droit, la critique de la théologie en critique de la politique. » Karl Marx, Introduction à la critique de la philosophie du droit de Hegel

Les fondamentalismes et le "choc des civilisations"

Après les attentats du 11 septembre 2001, l’administration Bush a brandi le spectre du "fondamentalisme islamique" comme nouvelle menace, après la disparition de l’Union soviétique, contre le "monde libre" en général et les valeurs américaines en particulier. Ce discours visait à justifier la "guerre contre le terrorisme", une offensive politique et militaire destinée à reconstruire l’hégémonie américaine en "redessinant" la carte du Moyen-Orient.

Cette rhétorique colonialiste fait de chaque musulman un "terroriste potentiel" et Bush a d’ailleurs popularisé le terme "islamo-fascisme" afin de définir le large spectre de l’islamisme militant comme le successeur des "totalitarismes" du XXe siècle. En raison de cette islamophobie, la discrimination et le racisme à l’encontre des communautés arabes et musulmanes dans les pays du centre se sont considérablement accrus.

Sous la définition de "fondamentalisme islamique", les États-Unis - et plus largement le prétendu "monde occidental" - englobent différents types de mouvements politico-religieux considérés comme "terroristes", allant des adeptes chiites de l’ayatollah Khomeini aux musulmans wahhabistes d’Arabie saoudite, en passant par les talibans d’Afghanistan, les Frères musulmans d’Égypte et leurs branches dans plusieurs pays du Golfe, le Hamas et le Jihad Islamique dans les territoires palestiniens, le Hezbollah au Liban et l’organisation Al-Qaïda d’Oussama ben Laden.

Le terme "fondamentaliste" ne provient pas du monde musulman, mais d’un courant de théologiens américains du début du XXème, siècle dont les articles ont été rassemblés dans un livre, connu sous le nom de The Fundamentals (de même, le terme "fondamentalisme" utilisé en France pour désigner l’islamisme radical fait référence à un mouvement similaire au sein de l’Église catholique). Ceux-ci se concentraient sur la critique du libéralisme politique et des protestants, en prétendant sauver l’esprit de la Bible [1]. Pendant la guerre froide, ce "fondamentalisme" est devenu un canal d’expression idéologique des secteurs les plus réactionnaires de la politique américaine, caractérisés par un anticommunisme forcené.

Mais le discours impérialiste a "exporté" sa propre façon de désigner la droite chrétienne pour donner un nom à la menace qu’il perçoit dans les peuples du Moyen-Orient. Cette simplification n’est pas innocente, elle vise à créer l’ennemi "idéologique" et "civilisationnel" de l’"Occident", en lui attribuant un "retard féodal" et une haine de la "liberté" qui seraient à la base des actions terroristes les plus brutales telles que l’attaque des tours jumelles le 11 septembre 2001.

L’administration Bush a ainsi créé un monstre à la mesure de sa politique guerrière, une force venue d’un monde inconnu de la plupart des "Occidentaux", en recourant à la pseudo-thèse du "choc des civilisations", fabriquée au début des années 1990 par Bernard Lewis, historien britannique devenu gourou néo-conservateur, et popularisée par Samuel Huntington. L’argument de Lewis est entièrement idéologique et intéressé. Il offre ainsi une couverture "académique" fragile aux plans de l’administration Bush visant à redessiner la carte du Moyen-Orient.

Au cœur de son argumentation, on retrouve l’idée que l’anti-américanisme profond qui caractérise les sociétés musulmanes n’est pas fondé sur les politiques impérialistes et pro-israéliennes des États-Unis, ni sur le soutien aux gouvernements arabes despotiques et dictatoriaux, mais sur une humiliation ancestrale qui conduirait au "rejet de la civilisation occidentale en tant que telle", non pas pour ce qu’elle fait, mais pour ce qu’elle est, pour "les principes et valeurs qu’elle pratique et professe". A partir de ces définitions, Lewis conclut que "nous sommes confrontés à un état d’esprit et à un mouvement qui dépassent de loin le niveau des politiques et des gouvernements qui les portent. Il ne s’agit de rien de moins qu’un choc des civilisations, la réaction probablement irrationnelle mais historique d’un rival ancestral à notre héritage judéo-chrétien, à notre présent séculier et à l’expansion mondiale des deux". [2]

Cette manœuvre intellectuelle de longue date a été dénoncée, entre autres, par Edward Said dans son livre L’Orientalisme, dans lequel il explique comment la "discipline" des experts occidentaux du monde musulman reproduit les préjugés coloniaux et sert souvent les intérêts des différentes puissances qui ont successivement occupé une partie du Moyen-Orient. [3]. Ceci est d’autant plus qu’évident que ni Lewis ni aucun "orientaliste" ne considère que le sionisme fait partie du spectre messianique et religieux qu’ils décrivent, justifiant non seulement l’existence mais aussi la politique terroriste de l’Etat d’Israël, dont les bases sont absolument confessionnelles et racistes.

Cependant, alors que Lewis affirme que les islamistes fondent leur politique sur une haine irrationnelle et essentiellement religieuse, la stratégie américaine, selon le même auteur, semble répondre à des "menaces" et à des intérêts beaucoup plus terre-à-terre. Comme il l’affirme dans un livre récent, le principal objectif des États-Unis au Moyen-Orient est "d’empêcher l’émergence de l’hégémonie régionale d’une puissance qui pourrait dominer la région et établir ainsi un monopole pétrolier au Moyen-Orient. C’est cette préoccupation fondamentale qui a déterminé les politiques américaines à l’égard de l’Iran, de l’Irak ou de toute autre menace future dans la région".

Dans son célèbre article Le choc des civilisations ?, Huntington décrit dans les mêmes termes d’"identité culturelle" les ennemis des États-Unis après l’effondrement de l’Union soviétique. Huntington reconnaît "sept, peut-être huit" civilisations actuelles - occidentale, confucianiste, japonaise, islamique, hindoue, slave-orthodoxe, latino-américaine et "peut-être une civilisation africaine" (sic). Ce n’est pas un hasard si la "civilisation occidentale" regroupe les principaux alliés des Etats-Unis : l’Europe occidentale et l’Etat d’Israël.

L’hypothèse de Huntington est que "la source fondamentale de conflit dans ce nouveau monde ne sera pas idéologique ou économique. Les grandes divisions de l’humanité et la source dominante de conflit seront culturelles (...) Le choc des civilisations sera la ligne de bataille de l’avenir". Après avoir longuement développé ses idées colonialistes, il conclut que si toutes les "civilisations" sont partiellement opposées à l’Occident, il y en a deux qui lui sont véritablement antagonistes : le confucianisme, c’est-à-dire la Chine, et l’Islam. Dans ce contexte, la recommandation de Huntington aux gouvernements américains pour les "conflits culturels" à venir est la suivante : "promouvoir une plus grande coopération et unité au sein de leur propre civilisation, en particulier entre les composantes européenne et nord-américaine ; intégrer à l’Occident les sociétés d’Europe de l’Est et d’Amérique latine, dont les cultures sont plus proches des cultures occidentales ; promouvoir et maintenir des relations de coopération avec la Russie et le Japon ; empêcher les conflits inter-civilisationnels locaux de dégénérer en guerres majeures entre civilisations et limiter l’expansion de la puissance militaire des États confucianistes et islamiques (....). ) maintenir la supériorité militaire en Asie, exploiter les différences et les conflits entre les États confucianistes et islamiques."

Pour atteindre ces objectifs "civilisationnels", il faudra que "l’Occident maintienne la puissance économique et militaire nécessaire pour protéger ses intérêts par rapport à ces civilisations". Toute ressemblance avec les objectifs du "nouveau siècle américain" et la justification néo-conservatrice de l’aventure guerrière en Irak n’est pas purement fortuite ; il s’agit de la mise en œuvre d’une stratégie qu’une partie de l’élite américaine avait planifiée bien avant les attentats du 11 septembre et avant que le "mal" ne prenne le visage d’Oussama ben Laden.

Politique et religion au 21ème siècle

Il y a une quinzaine d’années, le chercheur français G. Kepel publiait, sous le titre suggestif La revanche de Dieu, une étude sur le retour de l’utilisation politique de la religion depuis le milieu des années 1970. Selon sa thèse, ce phénomène englobe le catholicisme, le christianisme, le judaïsme et l’islam [4]. Loin de la version concoctée dans les moulins idéologiques du département d’État américain, l’invocation des valeurs religieuses pour justifier les politiques des 30 dernières années n’est pas l’apanage du Moyen-Orient ou du monde musulman, mais a pour précurseur les États-Unis, d’abord avec l’élection de Carter et plus notoirement avec l’accession de Ronald Reagan à la présidence en 1980 avec le "soutien d’une masse d’électeurs évangéliques ou fondamentalistes, adeptes des slogans d’organismes politico-religieux tels que la Majorité morale, créée en 1979, qui vise à faire d’un pays en crise, affaibli par une inflation à deux chiffres et humilié par l’enlèvement de son personnel diplomatique à Téhéran, une nouvelle Jérusalem".

De même, l’Eglise catholique a trouvé dans le cardinal polonais Karol Wojtyla, le pape Jean-Paul II, un "messager" de la propagande pro-capitaliste pour les pays d’Europe de l’Est comme la Pologne et l’ex-Tchécoslovaquie, lors de la chute du mur de Berlin. Et en Israël, État raciste et religieux, on assiste à une résurgence des courants sionistes confessionnels liés à la colonisation des territoires occupés par Israël avec une expansion des colonies juives qui cherchent à rétablir le "Grand Israël" que Dieu a promis aux Juifs en tant que "peuple élu" selon la Bible.

Cette instrumentalisation politique de la religion - quelle qu’elle soit - a toujours été une stratégie de certains secteurs des classes dirigeantes pour maintenir les populations dans la soumission. L’Europe n’échappe pas à cette sorte de "retour" de la religion dans la sphère publique, mis en œuvre avec plus ou moins d’intensité par le biais de l’Etat : l’Arabie Saoudite, Israël dans ses extrêmes, l’Espagne du Parti Populaire, l’Italie et son mouvement "Communion et Libération", les présidences américaines, de préférence républicaines, comme celles de Reagan et de George Bush (fils). [5].

Au cours des années 1990, plusieurs chercheurs occidentaux spécialistes du monde musulman ont constaté que ces tendances des années 1970 avaient abouti à une "réislamisation" de la sphère politique, mais annonçaient la crise terminale des tendances les plus extrêmes de l’islamisme, tiraillées entre les défaites subies dans les tentatives d’extension du djihad à d’autres territoires comme la Bosnie et le Kosovo, et la répression étatique croissante dont elles faisaient l’objet. Ils prédisaient un renforcement des tendances "modérées" de l’establishment politico-religieux qui conduirait à l’installation de régimes plus conformes aux intérêts occidentaux [6].

La réalité a cependant démenti ces thèses "normalisatrices" au Moyen-Orient, mais pas pour des raisons religieuses. Depuis les attentats contre les tours jumelles en 2001, en passant par la résistance irakienne, la victoire électorale du Hamas aux élections législatives palestiniennes de janvier 2006, jusqu’au triomphe politique du Hezbollah dans sa résistance contre Israël lors de la brève guerre du Liban de juillet-août 2006, l’islamisme dit "radical" s’est imposé sur la scène mondiale comme le principal antagoniste de la politique américaine et de ses alliés comme l’Etat d’Israël, avec des modes d’action qui s’apparentent parfois à la guérilla des années soixante-dix.

Le poids de la "menace islamiste" dans le discours des gouvernements et des médias impérialistes s’accroît à mesure que l’action de ces mouvements ne se limite pas au Moyen-Orient et aux pays musulmans, mais s’étend notamment aux pays européens qui ont été ou sont des alliés des États-Unis dans la guerre contre l’Irak. Tant les attentats de Madrid que ceux du métro de Londres auraient impliqué des enfants ou petits-enfants d’immigrés, originaires de pays arabes ou musulmans, sachant qu’en France la communauté musulmane compte environ 5 millions de personnes et qu’en Grande-Bretagne elle est de 2 millions, et que dans les deux cas, elle fait partie des couches les plus défavorisées de la population.

Ce que l’on appelle l’"islam politique", ou plus précisément la repolitisation de l’islam et sa transformation en organisations militantes, généralement avec des milices armées, est un phénomène extrêmement complexe. Comme l’affirme F. Halliday, "c’est une erreur de parler de l’islam comme s’il s’agissait d’un mouvement ou d’une idéologie homogène, ou comme s’il pouvait être traité comme une force sociale autonome. En tant que croyance religieuse, l’islam possède certaines caractéristiques communes, mais en tant que mouvement politique et social, il est diversifié, variant d’un pays à l’autre dans son contexte social et sa signification politique" [7].

Son étude concrète ne peut que partir, d’un point de vue marxiste, du précepte méthodologique plus général selon lequel les idéologies, y compris les idéologies religieuses, ont un développement relativement autonome, mais ne peuvent rendre leur existence absolument indépendante de la réalité matérielle dans laquelle elles naissent et agissent, c’est-à-dire les relations sociales, les intérêts de classe ou des secteurs de classe qu’elles défendent, la relation avec les classes exploiteuses nationales ou régionales et la relation avec l’impérialisme.

Sunnites et chiites

La division entre chiites et sunnites reste l’un des éléments les plus importants pour comprendre le monde musulman d’aujourd’hui. Ce schisme est un événement très précoce dans l’histoire de l’Islam, quelques années après la mort du Prophète Muhammad en 632. La scission trouve son origine dans un différend concernant la succession au califat lorsque le troisième calife, Uthman, du clan des Omeyyades, qui représentait l’aristocratie tribale de La Mecque, a été élu. Le gendre de Mahomet, Ali, qui prétendait au califat, et ses partisans rejettent cette élection. Finalement, Uthman est tué par l’armée d’Ali et ce dernier est nommé calife en 656, ce qui conduit à "la première guerre civile de l’Islam", comme l’explique Tariq Ali, Ali a ensuite été trahi et tué, et son fils Hussein a été vaincu et tué à la bataille de Kerbala en 680 par les troupes du calife sunnite de Damas [8]. Cela a marqué une scission dans l’Islam et la montée d’une faction minoritaire, les partisans chiites d’Ali, qui ont établi leurs propres dynasties, leurs propres traditions et une relation distincte entre les oulémas et l’État.

L’aristocratie omeyyade a été vaincue en 750 à la bataille de Zab, en Égypte, par une révolte menée par Abu Al Abbass al-Saffah et rejointe par les chiites. Cette révolte entraîne la réunification des deux branches de l’islam. Mais Abbas meurt et son fils Al Mansur assassine le chef spirituel chiite, usurpe le califat et fonde la dynastie abbasside à Bagdad, qui restera au pouvoir jusqu’à l’invasion mongole de 1258.

En ce qui concerne la succession du califat, les chiites considéraient qu’elle devait suivre la lignée des descendants du Prophète. Mais cette ligne de succession s’est éteinte en 874 "lorsque le dernier imam chiite, Muhammad al-Mahdi, qui n’avait pas de frères, a disparu quelques jours après avoir hérité du titre à l’âge de quatre ans". Cependant, les chiites refusèrent d’accepter qu’il était mort, préférant croire qu’il était simplement "caché" et qu’il reviendrait. Lorsque, après plusieurs siècles, cela ne s’est pas produit, le pouvoir spirituel est passé aux oulémas, un conseil de douze érudits qui élisent l’imam suprême".

Cela a conduit à l’émergence d’une hiérarchie cléricale similaire à celle de l’Église catholique, dans laquelle l’imam suprême (dont l’un était l’ayatollah Khomeini) est un guide spirituel et l’autorité ultime en matière d’interprétation de la loi. Les croyants doivent se confier à un grand ayatollah et lui payer l’impôt islamique, de sorte que le clergé chiite constitue une caste sociale jouissant d’une autonomie économique significative par rapport à l’État. La branche sunnite n’a pas un clergé formel, mais la prédication et la formation se font par l’intermédiaire de juristes et d’érudits qui ont leurs disciples.

Du point de vue de l’interprétation religieuse, les chiites soutiennent principalement que "le douzième imam, le descendant d’Ali, Mohammed al-Mahdi, a disparu en 874 et ne reviendra qu’à la fin des temps. Pendant son "occultation", le monde est plongé dans les ténèbres et l’injustice, et ne retrouvera la lumière et la justice qu’avec le retour du "messie". Sur le plan politique, cette interprétation a donné lieu à une attitude "quiétiste" : les fidèles considèrent le pouvoir comme un mal, mais maintiennent une façade de vassalité à son égard, appelée taqiyya, et ne se rebellent pas contre lui".

