Ce vendredi 15 mars, le groupe Altice, dirigé par Patrick Drahi, a annoncé que sa filière média (BFM-TV, RMC et toutes leurs chaines secondaires) a été racheté à 100% par le troisième transporteur maritime mondial, CMA CGC, pour un montant de 1,55 milliard d’euros. Ce rachat fait suite aux difficultés financières du groupe Altice, propriétaire de SFR et dirigé par le milliardaire Patrick Drahi, ainsi qu’à la volonté de Rodolphe Saadé, PDG de CMA CGM et chouchou d’Emmanuel Macron, d’agrandir le groupe de presse qu’il est en train de former.

CMA CGM, cette multinationale qui dévore tout

CMA CGM (Compagnie maritime d’affrètement - Compagnie générale maritime) avait fait son entrée dans le milieu de la presse en gagnant la bataille autour du rachat du groupe de médias du sud de la France La Provence (La Provence, Corse-Matin) pour 81 millions d’euros, face à Xavier Niel, fondateur de Free et autre milliardaire magnat des médias. La compagnie maritime a ensuite racheté le journal économique La Tribune et complète maintenant son catalogue avec BFM-TV et RMC. WhyNot Média, la filiale médias de CMA CGM, possède également 10% des parts de marché de M6 et de Brut, et « a l’ambition de constituer un groupe de médias de premier plan », selon Laurent Guimier, son directeur général délégué à l’information.

Le troisième groupe de fret et de logistique mondial est le groupe le plus rentable de France en 2023, selon Le Point. L’entreprise a engrangé un bénéfice record de 17,9 milliards de dollars en 2021 et de 21,8 milliards sur les neuf premiers mois de 2022, soit plus que LVMH et Total Energies. Un grand patron parisien résumait très bien les conditions de son enrichissement à Médiapart : « CMA-CGM s’est enrichi grâce à la pandémie et à la guerre ». Ces superprofits sont largement favorisés par un régime fiscal qui l’exempte du paiement de l’impôt sur les sociétés. Résultat, l’entreprise n’a payé que 2 % d’impôts sur ses bénéfices en 2021, soit 370 millions d’euros, une zone risible comparée à son chiffre d’affaires de 75 milliards de dollars.

Depuis ces trois dernières années, la multinationale élargit son influence en investissant massivement dans plusieurs secteurs de l’économie mondiale. En décembre 2022, elle a racheté deux des six terminaux du port de New York, après avoir acquis il y a un an un terminal à Los Angeles. La firme est également le troisième actionnaire d’Air France-KLM, bien que ces accords semblent être en difficulté.

Le chouchou d’Emmanuel Macron qui veut concurrencer Bolloré

À la tête de ce champion mondial des profits trône Rodolphe Saadé, âgé de 52 ans et fils de l’homme d’affaires franco-libanais Jacques Saadé. Celui-ci entretenait des liens étroits avec des hautes sphères de l’État, notamment avec l’ancien président de la République Jacques Chirac ainsi qu’avec l’ancien premier ministre libanais Rafic Hariri. Jacques Saadé s’est fait connaitre lors de la privatisation de la Compagnie générale maritime (CGM) en 1996, sous le gouvernement Juppé, ainsi que par les difficultés que l’entreprise a traversées en 2008 pour avoir minimisé les effets de la crise financière mondiale à l’époque. L’émergence de son fils comme l’une des premières puissances de France en quelques années n’a pourtant rien d’anodin.

Rodolphe Saadé sait s’entourer, comme son père, de membres des plus hautes sphères de l’État, et notamment d’Emmanuel Macron. Ce dernier l’a invité plusieurs fois lors de ses voyages d’État à Beyrouth, Alger ou Washington, et il a félicité ses troupes pour les profits records de la firme, dans cette vidéo YouTube visible sur le site de l’entreprise : « Votre succès nous rend fiers, parce qu’il rend cette ville [Marseille] plus forte, mais aussi le pays plus fort. C’est un groupe exemplaire à tous égards ». Rodolphe Saadé ne cache pas ce soutien public du Président de la République qui lui rend visite fréquemment. L’un de ses avocats fétiches et président d’Axa, Antoine Gosset-Grainville, est par ailleurs un ami proche du président de la République.

Lors de l’annonce de la mise en vente de l’opérateur téléphonique Altice France en 2022, Marianne écrivait déjà que la CMA CGM était le candidat préféré d’Emmanuel Macron pour ce rachat. Selon le journal, cette préférence s’explique par le souhait du gouvernement que « l’opérateur téléphonique [ne] passe [pas] dans les mains d’un fonds ou d’une société extra-européenne ». Ni Free, ni Orange ni Bouygues ne pouvaient ou ne souhaitaient racheter Altice, Emmanuel Macron a misé toutes ses chances sur Rodolphe Saadé. Bien que l’achat de tout le groupe Altice n’ait pas eu lieu pour le moment, l’achat d’Altice médias s’inscrit dans cette dynamique.

Saadé a déjà tenté de minimiser l’importance de son rachat de parts dans les médias : « Ce sont de petits investissements comparés à ceux que je fais habituellement (…) J’ai trouvé ça sympa. Je regarde la télé, je lis les journaux, le secteur m’intéresse ». Bien au contraire, ces rachats et ces investissements ont une importance cruciale pour la filiale et les sphères du pouvoir. L’homme politique Dominique Bussereau confiait dans ce contexte au Point : « Rodolphe a compris l’importance des médias pour les grands industriels français : il fait comme Francis Bouygues ou Vincent Bolloré avant lui ».

Une nouvelle étape dans la bataille Macron-Bolloré

Alors que l’empire médiatique de Vincent Bolloré ne cesse de croître et compte à son actif Europe 1, le JDD, CNews ou encore Paris Match, le patron de CMA CGM, épaulé et largement encouragé par Emmanuel Macron, pourrait bien lui faire de l’ombre. C’est déjà ce qu’il a tenté de faire cet été en annonçant lancer un journal qui sortirait tous les dimanches, et qui ferait alors de la concurrence au Journal Du Dimanche. Ces luttes d’influence ne sont pas uniquement économiques, elles sont également éminemment idéologiques.

Dans Libération, l’expert en communication politique Philippe Moreau-Chevrolet voit le rachat de BFM-TV « comme la création d’un contrepoids libéral à la ligne extrême droitière du groupe Bolloré  ». BFM-TV et RMC passent des mains d’un macroniste (Patrick Drahi) à un autre macroniste (Rodolphe Saadé). Mais ce rachat marque un saut dans la concentration des médias pro-Macron, comme l’explique le même expert : « Notoirement proche d’Emmanuel Macron et de l’Elysée, [Saadé] prend une position très forte du côté du camp modéré. C’est l’opposition qu’on attendait aux médias de Vincent Bolloré ».

Ce rachat doit donc être vu comme un moyen pour Macron de prendre plus de poids dans la sphère médiatique pour contrebalancer Bolloré. Alors que la bataille est engagée avec l’extrême-droite dans le cadre des européennes et de la présidentielle 2027, Macron avance un pion supplémentaire pour faire face à l’empire Bolloré qui s’assume toujours plus du côté de l’extrême-droite. Une plus forte concentration qui clarifie toujours plus deux camps néo-libéraux, l’un marqué par le sceau de l’extrême-droite du RN à Zemmour, l’autre au service du bloc bourgeois, le tout au service du grand patronat.