Cette doctrine de la "dissimulation" est importante pour les développements ultérieurs dans la mesure où elle implique un mode particulier de relation entre les oulémas et l’État. Selon N. Kiddie, "la conviction que tout dirigeant discipliné serait également acceptable (ou inacceptable) en l’absence du douzième imam est toutefois devenue une arme à double tranchant. Dans les périodes d’hostilité plus récente entre les oulémas chiites et les dirigeants politiques, l’illégitimité de tout régime temporaire a été alléguée, en prétendant que les oulémas étaient plus qualifiés que les dirigeants temporaires pour interpréter la volonté du douzième imam et que leurs objectifs politiques étaient donc supérieurs". En Iran, la politisation du clergé chiite remonte à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, avec sa participation essentielle à la révolution constitutionnelle de 1905. Cette politisation a fait un bond en 1963 avec la rupture des oulémas avec le régime du Shah Reza Pahlevi.

Les chiites constituent une minorité de 10 à 15 % des musulmans dans le monde. Ils constituent la majorité de la population en Iran - qui est le seul pays où le chiisme est la religion d’État officielle -, en Irak, en Azerbaïdjan et au Bahreïn, et forment des minorités importantes au Liban, en Afghanistan, au Pakistan et en Arabie saoudite - où ils sont concentrés dans la province orientale et constituent le noyau des travailleurs du secteur pétrolier. Malgré l’importance des différences religieuses, tant au niveau de la théologie que de la pratique, de nombreux spécialistes s’accordent à dire que les principaux différends portent aujourd’hui sur des questions d’ordre politique. Selon le chercheur Bruno Étienne, "la divergence essentielle (...) consiste en une différence d’interprétation de la légitimation politique au sens le plus large du terme. Le problème fondamental est donc celui de la dévolution du pouvoir. La distinction essentielle entre la direction spirituelle (imama) et la direction politique (khilafa) de la communauté musulmane s’est affirmée au cours des âges et sépare complètement chiites et sunnites aujourd’hui".

Ces différences politiques sont dues au fait que les chiites ont été généralement marginalisés des structures de pouvoir au cours des processus de construction de l’État au début du 20e siècle, les puissances coloniales, principalement la Grande-Bretagne, s’étant appuyées sur les sunnites qui avaient formé l’État et la bureaucratie militaire de l’Empire ottoman. Cette situation est à l’origine de la subordination des chiites irakiens depuis l’unification formelle du pays, malgré leur majorité dans l’ensemble de la population.

Aujourd’hui, la violente confrontation armée entre chiites et sunnites en Irak est liée aux enjeux de répartition du pouvoir dans le nouveau régime post-Hussein. Les chiites, bien qu’influencés par l’Iran, ont soutenu l’invasion américaine pour accéder au pouvoir d’État ; les sunnites n’acceptent pas d’être évincés de l’appareil d’État central, étant donné qu’ils sont géographiquement concentrés dans le centre du pays, loin des régions productrices de pétrole. Ce sont ces intérêts qui déterminent la dynamique de la guerre civile qui se déroule dans le pays.

La crise du nationalisme bourgeois et la montée de l’islamisme politique

L’événement inaugural de la montée de l’islamisme politique dans les dernières décennies du XXème siècle a été la révolution iranienne de 1978-79, qui s’est terminée par l’instauration d’un régime théocratique dirigé par l’ayatollah Rulloha Khomeini. Si, comme nous le verrons, elle n’a pas réussi à hégémoniser idéologiquement et politiquement l’ensemble du monde islamique, la révolution iranienne a été une source d’inspiration pour les courants islamistes radicalisés, et son héritage est encore revendiqué aujourd’hui par des organisations telles que le Hezbollah au Liban.

Le contexte historique de la montée de l’islamisme est fourni par la défaite arabe face à Israël lors de la guerre des Six Jours de 1967, qui a marqué le début du déclin irréversible des régimes bourgeois nationalistes post-coloniaux qui avaient pris le pouvoir par des coups d’État populaires dans les années 1950 dans les principaux pays arabes [9]. Le 6 juin 1967, l’État d’Israël lance une attaque préventive contre l’Égypte, la Syrie et la Jordanie. En six jours seulement, les troupes sionistes vont vaincre ces trois pays, occupant la péninsule du Sinaï en Égypte, le plateau du Golan en Syrie, Jérusalem et la Transjordanie. L’impact est si fort que Nasser démissionne le soir même de la défaite. Bien qu’une mobilisation de millions de personnes le maintienne au pouvoir, le nationalisme nassérien est déjà épuisé. Nasser meurt en 1970 et son successeur, Anouar el-Sadate, lance un programme d’ouverture de l’économie et de privatisation généralisée qui a des conséquences catastrophiques pour la population, en particulier pour les secteurs qui avaient quitté en masse les zones rurales pour les grandes villes pendant le boom nassérien et constituaient une masse de pauvres urbains qui peuplaient les périphéries.

Bien qu’en 1973, lors de la guerre du Kippour, l’Égypte ait partiellement effacé sa défaite de 1967 et qu’un armistice ait été imposé dans le contexte de l’embargo pétrolier décrété par les alliés américains dans le Golfe, ce différend a finalement été résolu lors des négociations de Camp David de 1978, menées par les impérialistes, au cours desquelles Sadate a signé la paix avec l’État d’Israël en échange de la reconquête de la péninsule du Sinaï. Ainsi, en l’espace d’une décennie, l’Égypte est tombée dans l’orbite de la domination américaine, devenant le premier pays arabe à reconnaître et à signer la paix avec l’État sioniste, qui maintient une oppression intolérable sur la population palestinienne.

Entre 1967 et 1973, les protestations dans le monde arabe, sous des régimes nationalistes bourgeois, avaient été capitalisées par des organisations laïques, qu’il s’agisse de nationalistes de gauche ou de différentes variantes du stalinisme. Mais les organisations islamistes, nouvelles ou anciennes, qui s’étaient tournées vers l’activité politique, gagnaient en force parmi les jeunes chômeurs, qui constituaient une masse de pauvres urbains dans des pays comme l’Égypte et l’Algérie, les étudiants et les secteurs de l’intelligentsia formés dans les années d’ouverture de l’enseignement supérieur mais incapables de trouver un emploi. Par rapport aux organisations traditionnelles, ces secteurs avaient radicalisé leur discours religieux et leurs méthodes d’action.

A cet égard, Olivier Roy affirme que la revendication de la tradition islamique n’est pas en soi "politiquement radicale ou révolutionnaire" et qu’"elle peut conduire aussi bien à un conservatisme extrême, sans remise en cause de la légitimité du pouvoir politique (c’est le modèle saoudien contemporain), qu’à une révision critique de l’ensemble du corpus transmis par la tradition, jetant les bases de la fondation d’un nouvel ordre social et politique : c’est le modèle de la révolution islamique en Iran à ses débuts".

La "réislamisation" de la vie politique et sociale s’est produite symétriquement dans les deux grandes branches de l’islam : les chiites et les sunnites. L’Arabie saoudite a répondu à l’onde de choc chiite radicale, qui avait pris le relais du discours anti-américain et anti-occidental de la révolution iranienne, en donnant un important coup de pouce financier à la diffusion d’une version conservatrice de l’islam, le wahhabisme, en étendant les réseaux d’écoles populaires (madrasas) aux pays du Golfe et au monde musulman. Pour expliquer ce phénomène, Kepel affirme que "tout comme l’Iran de Khomeiny devait incarner le pôle radical, galvanisant les masses et mobilisant les déshérités contre un ordre injuste, la dynastie saoudienne, gardienne des Lieux Saints de La Mecque et de Médine, a mis sa fabuleuse richesse au service d’une conception conservatrice des relations sociales". Ainsi, poursuit le même auteur, "la poussée islamiste des années 1970 ne peut être réduite à un mouvement révolutionnaire ou anti-impérialiste qui aurait mobilisé les masses déshéritées grâce à une habile manipulation des slogans religieux, pas plus que, à l’inverse, à une simple alliance anticommuniste américano-saoudienne". Telle est encore, grosso modo, la carte de la dispute pour l’hégémonie politico-idéologique dans le monde islamique qui, après la disparition de l’Irak comme contrepoids à l’Iran après l’invasion américaine de 2003, oppose l’Arabie saoudite et l’Iran dans les rapports de force régionaux.

La montée en puissance du Hamas, qui lui a permis de remporter les élections législatives de janvier 2006 aux dépens du Fatah, est le signe le plus évident de la débâcle du nationalisme bourgeois et de sa politique de conciliation avec l’impérialisme et l’Etat d’Israël.

L’histoire de l’islamisme politique n’est pas homogène. Dans différents pays et à différentes époques, ses principales organisations ont joué des rôles différents. Alors que certaines, comme les Frères musulmans en Égypte ou en Algérie ou les volontaires islamistes en Afghanistan en général, ont été instrumentalisées à des fins réactionnaires - essentiellement par l’impérialisme ou par des États pour combattre la gauche marxiste - dans des processus de révolution ou de conflit aigu, certaines organisations islamistes se sont radicalisées au point d’exprimer en leur sein des aspirations à un changement révolutionnaire, rompant ainsi avec leur caractère confessionnel.

Les antécédents contemporains de l’islamisme politique

Les antécédents les plus proches de l’islamisme militant remontent à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, essentiellement sous la forme de mouvements politiques d’opposition au colonialisme britannique et européen. L’une des figures de proue du panislamisme en tant que mouvement politique anticolonial était Jamal al-Din al-Afghani, considéré comme un "réformateur" chiite, dont la contribution en termes d’idées était essentiellement politique et intellectuelle plutôt que théologique [10]. Le panislamisme propagé par Afghani appelait à l’unité politique des musulmans face aux puissances coloniales. Son influence peut être reconnue dans divers processus politiques et sociaux tels que la révolution constitutionnelle iranienne de 1905-11. Il pensait que la libération de la domination coloniale passait par l’action de l’État et la collaboration avec les dirigeants musulmans. Cela l’a conduit à s’allier circonstanciellement avec l’Empire ottoman et à être utilisé par la Grande-Bretagne et la France qui ont profité de son opportunisme politique.

L’autre antécédent historique majeur qui est devenu un modèle d’islamisme militant est la confrérie des Frères musulmans, une organisation égyptienne fondée en 1928 par Hassan al-Banna dans le contexte de la domination coloniale britannique et de la disparition du califat ottoman, aboli par Kemal Ataturk en 1924 et remplacé par une république nationaliste laïque. La fondation des Frères musulmans est une réponse à cette situation d’incertitude dans laquelle l’Islam en tant que "communauté de croyants" a perdu son unité avec la fin du califat, ainsi qu’à l’échec des bourgeoisies arabes à mettre fin à la domination européenne.

Dans le cas de l’Égypte, la popularité des Frères musulmans s’est accrue à mesure que le parti nationaliste Wafd, qui a cédé à l’impérialisme colonial, s’est discrédité. Dans les années 1940, les Frères musulmans étaient déjà une organisation de masse, avec une base sociale essentiellement constituée de la classe moyenne urbaine inférieure, bien qu’ils aient réussi à rassembler divers groupes sociaux autour de leur programme d’unité de la communauté des croyants et de leurs activités caritatives dans les mosquées qu’ils contrôlaient. En raison de cette combinaison d’aide sociale, de valeurs religieuses et d’organisation partidaire, Roy affirme que l’Association "est à la fois une sorte de confrérie religieuse, soucieuse de l’amélioration morale de ses membres, un parti et un mouvement social". Bien que répudiant le colonialisme, elle a coexisté pacifiquement avec la monarchie du roi Farouk, renversée par le coup d’État des Officiers libres en 1952.

En ce qui concerne la relation entre les Frères musulmans et Nasser, Kepel affirme que "lorsque les Officiers libres, Nasser et ses compagnons, ont renversé l’ancien régime et pris le contrôle de l’État en juillet 1952, les Frères se sont retrouvés piégés entre les mains d’un nouveau régime, Les Frères sont pris dans une contradiction entre leur base sociale et leur idéologie" et s’ils soutiennent initialement le coup d’Etat et la dissolution des partis politiques, qu’ils croient favorables à l’unité de la "umma", "le projet nationaliste des raïs entre immédiatement en contradiction avec l’islamisme des Frères". Dès lors, les relations entre les Frères et l’Etat égyptien sont très instables.

Sous le régime de Nasser, l’Association est dirigée par Sayyid Qotb, qui est considéré comme le principal idéologue et inspirateur de l’islamisme sunnite radical actuel. Qotb a introduit une rupture avec les pratiques fraternelles antérieures qui avaient permis aux Frères de tolérer - et d’accepter - la monarchie. Selon Qotb, le monde, y compris les pays musulmans, vivait dans ce qu’il appelait la jahiliyya, un terme signifiant "ignorance" et faisant référence à la situation pré-islamique, impliquant que les pays musulmans étaient gouvernés par des apostats qui reniaient l’islam. Cette reprise du concept de tafkir, c’est-à-dire la possibilité de déclarer un dirigeant infidèle, a ouvert la porte à la radicalisation antigouvernementale et à une éventuelle guerre civile. Dans le cas des Frères, cela a conduit à une confrontation avec le nassérisme : Nasser a d’abord utilisé les Frères pour marginaliser les staliniens qui soutenaient son gouvernement. Mais cela n’a pas empêché les contradictions avec le régime nationaliste bourgeois et laïc de Nasser qui, dans le monde de la guerre froide, gravitait autour de l’Union soviétique. Après l’échec d’une tentative d’assassinat de Nasser, l’organisation des Frères a été sévèrement réprimée. Six de ses principaux dirigeants ont été exécutés, des milliers de ses membres ont été emprisonnés dans des camps de concentration et l’organisation a été déclarée hors-la-loi. Qotb est exécuté en 1966 et l’association est réduite à un militantisme clandestin et marginal. Nombre de ses membres se sont réfugiés en Arabie Saoudite, en Algérie et dans d’autres pays du Golfe, où ils ont fondé des branches de l’organisation. Sous les gouvernements de Sadate puis de Moubarak, les Frères musulmans conservent une existence semi-légale à condition de modérer leurs actions et de ne pas s’attaquer au gouvernement ou à l’Etat. Cette adaptation des Frères aux "puissances terrestres" les a rendus moins populaires parmi les jeunes étudiants universitaires et les secteurs pauvres qui se sont radicalisés au milieu des années 1970, ce qui a conduit à la formation de plusieurs groupes armés qui ont continué à perpétrer des attaques terroristes.

La politisation de l’islam sunnite dans les années 1970

Au début des années 1970, coïncidant avec la résurgence de l’islamisme, la structure sociale dans laquelle s’étaient consolidés les régimes nationalistes arabes bourgeois et laïques a commencé à s’effriter. L’auteur d’une étude sur les conditions de l’époque affirme que, bien que le nationalisme égyptien ait commencé à reculer en 1968, "l’élaboration idéologique de la nouvelle orientation n’a eu lieu qu’en 1974". La défaite du nassérisme et du baasisme, la suppression des communistes et de la nouvelle gauche, l’encouragement officiel de l’islam politique, souvent soutenu par des intérêts financiers et mercantiles privés liés à l’Arabie saoudite et à d’autres États pétroliers du Golfe (par exemple, la Banque islamique Faysal), ont redessiné les contours politiques, culturels et économiques du Moyen-Orient.

Ce soutien de l’État au militantisme islamiste a été observé dans les pays les plus importants de la région : en Égypte, le gouvernement de Sadate a accordé une certaine légalité aux Frères musulmans pour contrebalancer l’agitation parmi les étudiants et les travailleurs, essentiellement menée par le parti communiste stalinien et d’autres variantes de la gauche nationaliste. Ce processus a également eu lieu en Algérie [11], conduisant à l’émergence du FIS (Front islamique du salut). Et surtout, il s’est manifesté par l’influence idéologique croissante que l’Arabie saoudite a acquise en exportant sa version rigoriste de l’islamisme. Mais si certains ont accepté la condition de ne pas affronter ouvertement les gouvernements, cette situation a également conduit à l’émergence d’ailes radicalisées dans leur programme et leurs méthodes d’action.

La composition sociale de ces secteurs radicaux a considérablement changé par rapport à l’islamisme traditionnel. Au cours des années 60, le monde musulman a connu un processus d’urbanisation accéléré : à titre d’exemple, en 1978, année où le processus révolutionnaire iranien est entré dans sa phase aiguë, le pourcentage de la population urbaine a dépassé celui de la population rurale pour la première fois dans l’histoire. Cette masse d’anciens paysans s’entasse dans les banlieues des grandes villes où règnent la misère et le chômage. Ayant perdu leurs anciennes solidarités rurales, ils ont trouvé refuge et assistance dans les mosquées, qui ont joué le rôle de centres sociaux et politiques.
Outre cette base sociale dans la population appauvrie et récemment urbanisée, les groupes islamistes s’étaient renforcés au cours de la seconde moitié des années 1970 dans les universités, qui avaient acquis un caractère de masse sous les gouvernements nationalistes bourgeois. Selon Kepel, le profil des militants islamistes sunnites n’est pas celui de clercs ou d’oulémas : "le militant typique étudie à l’université moderne et laïque, avec une certaine propension pour les disciplines des sciences appliquées (...) Issus de la première génération qui sait lire l’arabe, ils cherchent dans le Coran des passages qui semblent exprimer leur rébellion contre l’ordre établi et appellent l’umma au djihad contre le Prince impie".

Cette situation sociale s’est produite dans le contexte de régimes dictatoriaux et répressifs, de sorte que les islamistes radicaux, malgré leur caractère religieux et donc socialement oppressif, ont également canalisé des revendications démocratiques - comme dans le cas de l’Algérie, de l’Égypte ou de l’Iran.

La "rupture islamique" avec la société existante a atteint un point culminant dans la sphère sunnite avec l’assassinat du président égyptien Anouar el-Sadate en octobre 1981 par le groupe islamiste radical al-Jihad (la guerre sainte). Dans l’idéologie du Jihad égyptien, le projet des Frères musulmans de recréer un véritable milieu islamiste en marge de la société, en un mot de réislamiser la vie sociale sans interférer dans la sphère politique, était totalement utopique. Au contraire, ils pensaient que la mort du dictateur Sadate favoriserait le soulèvement populaire, y compris dans les rangs de l’armée, comme cela s’était produit lors des événements révolutionnaires en Iran. Il n’en a rien été, les militants du Jihad qui avaient participé à l’attentat, y compris des membres des forces armées, ont été exécutés.

La révolution iranienne et la radicalisation de l’islamisme chiite

La révolution iranienne qui a renversé le Shah Reza Pahlevi en 1979 a radicalement changé le paysage de la lutte des classes au Moyen-Orient et reste encore aujourd’hui, près de trente ans plus tard, le paradigme de la révolution et de la contre-révolution dans le monde musulman. Le développement d’un processus révolutionnaire présentant les caractéristiques d’un pays capitaliste semi-colonial moderne a bouleversé la conception selon laquelle il s’agissait de pays "féodaux" ou en voie de consolidation d’un régime "pré-moderne" avec les ayatollahs à sa tête. Pour la première fois, le mouvement ouvrier fait irruption sur la scène en tant qu’acteur clé, une intervention que le nationalisme bourgeois et les partis staliniens avaient réussi à éviter depuis les rébellions anticoloniales.

La découverte du pétrole en 1908 et la création de la British Anglo-Persian Oil Company marquent l’intégration de l’Iran (Perse) dans le marché capitaliste mondial, essentiellement en tant que fournisseur de ressources énergétiques exploitées par les grandes puissances, d’abord la Grande-Bretagne, puis les États-Unis. Cela entraîne la croissance unilatérale des secteurs liés au pétrole et de ses industries subsidiaires et l’émergence, dès le début du XXe siècle, d’une classe ouvrière concentrée.

Il en résulte des inégalités de développement exacerbées et une structure sociale complexe, qui associe le poids des classes urbaines issues des processus de "modernisation" économique - classe ouvrière, classes moyennes éduquées et bourgeoisie liée aux entreprises impérialistes - à des secteurs plus arriérés qui constituent dans les villes les "bazars", terme ambigu désignant aussi bien l’artisanat et le petit commerce que les secteurs financiers non liés à l’économie occidentalisée. Historiquement, ce secteur de la petite bourgeoisie et de la petite bourgeoisie commerciale a souffert des politiques d’"ouverture" aux capitaux étrangers et aux importations, ce qui a été particulièrement ressenti dans les industries traditionnelles telles que le textile et la fabrication de tapis à l’aide de méthodes artisanales.

La structure agraire, qui avait constitué une part importante de l’économie, était toujours dominée par de grands domaines et une masse de paysans pauvres et sans terre, à la productivité très faible. Les oulémas entretenaient des relations étroites avec ces secteurs, qui avaient souffert de la pénétration impérialiste. L’alliance entre le clergé et les "bazars", qui s’est manifestée en 1977-78 contre la monarchie des Pahlevi, remonte à la révolution constitutionnelle de 1905 et s’est répétée à différentes époques du 20ème siècle.

La monarchie du Shah Reza Pahlevi, qui a duré de 1953 à 1979, s’est rapidement transformée en une dictature sanglante. Alors que les Etats-Unis et les puissances occidentales le présentaient comme un "progressiste" ou un "démocrate" affrontant les forces obscures "médiévales" représentées par le clergé, le shah avait développé un formidable appareil de répression interne dont l’emblème était la Savak, la redoutable police politique, qui s’était chargée de traquer et d’emprisonner les militants du Tudeh (Mass) et du Front national de gauche. Le Shah s’est également doté d’une armée puissante dotée d’un armement sophistiqué qu’il a reçu des États-Unis, faisant de l’Iran l’un des principaux piliers de la domination américaine dans la région, avec l’État d’Israël et l’Arabie saoudite.

Du début des années 1960 au milieu des années 1970, le Shah avait lancé un programme de réformes économiques, connu sous le nom de "révolution blanche", visant à liquider les vestiges de l’ancienne économie traditionnelle au profit d’une plus grande pénétration impérialiste et des secteurs liés à cette "modernisation", notamment dans le pétrole, renversant les mesures nationalistes tièdes prises par l’éphémère gouvernement du Front national de Mossadeg, renversé par un coup d’État orchestré par la CIA et les services britanniques en 1953.

En 1962, une réforme agraire est lancée, visant essentiellement à introduire des relations capitalistes modernes dans les campagnes, à augmenter la productivité en abaissant les coûts et à rendre disponible une main-d’œuvre qui, sans perspectives dans les zones rurales, serait transformée en salariés urbains pour des emplois non qualifiés. Cette "réforme agraire" a surtout favorisé les "propriétaires terriens absentéistes" qui ont reçu des compensations financières considérables pour leurs terres en friche.

Les relations entre le clergé et le régime du Shah sont devenues de plus en plus conflictuelles. Si les raisons pour lesquelles la grande majorité du clergé chiite s’est tournée vers l’opposition sont complexes (il a rejeté certaines réformes libérales qui touchaient principalement les femmes et avait perdu des domaines d’influence tels que le droit et l’éducation), les éléments économiques jouent un rôle clé. La réforme agraire a touché de nombreux religieux qui avaient accumulé d’importantes propriétés foncières ou qui bénéficiaient non seulement des contributions des propriétaires terriens et des bazars, mais gagnaient également des revenus en louant à des familles paysannes les terres qu’ils avaient reçues à des fins caritatives (waqfs). Selon F. Halliday, "les manifestations de masse de juin 1963, au cours desquelles Khomeini a acquis une certaine notoriété (...) ont pu inclure l’opposition des mollahs à la réforme agraire, précisément parce que les waqfs étaient une source de revenus et un symbole de leur indépendance" [12]. Dans le même temps, le shah a tenté à plusieurs reprises de décentraliser les zones de bazar où se regroupaient les secteurs intermédiaires opposés au régime et les mosquées qui les organisaient. Ces raisons, entre autres, ont poussé le clergé, l’un des secteurs les plus conservateurs de la société iranienne, à l’action politique.

Le processus révolutionnaire a débuté en juin 1977 lorsque, malgré les revenus pétroliers élevés, la crise économique et financière a poussé une grande partie de la société dans l’opposition. L’un des moteurs de la mobilisation, outre le mécontentement social généralisé, était les revendications démocratiques et anti-impérialistes. Le programme de Khomeiny, qu’il transmettait par ses messages enregistrés depuis l’exil, s’articulait autour de trois axes : l’expulsion des innombrables conseillers américains, les relations avec Israël et la dictature monarchique.

Jusqu’à la mi-1978, les principaux acteurs sociaux des manifestations anti-Chah étaient principalement les classes moyennes qui avaient été exclues des bénéfices de la "modernisation" impérialiste, les travailleurs non qualifiés, les chômeurs et les pauvres des villes, dont la grande majorité était constituée d’une population nouvellement urbanisée qui avait été chassée des campagnes à la suite de la réforme agraire entreprise par le Chah. Ces secteurs populaires et semi-prolétariens sont rejoints par la bourgeoisie de bazar et le clergé.
À partir de la seconde moitié de 1978, le prolétariat concentré entre en scène de manière décisive. Le 8 septembre 1978, l’armée du Shah réprime violemment une mobilisation à Téhéran. Cette journée, qui est entrée dans l’histoire sous le nom de "vendredi noir", a fait entre 1000 et 3000 morts parmi les manifestants.

La réaction de la classe ouvrière à ce massacre a été massive. Comme l’explique N. Keddie, cette intervention ouvrière a amorcé "la phase cruciale de la révolution, avec des grèves politico-économiques massives contre le Shah à partir de la fin de l’été, qui ont duré jusqu’à la fin de la révolution et ont pratiquement paralysé l’économie". L’auteur poursuit en décrivant comment "les grèves ont commencé en septembre à la raffinerie de pétrole de Téhéran et à l’énorme complexe pétrochimique de Bandar Shahpur, suivies quelques jours plus tard par une grève des travailleurs de la NIOC à la principale succursale d’Ahwaz. Les grèves se sont ensuite étendues à l’Etat et à l’industrie pétrolière, si bien qu’à la fin du mois d’octobre, les niveaux de production sont tombés à une moyenne de 1,5 million de barils par jour, soit une baisse de 28% par rapport à leur niveau antérieur".

Ces grèves ont immédiatement pris un caractère politique en raison de la chute du régime. Pendant les quatre mois où la vague de grèves s’est propagée, la classe ouvrière a fait preuve d’un énorme pouvoir social et a commencé à se doter d’organes démocratiques, semblables à des conseils ouvriers, les shoras, qui ont commencé à exercer un embryon de contrôle ouvrier [13]. L’exemple des saisies d’usines s’est également étendu aux campagnes, où les paysans pauvres ont occupé seuls de grands domaines. Ces actions ouvrières se sont poursuivies après la chute du Shah et ont été l’une des cibles de la répression de la faction khomeiniste.

D’un point de vue politique, outre les groupes favorables au khomeinisme et à la bourgeoisie libérale, une série de groupes de gauche sont intervenus au cours du processus révolutionnaire, depuis le Tudeh stalinien jusqu’aux groupes trotskystes [14], en passant par le prétendu "islamo-marxisme", fondés principalement dans les communautés iraniennes exilées et expatriées qui sont rentrées en Iran lors des événements de janvier 1979.

L’idéologie de la "révolution islamique"

L’ayatollah Khomeini avait été expulsé d’Iran en 1964 pour avoir dénoncé la présence de conseillers militaires américains comme une violation de la souveraineté nationale. En exil pendant près de quinze ans, principalement en Irak puis à Paris, il a élaboré une stratégie visant à instaurer un régime théocratique dans lequel le clergé, sous l’égide du Guide suprême de la révolution et du Conseil des experts, conservait le pouvoir d’État.

Cependant, l’idéologue clé de la révolution iranienne n’était pas Khomeini ou un autre religieux, mais Ali Shariati, un sociologue laïc exilé en France pendant le régime du Shah. Shariati a concilié une interprétation particulière du Coran et du chiisme avec les idées du populisme du tiers-monde, en incorporant des éléments de théoriciens anticolonialistes tels que Frantz Fanon, dans lesquels il a cherché un terrain d’entente entre le capitalisme occidental et le marxisme.

Shariati soutient que la lutte de libération nationale ne peut ignorer les facteurs culturels et religieux qui constituent l’identité d’un peuple. Il a donc introduit une version islamiste de la "théologie de la libération", combinant l’élément religieux qui sous-tend l’identité islamique iranienne avec d’autres éléments qui constituent la nation iranienne. Selon lui, chaque société possède une manifestation culturelle qui exprime la révolution. Dans le cas de l’Iran, ce rôle est joué par l’Islam, qui est une idéologie révolutionnaire parce que, dès ses débuts, il est une référence pour les "dépossédés" et propose l’égalité sociale. Cette sorte d’"islamo-marxisme" et son opposition à l’appropriation du pouvoir politique par les oulémas ont rapproché Shariati des variantes les plus radicales de la gauche islamiste, comme les Moudjahidines du peuple.

Comme le dit Kepel, Khomeini s’est approprié cette "rhétorique socialiste chiite (...) en s’appuyant sur les déshérités, un terme plutôt ambigu qui permettait à tous de s’identifier à lui, à l’exception du shah et de la cour impériale" [15].
. L’islamisme, comme le nationalisme bourgeois, cherche à réconcilier les différences de classes qui déchirent les sociétés capitalistes musulmanes, soit par "l’unité de la nation arabe", soit par la "communauté des croyants". Cette idéologie polyclassiste avec laquelle le marxisme a été combattu a servi les intérêts des bourgeoisies locales qui, par un discours unificateur, ont empêché les travailleurs et les opprimés de développer une politique indépendante.

Le Tudeh et la politique de front populaire

La tradition communiste en Iran remonte au début du 20e siècle. Précédé par une longue relation entre les travailleurs immigrés iraniens et les bolcheviks russes dans les champs de pétrole de Bakou et le développement d’une tendance narodniki, le Parti communiste iranien est fondé en juin 1920 et participe au Congrès des peuples d’Orient qui se tient à Bakou en septembre 1920. Dès le début, il connaît d’importantes divergences internes, mais finit par suivre le processus de stalinisation de l’ensemble de l’Internationale communiste.

En 1941, le parti communiste change de nom pour devenir le Tudeh (masses), au sein duquel la tendance majoritaire est stalinienne pro-soviétique, cohabitant avec des ailes nationalistes, qui officiellement ne défendent pas le socialisme mais la formation d’une "alliance antifasciste", suivant ainsi la ligne de la bureaucratie moscovite. Ainsi, la tradition de la gauche iranienne est celle du stalinisme, avec sa théorie de la révolution par étapes et sa collaboration conséquente avec les secteurs bourgeois-nationalistes.

Le Tudeh est dans l’opposition pendant le gouvernement du Front national de Mossadeg, mais il a construit un vaste réseau parmi les officiers de l’armée, qui a été découvert et démantelé après le coup d’État de 1953. Sous la dictature de Pahlevi, le parti Tudeh a été interdit et réprimé. En 1976, il met en avant la nécessité d’une large alliance polyclassiste incluant "le clergé, la bourgeoisie nationale et même certains membres de ce que Kianuri (secrétaire du comité national du NdelR) considérait comme la "grande bourgeoisie"". Dans un article, Kianuri fait référence aux forces "progressistes" et "patriotiques", affirmant que "la révolution en Iran en est à son stade initial, c’est-à-dire anti-impérialiste et démocratique" et qu’il est nécessaire de s’allier avec "les forces sociales en Iran qui, bien qu’éloignées de la gauche, voire de toute tendance démocratique, sont désireuses de renverser le régime actuel".

Lors de la révolution de 1978-1979, le Tudeh a maintenu sa ligne de front populaire et a soutenu le gouvernement de Khomeiny. Une fois de plus, cette capitulation devant la "bourgeoisie nationale" en vue d’une étape "anti-impérialiste" de la révolution s’est avérée criminelle. Les staliniens étant l’un des principaux détracteurs des guérillas radicalisées, "les khomeinistes ont utilisé le soutien du Tudeh pour éliminer leurs opposants et faciliter les relations avec Moscou" [16]. Début 1983, le gouvernement tourne le dos au Tudeh et arrête plusieurs de ses membres (...) Le parti est accusé d’espionnage au profit de l’Union soviétique et de complot visant à renverser le gouvernement. Ses officiers de l’armée sont exécutés tandis que ses idéologues comme Ehasan Tabari et Nureddien Kianuri sont emprisonnés. Ils sont ensuite apparus à la télévision pour demander pardon et clémence, condamnant leur passé, laissant entendre que leur parti faisait partie d’un réseau d’espionnage pour les Soviétiques et affirmant que le chiisme était supérieur au marxisme". Ces "aveux" ont été obtenus sous la torture. La plupart des Fedaiyin, alliés au Tudeh, ont également été arrêtés. Les deux partis ont été interdits en 1983.

La débâcle du populisme iranien

Dans les années 1970, une faction radicalisée s’est formée au sein du Tudeh, basée principalement sur le mouvement étudiant, qui s’est finalement détachée et a formé l’une des principales organisations armées, les Fedaiyin du peuple. Les Moudjahidines du peuple, l’autre organisation qui a adopté la lutte armée et une stratégie de guérilla , étaient quant à eux, contrairement aux Fedaiyinis, presque tous des marxistes ayant rompu avec le Tudeh ou le Front national, et trouvaient leur origine dans l’aile islamiste du Front national, en particulier le Mouvement pour la liberté de l’Iran, dirigé depuis 1961 par Bazargan (nommé par Khomeiny premier ministre du gouvernement intérimaire après la chute du Shah) et l’ayatollah Taleqani. Les moudjahidines étaient composés principalement de fils de bazaari et d’oulémas, comptaient de nombreuses femmes dans leurs rangs et influençaient surtout le mouvement étudiant et accessoirement des sections de travailleurs, bien que la classe ouvrière ait eu tendance à sympathiser avec le Tudeh ou le Fedaiyin.

Idéologiquement, les Moudjahidines étaient des adeptes d’Ali Shariati et, comme les Fedaiyines, ils avaient entrepris des activités de guérilla qui, au milieu des années 1970, leur avaient fait perdre de nombreux militants et combattants à cause de la répression de la Savak et de l’armée du Shah.Avec la dynamique révolutionnaire, une partie des moudjahidines s’est radicalisée et a commencé à se rapprocher du marxisme, jusqu’à ce qu’en 1975, la majorité de la direction des moudjahidines vote pour déclarer l’organisation "marxiste-léniniste". Dans une lettre, le fils de l’ayatollah Taleqani explique à son père ce tournant radical des moudjahidines : "Pour organiser la classe ouvrière, nous devons rejeter l’islam, rejeter la religion afin d’accepter la principale force dynamique de l’histoire : celle de la lutte des classes. Bien sûr, l’Islam peut jouer un rôle progressiste, notamment en mobilisant les intellectuels contre l’impérialisme. Mais c’est seulement le marxisme qui fournit une analyse scientifique de la société et se concentre sur les classes exploiteuses pour leur libération".

Cette transformation de l’aile radicale des moudjahidines en une organisation marxiste et maoïste a conduit à une crise interne et à l’éclatement violent des sections les plus conservatrices de l’organisation. Ainsi, lorsque les actions révolutionnaires commencent en 1977, il y a deux moudjahidines : les islamistes, qui ont du poids dans les secteurs étudiants, et les marxistes qui se sont tournés vers la classe ouvrière et où la tendance maoïste Peykar est active. Les Fedaiyin s’étaient également divisés : un groupe avait décidé de rejoindre le Tudeh après les défaites subies dans la lutte armée au début des années 1970 et l’autre secteur restait indépendant et critique de la politique conciliante et modérée du Tudeh.

L’évolution de l’aile gauche des moudjahidines de l’islamisme vers un certain marxisme, quoique populiste et maoïste, montre que le fondement religieux, lorsqu’il s’agit d’organisations populaires qui interviennent dans le mouvement de masse dans le cadre de processus révolutionnaires, n’est pas une limite absolue qui exclut toute possibilité de radicalisation politique [17]. En effet, les conflits dans le cadre de la dynamique révolution-contre-révolution trouvent leurs racines non pas dans l’idéologie, c’est-à-dire dans la fausse conscience avec laquelle les acteurs sociaux (religieux ou non) sont initialement conçus, mais dans les contradictions générées par les rapports sociaux de production et la domination politique des classes exploiteuses [18].

Dans le même temps, le parcours politique des moudjahidines a mis en évidence les conséquences désastreuses pour le mouvement de masse de la stratégie populiste de la collaboration de classe. En 1981, les moudjahidines ont déclaré la guerre au régime de Khomeini et, avant d’être écrasés, ils ont mené plusieurs actions armées à un moment où la théocratie khomeyniste consolidait son pouvoir interne autour de la guerre contre l’Irak [19]. La répression contre les moudjahidines a été brutale. Ils se sont alors alliés à l’ancien président Banir Sadr, l’un des principaux théoriciens du pouvoir islamique, destitué par Khomeiny en juin 1981. Masud Rajavi, le principal dirigeant des moudjahidines, s’est réfugié avec Banir Sadr en France où ils ont fondé le Conseil national de la résistance, auquel se sont joints tous les opposants à Khomeiny, généralement des secteurs libéraux. Après avoir été l’un des facteurs clés de la défaite militaire des sections de l’armée encore fidèles au Shah dans les journées des 10 et 11 février 1979, les Moudjahidines du peuple ont fini par établir une relation d’utilisation mutuelle avec les États-Unis et la France, en adoptant une position ouvertement pro-impérialiste [20].

Pendant la guerre fratricide entre l’Iran et l’Irak qui a duré de 1980 à 1988, les moudjahidines ont combattu du côté de l’Irak contre l’Iran, espérant que la guerre ferait s’effondrer la République islamique, ce qui était la politique des États-Unis. Dans la confrontation actuelle entre l’Iran et les Etats-Unis, son principal dirigeant, Maryam Radjavi, préconise des sanctions économiques et politiques combinées à une politique de "révolution orange" encouragée par les Etats-Unis et l’UE.

Quelques réflexions finales sur l’expérience iranienne

L’élément religieux incarné par le clergé chiite en Iran a séduit certains secteurs de l’intelligentsia occidentale qui, frappés par la radicalité du processus, ont cherché à démontrer que le processus iranien était la preuve que le "modèle de révolution moderne, ouvrière et socialiste" proposé par le marxisme avait été épuisé. Parmi eux, Michel Foucault a cru trouver dans l’Iran de 1978-79, et en particulier chez les partisans de Khomeiny, une nouvelle "spiritualité politique" exprimant enfin la "volonté de n’être gouverné par personne", la résistance "à cette monstruosité qu’on appelle l’Etat" [21]. Selon Foucault, les Iraniens ne voulaient pas d’une révolution mais d’un "gouvernement islamique", mais "par "gouvernement islamique", personne en Iran n’entend un régime politique dans lequel les clercs ont un rôle de supervision ou de contrôle (...) Khomeini n’est pas un homme politique. Il n’y aura pas de parti Khomeini, il n’y aura pas de gouvernement Khomeini".

Foucault était impressionné car, selon lui, "en Iran, il n’y a pas de lutte entre différents éléments. Ce qui lui donne cette beauté, et en même temps cette gravité, c’est qu’il n’y a qu’un seul affrontement : entre le peuple tout entier et le pouvoir de l’État qui le menace de ses armes et de sa police". Il ne pouvait pas se tromper davantage. Contre toute évidence, Foucault a nié la profonde lutte d’intérêts de classe antagonistes qui s’est manifestée au cours du processus révolutionnaire, mal dissimulée par la lutte généralisée contre la dictature du Shah et l’ingérence américaine. Comme le dit Kepel, "les différences sociales ne sont apparues qu’après le renversement de l’ancien régime ; les anciens alliés ont été détruits l’un après l’autre par le groupe qui est sorti victorieux : la bourgeoisie croyante".

Khomeini a fondé son propre parti - le Parti républicain islamique - et mis en place des groupes armés tels que les Gardiens de la révolution et la milice du Hezbollah, qui ont constitué l’appareil répressif avec lequel le régime a éliminé la gauche des usines et des universités. Entre 1981 et 1983, des milliers de membres des Moudjahidines et du Tudeh ont été arrêtés et tués et le régime khomeiniste a consolidé son emprise sur le pouvoir et, par la terreur, a fini par consolider une théocratie réactionnaire qui a maintenu le pouvoir entre les mains de la bourgeoisie baasiste et du clergé.

Mais si, au cours de la révolution, Foucault s’était émerveillé des mollahs et du rôle de l’islamisme comme réaction contre la "modernité", l’issue tragique du processus révolutionnaire iranien l’a conduit à des conclusions aussi erronées que les siennes, bien que symétriquement opposées. Des années après la révolution, l’universitaire marxiste F. Halliday a déclaré dans une interview que "les événements de 1979 ont mis en lumière ce qui, à mon avis, était la principale erreur évitable de la majeure partie de la gauche iranienne - sa position catastrophique à l’égard du "libéralisme". En substance, la gauche s’est alliée à Khomeiny pour briser le "libéralisme", c’est-à-dire les forces démocratiques modérées qui s’opposaient au chah mais à la dictature cléricale. Il s’agissait d’une erreur politique, car Khomeini a détruit la gauche de la même manière qu’il avait précédemment attaqué les libéraux, mais cela reflétait également une erreur théorique sur le caractère des forces sociales et idéologiques en Iran. Dans la perspective du matérialisme historique, les "libéraux" reflétaient une position plus progressiste que les idées et les politiques réactionnaires de Khomeini. Cela est évident dans l’histoire de l’Europe, où la bourgeoisie libérale a joué un rôle important dans la lutte contre le féodalisme et les idées qui lui étaient associées". Halliday va même jusqu’à affirmer que l’échec de la gauche iranienne à forger une large alliance avec les libéraux est comparable à l’erreur "des communistes allemands qui, au début des années 1930, se sont alliés aux fascistes pour détruire les sociaux-démocrates".

Ces discussions soulevées à l’époque par la révolution iranienne éclairent à bien des égards les débats actuels sur la nature sociale et politique des processus de lutte des classes dans le monde musulman et sur les organisations islamistes qui peuvent les mener.

En ce sens, il est important de systématiser certaines définitions :

Sur le caractère de la révolution

La révolution iranienne n’était pas une "révolution islamique" au sens d’une lutte religieuse, mais ses forces motrices étaient les contradictions qui déchiraient la société iranienne au milieu des années 1970 : la fin du boom économique et du processus de "modernisation", la polarisation croissante entre l’élite bourgeoise liée à l’économie mondiale et à l’impérialisme et la bourgeoisie de bazar, la transformation de l’Iran en l’un des piliers de la sécurité américaine dans la région, et le caractère répressif et corrompu de la dictature du Shah Reza Pahlevi. Cette situation a déclenché une agitation sociale généralisée qui a galvanisé la classe ouvrière, les pauvres des villes et les classes moyennes, les poussant à agir et à s’opposer à l’appareil répressif du shah. En somme, il s’agissait d’une révolution à forte composante démocratique - contre la dictature monarchique du shah et la soumission à l’impérialisme - qui avait commencé à prendre une première dynamique ouvrière, surtout à partir du second semestre 1978 et pendant les premiers mois du gouvernement provisoire mis en place après la chute du shah en février 1979.

Sur le clergé et son rôle politique

Le clergé chiite, contrairement à l’islam sunnite, constituait une sorte de caste sociale, avec ses hiérarchies et ses intérêts internes. Son financement par des dons directs des fidèles lui confère une autonomie importante par rapport à l’Etat. Il était traditionnellement quiétiste, c’est-à-dire qu’il n’intervenait pas directement dans la politique et essayait en fait de s’accommoder des gouvernements en place. Lors des événements de 1978-79, bien qu’elle ait eu du poids, elle n’était qu’une des factions impliquées dans le processus, liée à la bourgeoisie de Bazaari basée parmi les pauvres des villes. Selon O. Roy, "la radicalisation du chiisme iranien dans les années 1960 et 1970 signifie la confluence de deux tendances très différentes, la cléricalisation et la politisation des oulémas chiites et l’idéologisation de la doctrine chiite".

En exil, Khomeini est devenu le symbole de l’opposition à la monarchie, il a adapté son discours politique, dissimulant sa théorie du velayat-e-faih (qui est la base doctrinale de la théocratie qu’il établira plus tard) qui a non seulement provoqué des frictions au sein du clergé, mais a également irrité les classes moyennes laïques. Il emprunte le vocabulaire de Shariati et proclame que "le but de la révolution est l’établissement d’une République islamique qui protégera l’indépendance et la démocratie de l’Iran". Il gagne ainsi le soutien d’un large spectre social allant de la bourgeoisie du bazar et du clergé aux pauvres des villes, à la petite bourgeoisie éduquée et à la majorité des intellectuels.

Il revient victorieux en Iran le 1er février 1979, bien que les événements qui ont précipité la fuite du Shah aient été menés par d’autres secteurs : la classe ouvrière, qui a mené une grève générale pendant près de quatre mois avec l’émergence de conseils - shhoras - qui, dans certains cas, ont pris le contrôle des usines ; les secteurs populaires qui ont commencé à mettre en place ce que l’on appelle les komitehs, organes naissants de coordination des actions et d’autodéfense, ainsi que des groupes armés tels que les Fedaiyin et les Moudjahidines du peuple. À cela s’ajoute la lutte des Kurdes pour l’autodétermination nationale.

Le mécanisme par lequel le clergé a anéanti ses opposants et a fini par établir un régime fortement autoritaire n’est pas particulièrement religieux ou islamique, mais comme tout autre secteur réactionnaire dans l’histoire qui tente d’arrêter une révolution ou de s’emparer du pouvoir d’État, il a été basé sur la la terreur d’État et la répression politique et sociale. Incontestablement, la "morale religieuse" a brutalisé l’oppression sociale, en particulier, mais pas seulement, à l’encontre des femmes, restreignant les libertés démocratiques gagnées avec la chute du Shah.

La preuve en est qu’il a fallu plus de deux ans à Khomeini pour stabiliser un régime théocratique. Le gouvernement provisoire dirigé par Mehdi Bazargan - un intellectuel musulman modéré lié à la bourgeoisie occidentalisée - qui avait pris le pouvoir en février 1979 après la chute du shah, n’avait pas réussi à rétablir l’autorité de l’Etat. Khomeini avait mis en place un pouvoir parallèle au gouvernement révolutionnaire provisoire, le Conseil révolutionnaire, qui réunissait des religieux et des intellectuels liés aux baasistes. Même pour gagner de l’influence sur la gauche, la faction khomeiniste s’est emparée de l’ambassade américaine en novembre 1979 et a retenu les otages pendant plus de 400 jours. Le clergé était également fragmenté et d’autres ayatollahs, tels que Sharitmadari, contestaient le pouvoir de Khomeini. Pour surmonter cette situation, Khomeini a créé des groupes de choc tels que les milices du Hezbollah et les gardiens de la révolution qui ont attaqué les travailleurs, les femmes, les étudiants et les groupes de gauche. Entre 1981 et 1983, une "normalisation" a été achevée avec la liquidation du Tudeh et des Moudjahidines du peuple, dans le cadre de l’unité nationale que Khomeini a construite autour de la guerre avec l’Irak.
La faiblesse politique de la classe ouvrière à proposer une alternative pour l’ensemble des opprimés, l’absence d’une direction révolutionnaire dans une situation où les groupes de gauche existants professaient la collaboration de classe et le populisme politique, et l’hostilité impérialiste, et non le caractère "médiéval" ou "irrationnel" de Khomeini ou de l’"islamo-fascisme", sont quelques-uns des éléments qui expliquent le paradoxe de la révolution iranienne. Malgré ce résultat, l’impact régional et mondial de ce processus a été énorme. Les États-Unis ont perdu l’un de leurs principaux alliés dans la région et ne parviennent toujours pas à le réintégrer dans leur orbite de domination.

Du "djihad" afghan à la montée en puissance d’Al-Qaïda

L’onde de choc de la révolution iranienne menaçait d’embraser les pays musulmans. Le gouvernement de Khomeini a appelé les masses musulmanes au djihad contre leurs gouvernements, contre le "Grand Satan" (les États-Unis) et l’État d’Israël, et a eu tendance à transcender, dans un premier temps, le clivage historique entre sunnites et chiites. Tout en dénonçant Khomeini pour sa collaboration avec le régime laïc syrien et en le déclarant ennemi de l’islam, les Frères musulmans ont commencé à soutenir explicitement la révolution iranienne et ont critiqué l’arrivée du Shah réfugié en Égypte. D’autres groupes radicalisés comme al-Jihad voient dans l’Iran un modèle pour les pays musulmans. Les secteurs salafistes liés à la monarchie saoudienne, qui attaquent Khomeiny et cherchent à approfondir et à exploiter les différences entre sunnites et chiites, font exception à cette sympathie.

L’Arabie saoudite s’est imposée pour contrer de manière décisive l’impact de la révolution iranienne. Les États-Unis, l’État d’Israël et les États du Golfe ont soutenu l’initiative du royaume, qui a financé la propagation de l’islam wahhabite et d’autres variantes tout aussi conservatrices. Cette "croisade" contre l’Iran de Khomeiny inclut le "djihad afghan" et sa lutte contre l’Union soviétique, qui a duré de 1980 à 1989.

L’opération en Afghanistan a constitué un processus de renversement de la tendance anti-impérialiste issue de la révolution iranienne, qui a été décisif pour la forme qu’a prise l’islamisme militant sunnite dans le monde entier au cours des décennies suivantes.
Selon Kepel, "le but du djihad, financé dans ce pays par les pétromonarchies de la péninsule arabique et la CIA, était d’infliger à l’Union soviétique, qui avait envahi Kaboul en décembre 1979, un "Vietnam" qui précipiterait sa chute". Dans l’Islam et le monde arabe, elle visait à affaiblir l’hégémonie de la lutte palestinienne dans l’imagination des masses populaires et à détourner la lutte contre les États-Unis incitée par l’Iran de Khomeiny vers la lutte contre les "infidèles impies" de l’Union soviétique, qui "faisait écho" à la lutte contre les États-Unis contre "l’empire du mal". Au cours de la décennie qui a précédé le retrait de l’Armée rouge en 1989, des djihadistes de l’ensemble du monde musulman, basés dans la province frontalière pakistanaise de Peshawar, ont convergé vers la cause islamiste en Afghanistan. Cette concentration dans des camps d’entraînement où, outre la lutte armée, prévaut une idéologie religieuse rigoriste, donnera naissance, une fois le conflit afghan terminé, à un réseau de militants et de combattants prêts à s’engager pour d’autres causes.

Le "djihad afghan" a été soutenu par l’Arabie saoudite, les États-Unis, le Pakistan et d’autres États du Golfe. Le financement américain est documenté et reconnu par les responsables eux-mêmes. Dans une interview célèbre, Zbigniew Brzezinski, ancien conseiller à la sécurité nationale de l’administration Carter, a affirmé que le président Carter avait autorisé la CIA à soutenir les "combattants de la liberté" afghans avant même l’invasion soviétique. L’objectif était d’"entraîner l’URSS dans le piège de l’Afghanistan", afin qu’elle ait son propre "Vietnam" [22]. Brzezinski a justifié cette "excellente idée" de financer la guérilla afghane contre les Soviétiques en demandant : "Qu’est-ce qui est le plus important pour l’histoire du monde : les talibans ou la chute de l’empire soviétique ? quelques fous islamistes ou la libération de l’Europe centrale et la fin de la guerre froide ?"

Après l’expulsion de l’Armée rouge, les États-Unis ont continué à soutenir les islamistes afghans par l’intermédiaire du Pakistan, ce qui a abouti à la montée au pouvoir du mouvement taliban en 1996. Mais le consensus antisoviétique (et anti-iranien) qui unissait les États-Unis, la monarchie saoudienne, la plupart des gouvernements arabes et les militants islamistes radicaux s’était déjà définitivement brisé lors de la première guerre du Golfe en 1991.

L’alignement de la monarchie saoudienne sur les Etats-Unis contre l’Irak, le maintien des troupes américaines sur le territoire saoudien, où se trouvent les lieux saints de l’Islam, et la dynamique qu’ont pris les "djihadistes", ont conduit à la rupture de ce mouvement avec ses anciens alliés. Oussama ben Laden, qui était revenu sur le territoire saoudien pour lutter contre le gouvernement saoudien "infidèle" qui autorisait la présence étrangère en terre musulmane, a été expulsé et déchu de sa nationalité en 1994. Ben Laden s’installe avec un groupe de fidèles d’abord au Soudan, puis en Afghanistan, sous la protection des Talibans.
En quelques années, les combattants afghans de la liberté sont devenus l’ennemi numéro un de l’Amérique.

À la fin des années 1980, Oussama ben Laden, un millionnaire saoudien qui avait joué un rôle de premier plan dans l’organisation des brigades islamistes en Afghanistan, fonde al-Qaïda (la base), une nouvelle organisation aux caractéristiques inconnues jusqu’alors, dont l’action devait précipiter un changement de la situation internationale. Cette organisation, avec d’autres, forme des réseaux internationaux dans lesquels, selon la définition d’O. Roy, "l’action prédomine sur l’idéologie et l’organisation" et qui reposent "avant tout sur la circulation des militants, et non sur une véritable organisation internationale". Concernant leur caractère déterritorialisé et l’impact d’Al-Qaïda sur les communautés musulmanes installées depuis deux générations dans les pays européens, notamment en France et en Grande-Bretagne, le même auteur poursuit : "Si ces réseaux sont internationaux, plus qu’en raison d’une approche stratégique, c’est parce qu’ils expriment une nouvelle réalité sociale, celle du déracinement et du nomadisme des diasporas musulmanes dans le monde occidental. On assiste à l’invention d’une umma imaginaire, avec la circulation de militants cosmopolites en quête d’une cause".

Al-Qaïda et le calcul de la terreur

Bien qu’il soit difficile d’avoir une estimation objective de la composition sociale et de la stratégie politique d’Al-Qaïda, car les analyses disponibles sont largement teintées d’intérêt politique et idéologique, certains éléments soulevés par les spécialistes de l’organisation semblent pertinents.
Compte tenu de son émergence et de ses principaux dirigeants - Oussama ben Laden et Ayman al-Zawahiri - la fondation d’Al-Qaïda a rassemblé les courants égyptien et saoudien de l’islamisme sunnite radical. Comme mentionné plus haut à propos des groupes radicalisés qui émergeaient dans l’Egypte post-Nasser en marge des Frères musulmans, l’interprétation de la situation que traversaient les sociétés islamiques permettait et encourageait, comme partie de la solution, la lutte au sein même de l’Islam contre les gouvernements "impies" qui, agissant en son nom, corrompaient les valeurs prêchées par le Prophète et ses quatre premiers successeurs.

Al-Zawahiri est issu de ce milieu clandestin qui a tenté sans succès de détruire "l’ennemi proche" en s’attaquant aux gouvernements de divers pays - Égypte, Algérie et Arabie Saoudite, entre autres. Cet échec a conduit à un changement radical des priorités de la nouvelle organisation : la lutte contre l’"ennemi lointain", c’est-à-dire les États-Unis et Israël, et la dimension internationaliste de la lutte ont remplacé les guérillas nationales, qui avaient été pratiquement anéanties.

Ce virage stratégique d’Al-Qaïda, qui a finalement abouti aux attentats du 11 septembre contre les tours jumelles de New York, a été amorcé en 1996, année charnière. Les groupes liés à la cause afghane n’avaient pas réussi à construire une base propre dans leur pays d’origine, comme l’Arabie saoudite, pour mener une lutte visant à renverser les gouvernements pro-occidentaux jugés "apostats". Ils ont également échoué dans leurs tentatives d’exporter le "djihad" vers d’autres territoires musulmans tels que la Bosnie, l’Algérie et la Tchétchénie. Ce revirement indique que l’organisation et ses cellules disséminées dans le monde n’attaqueront pas de front "l’ennemi proche", c’est-à-dire les gouvernements arabes et musulmans alliés de l’Amérique et d’Israël, mais en frappant "l’ennemi lointain", c’est-à-dire les Etats-Unis eux-mêmes. Le 23 août 1996, depuis sa nouvelle cachette dans les montagnes afghanes, Ben Laden publie une "déclaration de jihad contre les occupants américains de la terre des lieux saints", un texte d’une douzaine de pages qui réaffirme que l’émancipation de l’Arabie saoudite de ses protecteurs américains est l’objectif principal du jihad. En désignant son pays d’origine, Ben Laden identifiait les États-Unis, incarnation par excellence de l’"ennemi lointain", comme la cause principale du mal à éradiquer".

En 1998, avec al-Zawahiri, Ben Laden a annoncé depuis les montagnes afghanes la création du "Front islamique mondial pour le Jihad contre les Juifs et les Croisés", dont la déclaration fondatrice appelait les musulmans à tuer les Américains et leurs alliés où qu’ils se trouvent [23]. Les partisans de Ben Laden ont perpétré divers actes terroristes dans plusieurs pays musulmans contre des cibles occidentales, principalement des ambassades américaines, mais le paradigme de ce changement de stratégie est sans conteste les attentats contre les tours jumelles et le Pentagone. Cette action spectaculaire est le produit d’une combinaison d’éléments historiques et d’opportunités politiques.

Plus généralement, les moudjahidines afghans se considèrent comme les artisans de la défaite de l’Union soviétique plutôt que comme des pions dans le jeu américain, et développent ainsi leurs propres ambitions liées à la situation au Moyen-Orient et dans le monde musulman. Ces ambitions ne s’expriment pas dans des programmes et stratégies politiques concrets, mais dans un langage religieux qui fait référence à "l’unité de l’umma", à l’expulsion des "infidèles" des terres d’Islam et à la renaissance de "l’âge d’or" de l’Islam, qui, en termes historiques, remonte à l’époque du Prophète et de ses quatre premiers successeurs (vers 622-660). Il est intéressant de noter que cette vision du monde fait de l’idéologie d’Al-Qaïda le reflet inversé du "choc des civilisations", reproduisant à partir de l’islamisme la lutte globale contre "l’Occident" en tant que "terre d’impiété", ce qui montre son caractère réactionnaire.

Du point de vue du moment politique, l’action du 11 septembre était basée sur un calcul spéculatif sur les limites de la puissance américaine dans le monde, qui avait son épicentre dans la crise insoluble du Moyen-Orient, principalement dans la situation d’oppression des Palestiniens sous l’occupation israélienne.

Quant à la méthode d’action, Al-Qaïda voyait dans le terrorisme un outil pour éroder la puissance américaine et, par extension, celle d’Israël et des gouvernements arabes - principalement ceux de Moubarak et de la monarchie saoudienne. Ce gain politique ne serait pas immédiat mais, avec le temps et la détérioration de la situation, il conduirait à une audience de masse dans le monde musulman, ce qui manque toujours à Al-Qaïda. Le modèle organisationnel d’Al-Qaïda repose sur le recrutement sélectif de membres, généralement issus de la classe moyenne et très instruits, qui reçoivent une formation religieuse rigoureuse et une préparation au "martyre" qui peut durer des années. Ce recrutement est transnational, car Al-Qaïda prétend représenter l’umma qui est dispersée sur les cinq continents. Le réseau "n’est l’instrument direct d’aucun Etat, il s’appuie sur des partenaires privés, des organisations caritatives et des donateurs millionnaires pour son financement".

L’ambition de l’organisation était de tirer un bénéfice politique de ses actes terroristes dans la lutte contre "l’ennemi proche", espérant que ses actions spectaculaires réveilleraient les masses musulmanes et les lanceraient dans le "djihad" avec pour stratégie l’établissement d’un Etat islamique basé sur l’application de la charia.

Les attentats du 11 septembre, qui ont précipité le virage belliciste de l’administration Bush, ont été suivis par les attentats de la gare d’Atocha à Madrid et du métro de Londres - l’Espagne et la Grande-Bretagne étaient toutes deux des alliés des États-Unis dans la guerre d’Irak de 2003 - perpétrés par de petits groupes locaux qui, pour reprendre l’expression de Roy, sont des "franchises utilisant le concept et la marque" d’Al-Qaïda mais n’ont aucun lien organique avec sa direction générale.

Ces actions terroristes ont un caractère réactionnaire en ce sens qu’elles visent indistinctement des civils et que leurs victimes sont généralement des travailleurs utilisant les services de transport public. Cette logique a également guidé les actions d’Al Zarqawi, chef d’Al Qaeda en Irak, qui a cherché, par des actions brutales, à aggraver le chaos et la confrontation interne entre chiites et sunnites, afin de tirer profit de l’instabilité.
La méthodologie appliquée est conforme à l’idéologie et à la stratégie d’Al-Qaïda qui, loin des masses ouvrières et populaires du monde arabe et musulman, a émergé et survit en manœuvrant entre les différentes fractions des classes dirigeantes, qu’elles soient saoudiennes ou pakistanaises, au service de diverses causes contre-révolutionnaires, comme les intérêts des États-Unis dans la dernière ligne droite de la guerre froide, ou en soutenant comme exemple d’État islamique régi par la charia le régime des talibans en Afghanistan, une dictature despotique fondée sur l’oppression politique et sociale au nom de la morale religieuse.

La débâcle du Fatah et la montée du Hamas

Contrairement à Al-Qaïda, dont les actions répondent essentiellement aux élucubrations et aux besoins politiques du cercle étroit de ses fondateurs, membres des classes aisées marginalisés des structures du pouvoir et anciens collaborateurs de la CIA (et d’autres services de renseignement), désenchantés par leurs anciens alliés impérialistes, le Hamas dans les territoires palestiniens et le Hezbollah au Liban sont des organisations qui dirigent des fractions significatives des mouvements de libération nationale et disposent d’une base sociale et électorale dans leur pays respectif.

La lutte palestinienne contre l’occupation coloniale israélienne a suivi la tendance générale à la "réislamisation" de la politique qui a dominé le monde arabe et musulman dans les années 1980. Depuis la fin des années 1960, l’Organisation de libération de la Palestine, hégémonisée par la faction nationaliste bourgeoise du Fatah, a mené la lutte nationale palestinienne. Les ailes radicales du mouvement, loin d’être canalisées par l’islamisme, ont trouvé leur expression dans des groupes affiliés au marxisme tels que le Front populaire et le Front démocratique pour la libération de la Palestine.

Ce scénario dominé par des dirigeants laïques a commencé à changer au cours de la première intifada en 1987, lorsque le cheikh Ahmed Yassine, avec d’autres groupes de Frères musulmans basés dans les territoires palestiniens, a fondé le Mouvement de résistance islamique - Hamas. La création du Hamas a marqué un changement radical chez les Frères qui, bien que présents depuis longtemps dans les territoires palestiniens, sauf au moment de la guerre contre Israël en 1948, n’étaient pas politiquement actifs et suivaient une tradition "quiétiste", essentiellement consacrée à la dimension sociale et caritative de la religion, ce qui signifie qu’ils disposaient déjà d’un important réseau d’assistance qui répondait aux besoins des pauvres entassés dans les camps de réfugiés de Gaza.

L’organisation est apparue le 9 décembre 1987 avec un appel à approfondir le soulèvement -intifada- qui secouait les territoires. Cependant, les Frères musulmans n’ont reconnu leur affiliation au Hamas qu’en février de l’année suivante, lorsque des commerçants palestiniens ont rejoint la rébellion antisioniste. Les doutes portaient essentiellement sur le danger d’être anéanti par la répression de l’Etat israélien, comme cela s’était produit avec les cellules du Jihad islamique, groupe inspiré par l’Iran de Khomeiny, et sur la contradiction entre la base de l’intifada, la jeunesse misérable des camps, et la composition initiale du Hamas, "dirigé par des religieux, des médecins, des pharmaciens, des ingénieurs et des professeurs, c’est-à-dire des intellectuels issus des classes moyennes pieuses" qui répugnaient à "une initiative spontanée et violente de la jeunesse pauvre". Après quelques mois de réflexion, le Hamas décide de prendre la tête de ces secteurs radicaux et entre dans une compétition féroce avec l’OLP pour le contrôle du mouvement.

Dès le départ, il se positionne dans le camp opposé à la stratégie diplomatique d’Arafat, affirmant que la lutte armée est le seul moyen de libérer le peuple palestinien de l’oppression israélienne. Dans sa charte fondatrice, il affirme que "la seule solution pour la cause palestinienne est le djihad (...). Les initiatives, les prétendues solutions pacifiques et les conférences internationales sont en contradiction avec les principes du Mouvement de résistance islamique (...) Le nationalisme du Mouvement fait partie de sa religion". Cette position se fonde sur le fait que, selon le Hamas, la société palestinienne est confrontée à un ennemi qui utilise les méthodes du nazisme - punition collective, usurpation, exil forcé, détention dans des camps de concentration et assassinat.

Conformément à la tradition de la lutte palestinienne, le Hamas rejette explicitement la reconnaissance de l’État d’Israël et lui dénie toute légitimité. Ce faisant, il se sépare de la direction palestinienne nationaliste qui avait déjà accepté la soi-disant "solution à deux États", effaçant de sa charte nationale la nécessité de la disparition de l’État sioniste et de la fondation d’un État palestinien unique, démocratique et laïque à sa place. La marque de fabrique du Hamas a été de donner à la haine de la jeunesse palestinienne une signification religieuse, de "galvaniser les pauvres en tant qu’incarnation du vrai peuple, de l’Oumma pure et sincère contre les élites laïques "corrompues", les orientant ainsi vers l’alliance avec la bourgeoisie pieuse".

Mais s’il en était ainsi au début, comme le dit Roy, le Hamas "est devenu le mouvement nationaliste palestinien par excellence, et accuse maintenant l’OLP de trahir la cause nationale". La confrontation entre l’OLP et le Hamas ne porte pas sur la question du voile ou de la place des chrétiens dans le mouvement, mais sur la négociation avec Israël". Ces divergences s’expriment dans l’opposition du Hamas aux accords d’Oslo et au processus de paix qui s’en est suivi jusqu’à l’échec du sommet Arafat-Barak à Camp David en 2000, après lequel la seconde intifada a éclaté.

Au cours des années suivantes, sous le gouvernement d’Ariel Sharon, un faucon du Likoud responsable du massacre de Sabra et Chatila, l’État sioniste a intensifié le siège militaire contre la population palestinienne. Cette offensive israélienne s’appuie sur la politique pro-israélienne de l’administration Bush et sa "guerre contre le terrorisme". Les troupes sionistes réoccupent les territoires palestiniens et maintiennent Yasser Arafat, décédé en novembre 2004, quasiment prisonnier au siège du gouvernement de l’Autorité palestinienne. Son successeur, Mahmoud Abbas, va accentuer la capitulation face aux États-Unis et à Israël, dans une situation d’oppression insupportable pour la majorité de la population palestinienne.

Dans ce contexte, le Hamas a remporté une victoire éclatante lors des élections législatives de janvier 2006 et, pour la première fois de son histoire, a accédé au gouvernement. Ce soutien massif, qui inclut des secteurs moyens traditionnellement laïques, semble répondre davantage à l’échec de la stratégie de négociation et de servilité du Fatah vis-à-vis de l’occupation israélienne et à la nature essentiellement corrompue et antidémocratique de l’Autorité nationale palestinienne qu’à un regain général de religiosité de la population palestinienne. Le Hamas semble réagir à cette situation en présentant au parlement palestinien, en janvier 2006, un programme de gouvernement en 39 points, qui peut être considéré comme un programme socialement réformiste et nationaliste-bourgeois en ce qui concerne le conflit palestinien. Ce programme comprend, entre autres, les points suivants "la fin de l’occupation et des colonies, la démolition du mur de l’apartheid et la construction d’un État palestinien indépendant doté d’une pleine souveraineté avec al Quds (Jérusalem) comme capitale (...) le rejet des solutions partielles (...) le droit au retour de tous les réfugiés expulsés par l’État d’Israël (...) la reconnaissance de la résistance sur son propre territoire (...) le droit au retour de tous les réfugiés expulsés par l’État d’Israël (...). ) Reconnaissance de la résistance sous ses différentes formes en tant que droit légitime du peuple palestinien pour mettre fin à l’occupation et recouvrer les droits nationaux du peuple palestinien (...) Rendre actif le soutien de la nation arabe et islamique au peuple palestinien et à sa juste cause (...) Protéger la démocratie (...) Protéger les droits des pauvres et des faibles (....) ) Améliorer les conditions de vie des citoyens et encourager la solidarité sociale, étendre le réseau de santé et d’éducation et développer les services à la population".

Le Hamas a capitalisé sur le déclin du nationalisme bourgeois arabe, en maintenant un discours anti-américain et anti-israélien, sans même évoquer l’établissement d’un Etat islamique basé sur la charia. Mais au-delà des programmes électoraux circonstanciels et du maintien de la résistance contre l’occupation israélienne, la stratégie consistant à fonder un État confessionnel dans le territoire palestinien historique a un caractère réactionnaire et est incapable d’apporter une solution progressive aux justes aspirations nationales du peuple palestinien. La morale religieuse en tant que valeur absolue et loi de l’État viole non seulement les libertés démocratiques élémentaires, tout en maintenant un instrument d’oppression sociale, mais tente également de cacher le fait que dans les sociétés musulmanes, il y a, comme en Occident, des exploiteurs et des exploités, et que la religion est au service du maintien de la domination des premiers.

Le Hezbollah. Entre résistance populaire et "unité nationale" contre l’impérialisme

Avec sa victoire politique dans la dernière guerre du Liban, après une résistance de 33 jours contre l’attaque israélienne en juillet-août 2006, l’organisation chiite Hezbollah s’est imposée comme la principale force de référence de l’islam politique à base populaire au Moyen-Orient. Milice de quelques milliers de combattants seulement, mais disposant d’une importante base populaire dans le sud du pays, et sans la participation de l’armée libanaise, il a réussi ce qu’aucun État arabe n’a jamais réussi dans l’histoire : infliger une défaite à l’État d’Israël. Depuis lors, la popularité du Hezbollah et de son principal dirigeant Hasan Nasrallah n’a cessé de croître, conduisant l’organisation à défier ouvertement le gouvernement pro-impérialiste de Faoud Siniora et la soi-disant "coalition du 14 mars", qui vise à maintenir le même cap politique favorable aux intérêts américains dans la région, dans une situation où l’équilibre des forces a clairement changé.

Les origines du Hezbollah remontent à l’invasion israélienne de 1982 [24], mais la politisation de l’islam chiite se développe depuis les années 1970. Suivant la tendance observée dans d’autres pays de la région, comme l’Iran et l’Irak, la communauté chiite libanaise, qui était dans les années 1960 et au début des années 1970 principalement une base pour les partis nationalistes laïques et, dans certains cas, le parti communiste libanais, a rejoint les rangs de l’islamisme politique. Au milieu des années 1970, le clerc Sayyid Musa al-Sadr, qui avait été formé au séminaire de Nadjaf, a fondé le "Mouvement des déshérités" et, au début de la guerre civile en 1975, la milice AMAL.

Le processus le plus important qui a abouti à la création du Hezbollah a été l’éclatement, au début des années 1980, d’une aile de l’AMAL qui remettait en question l’orientation laïque de son chef, Nabih Berri (actuel président du parlement), et la politique de la milice, qui avait opté depuis 1982 pour une confrontation militaire avec la résistance palestinienne sur le territoire libanais. A côté de ce secteur de l’AMAL, des exilés irakiens du parti chiite Dawa, de l’Union libanaise des étudiants musulmans et d’éminents religieux comme Muhammad Fadlallah, qui ont donné à l’organisation son mélange idéologique particulier d’islamisme et de tiers-mondisme, ont participé à la formation du Hezbollah.

Le programme initial du Hezbollah a été publié en février 1985. Il définit l’organisation comme "ni capitaliste, ni communiste". Ses axes centraux sont : 1) la revendication de la relation avec l’Iran, en reconnaissant Khomeini comme son chef spirituel ; 2) la lutte pour l’établissement d’un État islamique régi par la charia, bien qu’étant donné le caractère multiconfessionnel du Liban, cet objectif ultime ne puisse être atteint que par consensus et non par la force ; 3) la définition des principaux ennemis : Les États-Unis et leurs alliés, l’État d’Israël et les phalanges libanaises ; 4) les objectifs nationaux de l’organisation : expulser les Américains, les Français et leurs alliés en mettant fin à l’entreprise colonialiste, faire le procès des phalanges, permettre le libre choix du type de gouvernement, bien que le Hezbollah se déclare en faveur d’un régime islamique comme seule alternative pour mettre fin à l’ingérence impérialiste. Le programme définit également les amis : "ce sont tous les peuples opprimés du monde. Nos amis sont aussi ceux qui combattent nos ennemis et nous défendent contre leurs méfaits, et qui s’élèvent contre le régime confessionnel qui facilite le patronage et les privilèges. Sur la scène internationale, l’accent est mis sur la lutte contre l’État sioniste et pour l’autodétermination nationale palestinienne.

D’une manière générale, le Hezbollah combine le nationalisme et l’islamisme, qui s’exprime dans un discours anti-impérialiste et tiers-mondiste, avec la transformation de l’islam en État, à l’instar de l’Iran, qui a largement financé et entraîné ses milices. Par la suite, la revendication de l’État islamique a été déplacée à un niveau plus stratégique et remplacée par le concept d’un "État humaniste" conçu comme une sorte d’État-providence non confessionnel. Cela ne signifie nullement que le caractère religieux de l’organisation, qui suit désormais officiellement le grand ayatollah iranien Ali Khamenei, ait changé.

Outre ses relations idéologiques et matérielles avec l’Iran, le Hezbollah a toujours été un allié tactique de la Syrie dans la région pour contrer le poids des forces ouvertement pro-américaines et pro-israéliennes. Ces relations étroites ne signifient pas que le Hezbollah est un instrument aveugle de ces deux pays, mais plutôt que ses intérêts nationaux libanais coïncident partiellement ou totalement avec ceux des gouvernements syrien et iranien. Au fil des ans, le Hezbollah a élargi sa base en combinant des actions de résistance et la formation d’une milice armée avec la mise en place de réseaux de protection sociale pour la communauté chiite, qui reste le secteur le plus pauvre de la population libanaise. Cette sorte d’"État-providence" comprend des institutions de santé et d’éducation ou des fonds de logement dédiés à la reconstruction des zones de guerre dévastées.

En 2000, le Hezbollah a remporté la première victoire significative de la résistance libanaise avec le retrait des troupes d’occupation israéliennes du Sud-Liban. Depuis lors, son prestige et sa popularité n’ont cessé de croître, ce qui se traduit par l’augmentation de sa part électorale et l’extension de son influence. Cette évolution a fait un bond en avant avec la victoire politique sur Israël en juillet-août 2006.

Le Hezbollah a commencé à participer au système électoral en 1992 mais, comme l’explique Ali Fayyad, l’un de ses principaux dirigeants, le Hezbollah s’est historiquement abstenu de participer aux gouvernements libanais "parce qu’il a toujours considéré l’autorité politique avec réserve" et "considéré l’accès au pouvoir comme contradictoire avec les raisons et les exigences de la résistance" [25]. La situation, qui s’est aggravée après le retrait de l’armée israélienne du Sud-Liban en mai 2000, indiquait que "le Hezbollah pouvait être décrit comme une autorité sans autorité, capable de jouer un rôle décisif dans le domaine du conflit avec Israël et d’autres options stratégiques mais, dans le domaine lié à l’administration, aux institutions et aux fonctions civiles du gouvernement, le Hezbollah n’avait pas de rôle ou d’influence visible". Mais cette position a changé et en avril 2006, après le retrait des troupes syriennes du pays, le Hezbollah a décidé de rejoindre le gouvernement d’union nationale dirigé par la coalition du "14 mars", qui répondait aux attentes de l’impérialisme américain d’isoler la Syrie, accusée de l’assassinat de l’ancien Premier ministre libanais Rafic Hariri, et de tenter de désarmer les milices du Hezbollah.

Cette décision, que la direction de l’organisation qualifie de "pas dramatique", est justifiée par l’impact régional sur la politique intérieure libanaise du vide laissé par le retrait de la Syrie et par la perspective de la lutte dans la mesure où, selon le Hezbollah, "il n’était plus possible de poursuivre le projet de résistance et le processus correct de construction de l’État en dehors des structures du pouvoir (...) et il n’était pas non plus possible pour le gouvernement de jouir de la crédibilité d’un large soutien populaire avec le Hezbollah à l’extérieur" [26]. Selon le Hezbollah, cette décision de participer à rien de moins qu’un gouvernement issu de la pression impérialiste "reflète l’interaction complexe entre sa structure intellectuelle originale en tant que mouvement révolutionnaire et sa transformation ultérieure imposée par les complexités et les défis de la réalité".

Le Hezbollah est resté au gouvernement même pendant la guerre, bien que Siniora n’ait pas envoyé un seul soldat ni pris la moindre mesure défensive alors que la population était brutalement attaquée par Israël. Ce n’est qu’en novembre 2006 que ses ministres se sont retirés du gouvernement après que Siniora a tenté de faire avancer son programme pro-impérialiste en soumettant le pays et la Syrie aux résolutions de l’ONU. Dans un discours récent, Nasrallah a déclaré que "lorsque nous sommes entrés dans ce gouvernement, nous l’avons fait sur la base d’un accord politique (...) il y avait des questions politiques spécifiques sur lesquelles nous étions d’accord, mais malheureusement le gouvernement actuel a révoqué ces accords (...) Nous nous sommes retrouvés dans un gouvernement qui n’était pas efficace de manière à servir au mieux les intérêts nationaux de notre pays". Le Hezbollah a décidé de se retirer et d’entamer une mobilisation in extremis pour faire pression sur Siniora afin qu’il démissionne et qu’il mette en place un gouvernement conforme au nouvel équilibre des pouvoirs.

L’objectif de Nasrallah n’est pas la révolution sociale mais "l’objectif de ce mouvement politique public est un objectif autorisé par la constitution, le système et la loi. Il s’agit d’un objectif très modeste : avoir soit un gouvernement d’unité nationale sérieux, soit des élections parlementaires anticipées (...) Il ne s’agit pas d’une discussion entre sunnites et chiites. Il s’agit d’une question nationale, nationaliste et islamique". Pour cet objectif d’unité nationale, un front polyclassiste et multiconfessionnel s’est constitué, avec comme deuxième force le Mouvement patriotique libre du général Michel Aoun, un chrétien qui appartenait à la droite libanaise mais qui a rompu avec le gouvernement de Siniora et a maintenu un accord avec le Hezbollah depuis février 2006.

En termes d’actions, Nasrallah estime que le Hezbollah et le parti au pouvoir sont tous deux capables d’organiser des mobilisations de masse sans incident et que cela "est un crédit positif pour tous les Libanais, toutes classes confondues". La "ligne rouge" du mouvement antigouvernemental lancé sous la direction du Hezbollah, qui s’est engagé à "respecter la propriété publique et privée" et à "éviter les conflits", est délimitée par "la guerre civile, l’atteinte à la stabilité et à la paix sociale, les affrontements et la sédition au Liban".

Le discours de Nasrallah exprime clairement le caractère populiste de l’organisation, semblable à d’autres courants ou leaders nationalistes, qui fonde sa stratégie sur une "unité nationale" qui ne peut être que bourgeoise, contre l’impérialisme américain et l’Etat d’Israël, laissant complètement de côté les antagonismes de classe qui divisent la société libanaise. Les références religieuses et la rhétorique patriotique, l’appel au "maintien de la stabilité et de la paix sociale" masquent aux yeux des travailleurs et des exploités du Liban qu’il n’est pas possible de vaincre stratégiquement l’impérialisme et de gagner une émancipation sociale et politique effective sans toucher aux intérêts des patrons libanais, qui ont amassé des fortunes en appliquant des plans "néolibéraux", faisant payer aux travailleurs et aux masses populaires libanaises la "reconstruction" du pays après la guerre civile avec un endettement sidéral. Bien qu’il existe aujourd’hui des secteurs qui peuvent avoir des intérêts partiellement contradictoires avec la politique américaine, - comme la bourgeoisie de bazar iranienne autrefois - ils craignent la révolution sociale et la perte de leur position privilégiée plus qu’ils ne craignent l’impérialisme. Telle est la leçon de l’échec du nationalisme bourgeois de Nasser à Hussein et du caractère absolument pro-impérialiste des bourgeoisies arabes et musulmanes dans leur ensemble.

Conclusion

Comme nous l’avons indiqué au début de cet article, l’administration Bush a tenté de justifier la "guerre contre le terrorisme" par la pseudo-théorie du "choc des civilisations" selon laquelle l’"Occident", c’est-à-dire les États-Unis et leurs alliés, serait menacé de mort par les "fondamentalistes" issus du monde islamique, synonymes de barbarie, d’arriération, de tyrannie et de violence. Selon les "idéalistes" néo-conservateurs, la guerre préventive, dont le premier acte fut l’invasion et l’occupation de l’Irak, visait à défendre les valeurs prétendument universelles de "liberté" et de "démocratie" et à les imposer aux "barbares" par la force des missiles et des bombes.

Cette prétendue couverture idéologique n’a pas suffi à légitimer le militarisme et la politique agressive de Bush au service de la sécurisation des intérêts américains au Moyen-Orient. La "civilisation" occidentale a une nouvelle fois montré sa barbarie dans les prisons d’Abu Ghraib et de Guantanamo, dans les tortures et les assassinats, dans les centaines de milliers de civils tués en Afghanistan et en Irak par des "bombes intelligentes", comme elle l’avait fait auparavant en larguant la bombe atomique ou en finançant des dictatures génocidaires. Ses alliés ne sont pas en reste. L’État d’Israël, considéré par l’Occident comme "la seule démocratie du Moyen-Orient", maintient le peuple palestinien en état de sujétion par l’occupation militaire, la punition collective de populations entières, les démolitions de maisons, les bombardements et les assassinats ciblés. Ce sont ces mêmes méthodes brutales qu’elle a appliquées dans son offensive militaire contre le Liban, bien qu’elle ait subi un revers militaire majeur aux mains de la résistance libanaise.

Mais cette politique est en train d’échouer. L’Irak de l’après-Hussein, qui devait être un "modèle" pour la "démocratisation" du monde arabe et musulman, s’est transformé en un enfer pour les troupes d’occupation, affaiblissant qualitativement l’administration Bush.
Le "choc des civilisations" - tout comme la "fin de l’histoire" avant lui - s’est avéré être une véritable babiole idéologique colonialiste achetée uniquement par quelques propagandistes de la bonté de l’impérialisme américain. Ces dernières années, le Moyen-Orient a concentré les événements les plus graves : les guerres impérialistes en Afghanistan et en Irak, la guerre d’Israël contre le Liban, l’offensive diplomatique des Nations unies contre l’Iran, les incursions des troupes sionistes contre la population palestinienne.

Les masses de la région ont commencé à donner des réponses à la politique agressive et pro-israélienne de l’impérialisme et à la complicité des gouvernements arabes : en Irak, une résistance aux troupes d’occupation est apparue - bien qu’une guerre civile soit également en cours -, les ailes radicales du mouvement national palestinien se sont renforcées et, au Liban, Israël a subi une défaite face à la milice du Hezbollah.

La montée des mouvements islamistes radicaux, qui sont devenus une expression déformée des processus de radicalisation dans la région, ne s’explique pas seulement par des traditions locales, mais fondamentalement par le reflux de la classe ouvrière mondiale au cours des dernières décennies, qui a empêché ses secteurs d’avant-garde, tant dans les pays centraux que dans le monde semi-colonial, de présenter une alternative pour les peuples opprimés par l’impérialisme.

Dans les puissances européennes et aux États-Unis, les directions bureaucratiques et réformistes du mouvement ouvrier mettent à l’écart les travailleurs immigrés - dont une grande partie sont arabes ou musulmans - qui souffrent d’une plus grande exploitation et partagent les préjugés chauvins de leurs patrons et de leurs États impérialistes. Dans ces pays également, l’islamisme radical canalise la rébellion, en particulier des jeunes immigrés, contre le racisme, la ségrégation et les privations dont ils sont victimes.

Le renforcement politique de ces organisations reflète un phénomène hautement contradictoire du point de vue du marxisme : elles expriment à la fois l’anti-américanisme croissant de secteurs importants des masses dans la région et l’opposition aux gouvernements arabes pro-impérialistes et pro-sionistes - comme le montrent le Hamas dans les territoires palestiniens ou le Hezbollah au Liban - mais avec une stratégie réactionnaire basée sur la collaboration de classe et l’établissement d’États sur une base confessionnelle, avec l’oppression sociale et politique qui en découle.

Depuis des années, cette situation contradictoire a donné lieu à une polarisation du trotskysme mondial - en particulier en Europe - sur la politique à adopter à l’égard de ces organisations. D’une part, il y a ceux qui, donnant une valeur absolue au caractère religieux réactionnaire - qui se manifeste dans l’oppression des femmes, le rejet et la persécution de la gauche marxiste, l’imposition de valeurs religieuses, etc... - adoptent une position "démocratiste", c’est-à-dire qu’ils abandonnent le point de vue de classe et la distinction élémentaire entre pays impérialistes et semi-coloniaux. Cette position a été exposée par exemple dans le cas de Lutte Ouvrière en France, qui a défendu l’interdiction du voile islamique dans les institutions publiques au nom des valeurs "laïques" de la République, une mesure clairement répressive et raciste prise par l’État impérialiste français qui restreint les droits démocratiques élémentaires de la communauté musulmane. Dans la même tendance, le groupe italien du Secrétariat unifié a voté en faveur du renouvellement des troupes italiennes en Afghanistan.

La tendance opposée est de considérer les mouvements islamistes comme "progressistes", "anti-impérialistes" parce qu’ils sont l’expression politique des masses les plus exploitées et opprimées, ce qui conduit à capituler devant des leaderships islamistes populistes, petits-bourgeois ou nationalistes, comme cela s’est produit récemment avec le Hezbollah dans la guerre israélienne contre le Liban, ou à soutenir des fronts électoraux de collaboration de classe, comme c’est le cas avec le SWP et son alliance avec l’Association musulmane de Grande-Bretagne dans RESPECT.

Nous pensons que ces deux positions sont erronées. Dans le premier cas, elle renonce à lutter contre l’oppression du pays impérialiste lui-même, allant jusqu’à soutenir des mesures telles que l’envoi de troupes. Dans le second, en étendant le front uni avec la communauté musulmane dans les actions progressistes contre la guerre en Irak au terrain de l’accord politique, elle finit par diluer le caractère de classe du programme marxiste dans une alliance front-populiste.

Les marxistes révolutionnaires ne confondent pas le caractère objectivement progressiste des luttes des peuples semi-coloniaux contre l’agression impérialiste avec le caractère de leur direction circonstancielle. Nous considérons que toute guerre de libération nationale contre l’oppression impérialiste est une guerre juste et légitime, c’est pourquoi nous, marxistes révolutionnaires, nous plaçons inconditionnellement dans le camp militaire de la nation opprimée, quel que soit le caractère de sa direction, et nous luttons pour sa victoire, car la défaite de l’impérialisme favorise la lutte des exploités dans le monde entier en affaiblissant les chaînes de sa domination. C’est pourquoi nous nous sommes rangés dans le camp militaire en Afghanistan contre les États-Unis et leurs alliés "occidentaux" malgré le caractère absolument réactionnaire du régime taliban, nous avons défendu le triomphe de la résistance en Irak contre l’impérialisme et, lors de la dernière guerre du Liban, nous avons défendu la victoire militaire du Hezbollah contre l’État d’Israël.

Mais nous n’apportons pas le moindre soutien politique aux directions qui mènent ces luttes, qui ont un caractère nationaliste bourgeois, petit bourgeois ou populiste et qui sont étrangères aux intérêts stratégiques de la classe ouvrière, mais nous nous battons pour donner au mouvement une stratégie révolutionnaire, socialiste et internationaliste, en unissant la lutte pour la libération nationale de l’oppression impérialiste à la révolution sociale. L’expérience historique a montré que les leaderships nationalistes bourgeois ou petits-bourgeois - qu’ils soient confessionnels ou laïques - sont incapables de mener une lutte contre l’impérialisme jusqu’au bout. De l’Algérie à l’Egypte ou à l’Irak, les exemples historiques abondent.

Epilogue. Les marxistes et la religion

Finalement, quelle attitude les marxistes doivent-ils adopter à l’égard des organisations à caractère religieux ? Tout d’abord, le marxisme a pour base philosophique le matérialisme dialectique qui, selon Lénine, "a pleinement embrassé les traditions historiques du matérialisme du 18ème siècle en France et de Feuerbach (première moitié du 19ème siècle) en Allemagne, du matérialisme inconditionnellement athée et résolument hostile à toute religion". Cette tradition matérialiste a démasqué le caractère illusoire et le rôle idéologique de la religion qui, bien que créée par l’homme, transforme l’homme en sa création.

Pour Marx, cet homme qui crée la pensée religieuse n’est pas abstrait, mais vit dans une société et un État concrets ; la religion est donc le produit de ces relations sociales et politiques historiquement concrètes, elle est "l’interprétation générale de ce monde, sa logique sous forme populaire, son point d’honneur spiritualiste, son exaltation, sa sanction morale, son complément solennel, sa consolation et sa justification universelles" [27]. C’est pourquoi elle est pour Marx "l’opium du peuple" et par conséquent, "le marxisme considère toujours toutes les religions et églises modernes, toutes les organisations religieuses, comme des organes de la réaction bourgeoise appelés à défendre l’exploitation et à brutaliser la classe ouvrière".

Cependant, les marxistes ne luttent pas contre la religion dans une perspective libérale anticléricale, qui accorde une valeur absolument progressiste au séculier et une valeur absolument réactionnaire au religieux, quels que soient les objectifs et les classes sociales sur lesquels chacun s’appuie. Un "progressiste" petit-bourgeois expliquera la persistance des idées religieuses dans de larges sections du mouvement de masse par l’ignorance ou l’arriération. Pour les marxistes, en revanche, comme le note Lénine, "La religion aujourd’hui est enracinée au plus profond dans les conditions sociales d’oppression des masses laborieuses et la complète impuissance à laquelle elles sont manifestement réduites face aux forces aveugles du capitalisme, qui infligent à chaque heure de chaque jour aux ouvriers les souffrances les plus horribles et les tourments les plus brutaux, mille fois plus rigoureux que ceux infligés par les événements extraordinaires tels que les guerres, les tremblements de terre, etc. " Parce que la religion n’est rien d’autre que la vision inversée de la société et qu’elle naît des relations sociales matérielles, la lutte contre la religion ne peut être un combat idéologique et abstrait, mais "cette lutte doit être liée à l’activité pratique concrète du mouvement de classe, qui tend à éliminer les racines sociales de la religion".

Lorsqu’ils ont pris le pouvoir en 1917, les bolcheviks ont été confrontés au problème pratique du maintien d’une alliance avec les peuples musulmans opprimés par l’autocratie tsariste, où le problème national se présentait sous une forme religieuse. Le retard de ces régions reculées de l’ancien Empire russe n’était pas dû à la religion de leurs habitants, mais aux relations sociales semi-féodales qui caractérisaient les zones paysannes arriérées - qu’elles soient musulmanes ou orthodoxes - du territoire.

Comme l’explique Carr, "la question nationale à l’Est a d’abord été présentée aux dirigeants soviétiques presque exclusivement sous son aspect musulman. Ils ont été stupéfaits de découvrir que si l’emprise de l’Islam sur les peuples nomades et certaines parties de l’Asie centrale était pratiquement nominale, elle restait une institution tenace et vigoureuse qui opposait une résistance plus féroce que l’Église orthodoxe aux nouvelles croyances et pratiques. Dans les régions où elle était forte - notamment dans le nord du Caucase - la religion musulmane était une institution sociale, juridique et politique qui régissait la vie quotidienne de ses membres dans presque tous les domaines. Les imams et les mollahs étaient des juges, des législateurs, des enseignants et des intellectuels, ainsi que des dirigeants politiques et parfois militaires" [28].

Le 24 novembre 1917, le gouvernement soviétique a lancé un appel "à tous les travailleurs musulmans de Russie et de l’Est" dans lequel il déclarait : "Musulmans de Russie ... dont les mosquées et les lieux de prière ont été détruits, dont les croyances et les coutumes ont été piétinées par les tsars et les oppresseurs de Russie : vos croyances et vos pratiques, vos institutions nationales et culturelles sont libres et inviolables à jamais. Sachez que vos droits, comme ceux de tous les peuples de Russie, sont sous la puissante protection de la révolution". Bien que les relations avec les peuples musulmans et leurs dirigeants nationalistes aient été contradictoires, la politique du gouvernement soviétique révolutionnaire à l’égard des peuples musulmans reste un exemple de la manière dont la classe ouvrière peut gagner les masses opprimées en tant qu’alliés.

Notes :


[1Les articles rassemblés dans Les Fondamentaux étaient les réponses des prédicateurs aux interprétations modernistes et libérales de la théologie dans les dernières décennies du 19e siècle et au début du 20e siècle. Ces articles réaffirment ce que leurs auteurs considèrent comme les vérités du christianisme selon une lecture rigoureuse de la Bible. Parmi les courants apocryphes que les "fondamentalistes" s’emploient à détruire, on trouve les Mormons.

[2Lewis, B. The roots of Muslim rage, The Atlantic Monthly, septembre 1990. L’influence des idées de B. Lewis sur le Moyen-Orient n’est pas tant due à ses travaux universitaires qu’à ses relations étroites avec les gouvernements américains. Né en Grande-Bretagne, il a fait partie des services de renseignements militaires pendant la Seconde Guerre mondiale. Dans les années 1970, il s’est installé aux États-Unis, où il a effectué une grande partie de ses travaux sur les relations entre l’Islam et l’Occident. Pendant l’administration Carter, il a été conseiller de Zbigniew Brzezinski. Ses idées sur le rôle "civilisateur" de l’Occident ont fait de lui l’un des idéologues favoris des néo-conservateurs de l’administration Bush, en particulier Paul Wolfowitz et le vice-président Cheney. Jusqu’en 2003, il a défendu l’efficacité de la politique américaine au Moyen-Orient face à ses détracteurs en affirmant qu’"après tout, il n’y a pas de Vietnam, pas de Cuba, pas de Nicaragua, pas de Salvador, pas même d’Angola au Moyen-Orient. Au contraire, à travers les crises successives qui ont secoué la région, il y a toujours eu une imposante présence politique, économique et culturelle américaine (...)". La crise de l’Islam. Guerra Santa y Terrorismo, Ediciones B, Barcelona, 2003, p.114. Le désastre de l’occupation militaire de l’Irak provoquera probablement finalement un "Vietnam" au Moyen-Orient.

[3Dans l’épilogue de 1995 de L’Orientalisme, Said déclare : "le moment politique actuel, avec ses divers stéréotypes racistes anti-arabes et anti-musulmans, (...) permet à Lewis de faire des affirmations anhistoriques et délibérément politiques sous la forme d’arguments académiques, une pratique toujours présente dans les aspects les moins crédibles d’un vieil orientalisme colonialiste". Said, E. Orientalism, Random House Mondadori, Barcelone, 2004, p.450.

[4Kepel, G. God’s Revenge. Cristianos, judíos y musulmanes a la conquista del mundo, 2e édition, Grupo Anaya, Madrid, 1995. En 1979, le prédicateur Jerry Falwell, successeur de Bill Graham, crée le mouvement politico-religieux The Moral Majority, dont les chevaux de bataille sont l’opposition à l’avortement, l’introduction de la prière obligatoire dans les écoles et la réintroduction des valeurs chrétiennes et communautaires dans une société qu’ils considèrent comme corrompue par les élites libérales. Entre le milieu des années 70 et la fin des années 80, d’autres mouvements du même type ont fleuri, tels que Christian Voice, Religious Ronudtable, etc., qui constituent ensemble ce que l’on appelle le "fondamentalisme", l’"évangélisme" ou la "nouvelle droite chrétienne". La nouveauté par rapport aux décennies précédentes est le poids politique que ces organisations ont acquis et la mobilisation de leurs bases lors des élections. Ce poids de la religion apparaît clairement dans le discours politique des présidents américains qui doivent une partie de leur victoire électorale aux électeurs évangéliques. Lors de sa campagne présidentielle, Reagan a remis en cause la théorie de l’évolution de Darwin et a affirmé que le destin de l’Amérique était inscrit dans un "plan divin". Il a développé un discours teinté de religiosité à l’encontre de l’Union soviétique, qu’il appelait "l’empire du mal". Sa ferveur religieuse l’amène à déclarer 1983 "année de la Bible"

[5Ceux qui se définissent comme évangéliques représentaient environ 40% du total des voix de George W. Bush en 2004. Parmi les évangéliques blancs, Bush a reçu 68% du vote national en 2000 et 78% en 2004". WR. Mead, op cit.

[6Parmi ceux qui ont annoncé ce scénario d’une adaptation du monde musulman à un type de domination politique acceptable pour les Etats-Unis, on trouve deux des principaux chercheurs français sur le monde islamique : Gilles Kepel, qui a prédit la montée des tendances "démocratisantes" de l’islamisme, et Olivier Roy, qui a publié en 1992 son livre L’échec de l’islam.

[7Halliday, F. "The Iranian Revolution and Its Implications", New Left Review i/166 - November-December 1987.

[8Tariq Ali, Le choc des fondamentalismes. Crusades, jihads and modernity, Verso, Londres, 2002.

[9La vague nationaliste avait commencé en Syrie en 1948, suivie par l’Égypte (1952), l’Irak (1958), le Yémen (1960), le Soudan (1962) et enfin la Libye (1969). En 1962, après une longue guerre de libération nationale, l’Algérie réussit à mettre fin à la colonisation française. Le point culminant du programme panarabiste est la fondation en 1958 de la République arabe unie, un accord entre la Syrie et l’Égypte qui s’effondre rapidement en raison des intérêts divergents des bourgeoisies nationales.

[10Al Afghani est né en Iran en 1839 et mort en Turquie en 1897. Sa biographie est controversée : alors que les analystes et les chercheurs de gauche le considèrent comme une figure clé dans la formation de la tendance anticolonialiste et plus tard anti-impérialiste de certaines organisations d’origine islamiste, les chercheurs et les idéologues impérialistes le présentent comme l’un des ancêtres du "fondamentalisme" assimilé au "terrorisme". Voir par exemple Martin Kramer, "Fundamentalist Islam at Large : The Drive for power", Middle East Quarterly, juin 1996, pp. 37-49.

[11Le processus algérien illustre bien l’évolution du nationalisme vers l’islamisme. Au début des années 1970, sous le gouvernement Boumédiène, le FLN encourage ses ailes gauches. Dans le mouvement étudiant, le Parti socialiste d’avant-garde se renforce, lié au programme de réforme agraire du gouvernement. Influencée par le mouvement de mai français, la révolution cubaine et la révolution culturelle chinoise, cette organisation étudiante francophone cherche à apporter la révolution dans les campagnes et à faire ainsi progresser le régime militaire vers le socialisme. Face au danger d’une radicalisation accrue, Boumédiène encourage les groupes universitaires islamistes influencés par les Frères musulmans, qui s’en prennent même physiquement aux militants de la gauche étudiante.

[12Halliday, F. The Iranian Revolution and Its Implications, New Left Review i/166 - novembre-décembre 1987.

[13Un article décrit la situation comme suit : "Des centaines de comités révolutionnaires semi-indépendants, non soumis à l’autorité centrale, remplissaient diverses fonctions dans les principales villes et villages du pays. Ils sont souvent contrôlés par des ouvriers, des fonctionnaires, des employés et des étudiants, qui exigent d’avoir leur mot à dire sur la direction de leurs organisations et d’élire leurs dirigeants. Les gouverneurs, les commandants militaires et les autres fonctionnaires nommés par le premier ministre étaient souvent rejetés par leurs subordonnés ou par les résidents locaux". L’Iran après la victoire de la révolution de 1979. Iran Chamber Society.

[14Le trotskysme iranien s’est formé en janvier 1979 avec la chute de la dictature du Shah et le retour de milliers d’exilés politiques. Bien qu’il s’agisse d’organisations, le SWP a surtout acquis une certaine influence dans les secteurs d’avant-garde, y compris les secteurs ouvriers de l’industrie pétrolière dans la province du Khuzistan. Synthétiquement, le tableau est le suivant : "Le premier groupe trotskiste à apparaître en Iran fut le Parti socialiste des travailleurs [HKS, selon son acronyme dans sa langue d’origine, NdelR]. Pendant quelques mois, il a été la seule organisation de ce type, mais peu après, le Parti révolutionnaire des travailleurs (HKE) est apparu et, plus tard, des dissidents du HKS et du HKE ont formé le Parti de l’unité des travailleurs (HVK). Les directions de ces trois groupes sont issues de sources différentes. Le HKS, en particulier après la scission, avait tendance à être dirigé par des étudiants qui étaient rentrés de Grande-Bretagne en Iran, était aligné sur la direction européenne du Secrétariat unifié de la Quatrième Internationale et était fortement opposé au gouvernement de Khomeini. Le HKE était principalement dirigé par des intellectuels rentrés des États-Unis, tendait à s’aligner sur le SWP américain et apportait un soutien critique au régime de Khomeini. La direction du HKV était issue d’éléments des deux groupes précédents et avait une position à l’égard de Khomeiny moins hostile que le HKS mais moins amicale que le HKE". Le HKV proposait un programme minimum en huit points dans lequel il demandait "la défense inconditionnelle et matérielle de la république islamique contre les interventions militaires impérialistes et les conspirations de ses alliés internes", évoquait la nationalisation de l’industrie et des banques sous un contrôle ouvrier exercé par les Shoras et des points démocratiques concernant les libertés politiques, les droits des femmes et l’autodétermination kurde. Son principal dirigeant meurt en combattant dans la guerre contre l’Irak. Les groupes trotskystes auraient disparu en 1983 dans le cadre de la répression du régime contre l’ensemble de la gauche. Alexander, R. International Trotskyism. 1929-1985. A documented analysis of the movement, Duke University Press, Durham et Londres, 1991, pp. 558-567.

[15La principale influence intellectuelle sur la pensée politique de Khomeini n’est pas Shariati mais Mortadha Motahhari, qui avait une vision plus traditionnelle et conservatrice. Bien qu’il reconnaisse le colonialisme comme l’un des principaux maux de la société iranienne, il se concentre sur la dépendance culturelle des sociétés musulmanes à l’égard de l’Occident. Selon lui, le principal ennemi est la décadence interne résultant de la négligence de l’Islam et de l’ignorance de la majorité de la population, qui ne pourra être surmontée que par une révolution, une mobilisation de masse conduisant à une renaissance islamique. Cette renaissance passe par l’intégration de la science et de la technologie occidentales dans l’islam. Il a ainsi gagné le soutien d’une grande partie de l’intelligentsia musulmane à Khomeiny. Il a été président du "Conseil du clergé" clandestin et président du Conseil révolutionnaire après la chute du Shah. Il a été assassiné en 1979.

[16Selon un document du groupe trotskyste PST (Socialist Workers Party, HSK selon son acronyme original), "Sans le soutien actif du Parti Tudeh, avec ses nombreux professionnels, le clergé aurait eu plus de difficultés à écraser les mouvements de masse. Le parti Tudeh a fourni au clergé de nombreux directeurs et chefs d’équipe dans les industries nationalisées, des propagandistes dans les journaux, la télévision et la radio contrôlés par l’État, et même des interrogateurs politiques dans les prisons de Khomeini". Révolution et contre-révolution en Iran, reproduit dans le Courrier international n° 22, août 1986.

[17La montée de l’islamisme politique a relancé un débat au sein des intellectuels et de la gauche marxiste, notamment en Europe et dans les pays du monde arabe et musulman lui-même, sur la possibilité théorique et la probabilité historique que des secteurs issus des rangs de l’islamisme militant radicalisent leurs positions vers le marxisme. Dans un article récent, Samir Amin construit une définition du phénomène de l’islamisme politique - dans laquelle il inclut tout, de la monarchie saoudienne aux organisations populaires - dans laquelle cette possibilité est pratiquement exclue. Une série de considérations convergent vers cette définition, à savoir : 1) l’islamisme politique n’est pas comparable à l’émergence de la "théologie de la libération" comme tendance de gauche dans le catholicisme latino-américain, puisqu’il ne prêcherait pas l’"émancipation" mais la soumission ; 2) en tant qu’idéologie, il est totalement réactionnaire, posant un impossible retour au passé, plus précisément à l’époque où l’Islam n’avait pas été soumis au capitalisme occidental. Cette impossibilité expliquerait pourquoi les partis islamistes n’ont pas de programme politique concret ; 3) cette perspective est complémentaire du néolibéralisme, c’est pourquoi, avec l’instauration d’une autocratie politique, les partis islamistes sont le meilleur instrument de domination de la "bourgeoisie compradore", c’est-à-dire cette couche sociale composée de marchands ou de rentiers qui servent les intérêts soit d’un occupant colonial, soit des puissances néocolonialistes ; 4) enfin, comme dans le cas du catholicisme, le discours religieux sert à légitimer l’exercice du pouvoir politique. Pour s’emparer du pouvoir d’Etat au profit de ce secteur bourgeois, il existe, selon Amin, une division du travail entre des associations "modérées", comme les Frères musulmans, qui infiltrent l’Etat, et des groupes clandestins qui recourent à des actions terroristes violentes.

Nous sommes d’accord avec Amin pour dire que ces éléments conduisent à caractériser l’islamisme comme un mouvement religieux qui, comme le christianisme, le catholicisme et le judaïsme, est au service des classes dirigeantes. De ce point de vue, si la théologie de la libération est une tendance politiquement à gauche, elle reste idéologiquement fidèle au dogme religieux de la soumission de l’homme à Dieu et, à l’instar des groupes islamistes radicalisés, sa stratégie est populiste dans la mesure où elle professe la collaboration de classe. D’une manière générale, l’islamisme politique, comme le nationalisme bourgeois avant lui, cherche à réconcilier les différences de classe qui déchirent les sociétés capitalistes musulmanes, soit à travers "l’unité de la nation arabe", soit à travers la "communauté des croyants". Cette idéologie polyclassiste, au nom de laquelle le marxisme est combattu, sert les intérêts des bourgeoisies locales qui, à travers un discours unificateur, cherchent à empêcher les travailleurs et les opprimés de développer une politique indépendante. Cependant, comme l’affirme F. Halliday, c’est une erreur de parler de l’islam comme s’il s’agissait d’un mouvement ou d’une idéologie homogène, ou comme s’il pouvait être traité comme une force sociale autonome. En tant que croyance religieuse, l’islam présente certaines caractéristiques homogènes, mais en tant que mouvement politique et social, il est diversifié, variant d’un pays à l’autre dans son contexte social et sa signification politique.

[18Un autre exemple historique de l’émergence d’ailes radicales dans les organisations d’inspiration islamiste est celui du mouvement noir américain. Malcom X est issu des rangs des Black Muslims, radicalisant progressivement ses positions jusqu’à rompre en 1964 avec la Nation of Islam et fonder l’Organisation of Afro-American Unity (Organisation de l’unité afro-américaine). Malcolm X a été l’un des dirigeants les plus radicalisés du mouvement noir, appelant à l’autodéfense contre les attaques racistes et critiquant sévèrement la stratégie de négociation de Martin Luther King. Trois membres des Black Muslims ont été condamnés pour son assassinat en 1965. Malcom X a inspiré une nouvelle génération de militants noirs qui se sont ouvertement opposés à la direction traditionnelle du mouvement des droits civiques et à sa stratégie pacifiste. Le groupe le plus connu issu de ce secteur radical et séparatiste est celui des Black Panthers, fondé en octobre 1966 en Californie. Il s’agit d’une organisation armée qui se réclame du socialisme révolutionnaire et propose l’autodétermination et l’autodéfense des Noirs contre les attaques de la police et des groupes racistes. Dans leur programme, ils avaient intégré les points soulevés par les Black Muslims mais avaient définitivement abandonné l’aspect religieux

[19Le 22 septembre 1980, l’Irak attaque le territoire iranien, déclenchant une guerre qui durera huit ans et sera désastreuse pour les deux pays. L’antécédent le plus proche du conflit est le traité signé par les deux États à Alger en 1975, qui règle en faveur du Shah d’Iran le différend frontalier historique dans la zone du confluent du Tigre et de l’Euphrate, une zone d’importance stratégique pour l’extraction et la circulation du pétrole. Le régime de Hussein craignait également que l’Iran n’incite la majorité chiite irakienne à se révolter et, supposant que l’armée iranienne serait affaiblie par la révolution, il a lancé l’offensive militaire. Il a été soutenu et armé par les États-Unis, qui ont vu dans cette guerre une occasion d’affaiblir, voire de renverser le régime de Khomeiny. L’Irak est également soutenu par l’Arabie saoudite, le Koweït et la plupart des États arabes, et même tacitement par l’Union soviétique. L’Iran n’était soutenu que par la Syrie et la Libye. Entre 1984 et 1988, la guerre a pris un caractère plus brutal, se concentrant sur le bombardement de la population civile et de la structure économique et pétrolière des deux pays, avec des pertes inestimables. Finalement, en 1988, Khomeini a accepté une résolution de l’ONU qui mettait fin au conflit. Les chiffres les plus conservateurs font état d’environ un million de morts.

[20Les relations entre les Moudjahidines du peuple et les puissances impérialistes ont connu différentes phases. Ils ont été inscrits sur la liste des organisations terroristes et, en 2003, le gouvernement français a arrêté plus d’une centaine de membres importants de l’organisation en exil en France. Dans le même temps, ils entretiennent de bonnes relations avec les membres républicains du Congrès américain, qui voient dans l’organisation un agent interne susceptible de pousser à un "changement de régime" par le biais d’une "révolution démocratique". Pour une analyse détaillée de cette relation complexe, voir par exemple De la révolution au mercenariat. Les Moudjahidin perdus, Voltaire net, édition internationale, 17 février 2004.

[21Michel Foucault. De quoi les Iraniens parlent-ils ? Publié à l’origine dans Le Nouvel Observateur, 16-22 octobre 1978. Réimprimé dans : J. Afary et K. Anderson, Foucault and the Iranian Revolution : Gender and the Seductions of Islamism. University of Chicago Press, 2005, pp. 203-9.

[22Entretien avec Zbigniew Brzezinski, Le Nouvel Observateur, 15-21 janvier 1998.

[23Parmi les actions, on peut citer : les attentats contre les ambassades américaines en Tanzanie et au Kenya le 7 août 1998 (date anniversaire de l’appel de la monarchie saoudienne à l’installation de troupes américaines sur son territoire en 1990), l’attentat contre le navire de guerre USS Cole en octobre 2000, les attentats de Casablanca et de Riyad, entre autres.

[24L’histoire complexe de la guerre civile libanaise, qui a duré de 1975 à 1990, ne peut être abordée dans cet article. Cependant, le positionnement de la résistance palestinienne est l’une des clés pour comprendre la fondation du Hezbollah et sa politique actuelle à l’égard des organisations palestiniennes. Persécutée par l’Etat israélien et expulsée de Jordanie après l’opération "Septembre noir", la direction de l’OLP avait installé ses quartiers généraux politiques et militaires au Liban, qui était aussi une destination pour les réfugiés. La tension entre les réfugiés palestiniens et une partie de la population libanaise, qui existait au moins depuis les années 1960, s’est accrue avec l’invasion israélienne de 1982 visant à liquider la résistance palestinienne. Amal s’oppose à la présence palestinienne. En 1985, ses milices ont lancé une attaque militaire contre plusieurs camps de Beyrouth, dont Sabra et Chatila, qui avaient été le théâtre de massacres brutaux perpétrés par des phalanges chrétiennes agissant comme bras local d’Israël. La vague d’attaques d’Amal contre les Palestiniens, connue sous le nom de "guerre des camps", a duré au moins jusqu’en 1988 et a opposé Amal et la Syrie d’un côté au Hezbollah et à la résistance palestinienne de l’autre. Il y a actuellement environ 400 000 réfugiés palestiniens enregistrés au Liban. Leurs conditions de vie restent déplorables : ils n’ont pas la citoyenneté libanaise, ne sont pas autorisés à posséder des biens, n’ont pas le droit d’exercer au moins 70 professions et ne peuvent pas se déplacer librement. Sur la situation des réfugiés, voir par exemple S. Christoff, Living War. Les réfugiés palestiniens au Liban, janvier 2004.

[25Ali Fayyad, Le Hezbollah et l’État libanais. Reconciling a National Strategy with a Regional Role, Arab Reform Initiative, 15 août 2006.

[26Al-Sayyed Hassan Nasrallah’s Speech to the Members of Hezbollah’s Committees. Transcripte by Promise 21-11-06.

[27K. Marx, Introduction à la critique de la philosophie du droit de Hegel, Editorial Claridad, Buenos Aires, 1987, p. 7.

[28EH Carr, Histoire de la Russie soviétique. La revolución bolchevique (1917-1923) 1, Alianza Editorial, Madrid, 1973, p. 343.



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Claudia Cinatti

Dirigeante du Parti des Travailleurs Socialistes (PTS) d’Argentine, membre du comité de rédaction de la revue Estrategia internacional, écrit également pour les rubriques internationales de La Izquierda Diario et Ideas de Izquierda.

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